Cosmogonies, la préhistoire des mythes (Julien d’Huy)
Cosmogonies, sous-titré La préhistoire des mythes, est un ouvrage de l’historien et mythologue Julien d’Huy, publié octobre 2020 chez La Découverte. J’ai eu envie de le lire après l’avoir vu cité à plusieurs reprises dans Avant nous le Déluge !, l’humanité et ses mythes de Jean-Loïc Le Quellec, qui a d’ailleurs été le directeur de thèse de Julien d’Huy.
Comment expliquer les ressemblances troublantes que l'on observe entre des mythes dont l'aire de répartition fait parfois le tour de la Terre, alors même que les populations auprès desquelles ils ont été recueillis, distantes dans l'espace ou dans le temps, n'ont pu se côtoyer ? Se pourrait-il que cet air de famille relève non de convergences fortuites mais de véritables liens de parenté unissant des récits transmis de génération en génération au fil du peuplement humain de la planète ? En empruntant aux biologistes de l'évolution leurs méthodes statistiques de classification des espèces du vivant sous forme d'arbres phylogénétiques, cet ouvrage novateur entreprend d'étayer de manière rigoureuse une intuition fondatrice de la mythologie comparée.
De Polyphème à la Femme-Oiseau et à la Ménagère mystérieuse, en passant par le Plongeon cosmogonique, le Soleil volé et les mythes de matriarchie primitive, Julien d'Huy montre comment des récits apparemment disjoints les uns des autres se ramifient autour de troncs communs, qui s'enracinent dans les profondeurs de la Préhistoire. Suivant leur évolution, ponctuée d'altérations, d'emprunts et d'oublis, au gré des pérégrinations de notre espèce, il retrace la généalogie de grandes familles de mythes qui se sont propagées depuis des temps immémoriaux.
Mais la reconstitution de ce processus de transmission d'un patrimoine mythologique ouvre une perspective plus vertigineuse encore : reconstruire les proto-récits dont les versions documentées sont issues ; autrement dit, faire à nouveau résonner les premiers mythes de l'humanité et appréhender la vision à travers laquelle nos lointains ancêtres donnaient sens au monde qui était le leur.
La vulgarisation scientifique est, comme la cuisine, un art délicat où l'équilibre est roi : trop légère, trop simple, elle laisse le lecteur sur sa faim ; trop lourde, trop riche, elle peut lui faire frôler l'indigestion. Si le livre de Jean-Loïc Le Quellec était une bonne introduction à la mythologie comparée mais m’avait laissé un goût d’inachevé, cet ouvrage de Julien d’Huy est plus complet et plus complexe. J’ai parfois eu du mal à comprendre dans le détail tous les arguments techniques, mais il me semble avoir tout de même réussi à suivre le raisonnement d’ensemble, que l’auteur prend d’ailleurs la peine de synthétiser régulièrement dans les conclusions intermédiaires et les transitions entre les chapitres. L’équilibre a parfois été précaire pour le novice que je suis, mais je suis allé jusqu’au bout et surtout, j’ai été captivé du début à la fin, ce qui est plutôt un très bon signe.
Julien d’Huy est un scientifique rigoureux, cela se sent en le lisant. Tout au long du livre, il explique clairement la méthodologie de ses recherches, présente ses résultats, propose des explications et des scénarios qu’il confronte aux résultats obtenus par d’autres chercheurs avec d’autres méthodologies. Le livre retrace à la fois le fil de ses recherches et de ses « découvertes ».
La démarche scientifique est passionnante à suivre et le résultat est vertigineux. Les scénarios présentés par l’auteur forment une ébauche de récit, une proto-histoire du peuplement humain à travers la diffusion et l’évolution de ses mythes, ainsi que des pistes sur l’organisation des sociétés d’alors.
Si certains pensent que les recherches en sciences humaines et sociales sont des pertes de temps, je pense au contraire qu’elles sont essentielles et que ce livre en est la parfaite illustration. D’une certaine façon, cela m’a fait la même impression que lors de ma lecture passionnée et passionnante de The Dawn of Everything, a New History of Humanity de David Graeber et David Wengrow, un livre qui m’avait émerveillé et beaucoup marqué.
