Défaire voir (Sandra Lucbert)

Le thème de la littérature politique semble passionner les auteurs et les éditeurs en ce début d’année 2024, puisqu’au moins trois livres publiés récemment y sont consacrés. J’ai eu envie de les lire et j’ai commencé par Défaire voir, un livre au titre mystérieux signé par Sandra Lucbert, que j’ai eu l’occasion de voir échanger sur cet ouvrage avec Judith Bernard sur le site Hors-Série.

Il paraît que la littérature politique est dans un mauvais cas. On nous dit qu’elle n’a rien de littéraire, ni rien de politique. Rien de politique : elle est affaire de sermon déguisé. Rien de littéraire : toute forme en est la grande absente. Soit elle revendique trop ostentatoirement d’être du côté des opprimés, et elle est édifiante. Soit elle se pique de démontrer mais elle a oublié qu’elle n’était pas une science sociale. Il paraît aussi, heureusement, qu’il y a une troisième voie : éviter toute clarté – les vertus du surcroît et de l’ineffable feront le reste. Éventuellement.

En somme, on ne peut conjoindre forme, pensée et politique. C’est le trilemme de La-littérature-politique. Paralysie complète.

Eh bien non.

L’ouvrage, à la fois essai et texte littéraire, se compose de trois parties à parts à peu près égales.

Dans la première partie, Ce que peut être la littérature politique, Sandra Lucbert critique une certaine littérature politique, ou dite politique, en présentant son livre comme :

un compendium : explicitation et pratique d’une façon de littérature politique, qui puisse s’extraire du marasme désormais étiqueté La-littérature-politique, jusqu’à récemment mieux connu sous l’appellation : La-littérature-engagée. Mots collés par cela-va-de-soi, ramassant : littérature-à-message, littérature-à-sujet-social, littérature-édifiante. Autant de « littératures » dont la caractéristique singulière est que toute littérature ou presque en est absente. La littérature-politique consisterait en ce paradoxe : de la littérature qui n’en est pas.

Elle poursuit :

Au moins la célébration par les institutions du statu quo a-t-elle un mérite : faire voir que La-littérature-politique est une composante du C’est ainsi. En vérité, la position contre a sa place (de choix) dans le système de liaisons hégémonique. L’ordre capitaliste a la libéralité d’aménager une vacuole pour la plainte : on peut pleurer sur l’ordre des choses, c’est même de bonne hygiène. C’est comme ça mais c’est bien triste. On remercie les auteurs pour leur participation à l’écrasement bien déploré – La-littérature-politique est l’asile du mécontentement.

Un bon exemple de littérature politique avec 14 juillet d’Eric Vuillard :

14 Juillet est une sorte de prouesse eisensteinienne : rétablir les masses comme agent des bouleversements historiques – ici, la prise de la Bastille. Outre un maniement millimétré du détail et du tableau, tout est affaire d’ordre et de vitesse du récit, de points d’entrée choisis dans l’histoire et d’organisation du regard par la théorie qui infuse. Lutte des classes ou dynamiques urbaines : les phénomènes sont construits, leur agencement fait surgir la puissance de la foule. Et ceci, loin de toute abstraction : divers procédés qui distinguent des individus, des truculences corporelles, des corps de métier, des trajectoires et des patronymes déjà cette multitude. Il est vrai que Vuillard œuvre sur de la matière non contemporaine : le recul aide. Peu importe, il fait penser-éprouver une dimension trop facilement escamotée par l’idéalisme : la révolution se fait par le nombre.

La deuxième partie, Manger les riches, une décomposition, est un texte littéraire autour du scandale de la maltraitance systémique dans les EPHAD. J’ai peu à dire sur ce texte, sinon qu’il est assez étrange, voire déroutant, mais très réussi. Il constitue un bon exemple de la littérature politique que l’autrice défend, c’est-à-dire capable de mêler forme et fond pour critiquer l’ordre social.

La troisième et dernière partie, Se faire voyant, commence par une très juste et nécessaire définition de la violence :

C’est un combat qui commence par une définition. Ou plus exactement, par le pouvoir d’en imposer une – distordue. Ce qu’une société qualifie de violent, c’est ce que la direction hégémonique déclare tel. Fort peu de choses, donc ; puisque doit disparaître toute la brutalité des rapports de force en quoi consiste cet état de société – disparition sans laquelle il exploserait sous l’effet de ses conflictualités internes inopportunément révélées. Ainsi, la violence induite par telle forme de vie collective, la violence produite par la structuration qui installe et renforce l’ascendant de certains ; cette violence-là doit se rendre méconnaissable. On, le sens commun, ne dit par exemple violent que ce qui est atteinte physique directe. Toutes exactions qui découlent des rapports sociaux sous lesquels nous vivons, qui s’exercent innombrables dans les usages de la langue et des catégories normatives : tout ça sort du domaine officiel de la violence. Pour entrer dans l’infigurable ou le malfiguré.

Dans le monde social, il y a de la violence qui tient à du malfiguré et de l’infiguré. Et qui y tient doublement. D’abord par la malfiguration première, hiérarchiquement supérieure à toutes les autres, de laquelle elles découlent toutes : celle qui consiste à restreindre le domaine de la violence à ce qui effracte immédiatement les corps. La première des violences est celle qui impose une certaine définition de la violence, et qui rend inqualifiables comme telle toutes les autres atteintes : celles qui, ne s’en prenant pas directement aux corps, sont supposées laisser ces derniers intacts. C’est avec de tels décrets que la violence sociale commence : dans cette méta-violence de qualification faussée, de présentation déformée. Et ceci justement parce que faute d’être travaillée, c’est-à-dire mise au jour, cette anamorphose hégémonique nous travaille, nous effondre de l’intérieur – individuellement et collectivement. Ses dévastations relèvent du souterrain. Supposées ne pas porter à cru sur les corps, elles étouffent toute contestation et assurent la paix sociale. Sans jamais rencontrer la critique.

Ainsi, la méta-violence, violence de