J’ai envie de vous laisser avec quelques extraits de ce livre :
Une première citation, sur l’impact des mythes sur la psychologie :
Prendre conscience de l'enchaînement des causes conduisant à répéter sans cesse les mêmes histoires, loin de produire l'effet d'une fatalité insupportable, permettrait plutôt de la déjouer. S'il nous est impossible de nous débarrasser des mythes, nous gardons le pouvoir de les apprivoiser, de les domestiquer, voire d'en refuser certains. Et en cela nous sommes libres de notre chemin, capables de nous écarter d'un discours mythologique qui pourtant nous a façonné.
Et surtout ce passage, que je trouve sublime, sur les grandes migrations qui ont donné lieu au peuplement de la planète depuis le berceau africain de l’humanité :
Au-delà des raisons de ce départ au gré des variations climatiques et des opportunités cynégétiques, c'est la témérité de l'expédition qui interroge. Ce que nous apprend l'étude de la mythologie à cet égard, c'est qu'Homo sapiens est une espèce affabulatrice qui croit dans ses mensonges. Cette confiance de l'Homme en ses récits fondamentaux, sa capacité à se fier à eux et à s'abandonner à la parole de ceux qui les lui ont transmis pourraient avoir permis à nos ancêtres d'aller toujours plus loin, d'explorer de nouveaux milieux, d'expérimenter des matières premières et des sources d'alimentation inusitées, voire de faire face à des prédateurs insoupçonnés ou à d'autres hominidés... Si le monde est hérissé de frontières, physiques – montagnes, fleuves, éco-zones, etc. – et symboliques, l'imaginaire les ignore. Les mythes peuvent ainsi escorter les hommes, comme autant de compagnons rassurants. Ils sont capables d'expliquer le monde et de réduire le chaos et les contradictions à l'unité, préparant les voyageurs à affronter le nouveau en le subsumant sous le connu. Les premiers Hommes ayant quitté l'Afrique devaient avoir suffisamment foi dans la puissance explicative de leurs mythes pour braver les dangers et s'aventurer au-delà des sentiers battus. La peur de l'inconnu était pour eux moins forte que le pouvoir, dont ils investissaient les mythes, de l'expliquer.
Et pour finir, cet extrait de la conclusion :
Or prendre conscience que la version du mythe que je connais n'est pas la seule, que d'autres coexistent avec elle comme manifestations d'un même type, revient à appréhender l'identité dans la différence. La personne que j'ai en face de moi, qui connaît une autre version de mon mythe, apparaît dans sa singularité propre, comme détentrice de sa propre lecture d'un même récit. Mon mythe n'est plus seulement cet objet que je pensais propre à ma culture, ce bien de famille transmis de génération en génération, mais un patrimoine en partage, compris et restitué par l'autre à travers sa vision du monde. Il est autant à lui qu'à moi. Son récit a la même structure que le mien, ce qui implique que, au-delà de différences de forme, nos points de vue ne sont pas incommensurables. Les deux versions du mythe forment un tout, me poussant à inclure l'autre dans mon humanité, et ce même si nous ne sommes pas d'accord entre nous. [...]
Par ce processus, il y a passage de la confrontation au dialogue. Dans le dialogue, « les interlocuteurs s’accordent sur ce dont ils parlent pour pouvoir être en désaccord sur ce qu’ils disent ». Parlant du même mythe, nous savons que nous parlons de la même chose, mais différemment. [...]
Dans ces conditions, aucune version actuelle d’un mythe ne peut plus se prévaloir d’une quelconque antériorité chronologique. La multiplicité des versions et leurs filiations multiples nous dépassent, ouvrant la voie à une communication réciproque et généralisée. Que le partage d’anciennes croyances ait précédé l’établissement des différences contemporaines m’oblige à quitter la position autocentrique qui était la mienne pour considérer le discours de l’autre comme apparenté au mien. Tout en faisant droit à la diversité des cultures, l’approche phylogénétique des mythes contribue à reconnaître au discours d’autrui une appartenance à un fonds commun de l’humanité, perdurant au-delà des façons particulières, propres à chaque tradition, d’exprimer le monde.
Zéro Janvier – @zerojanvier@diaspodon.fr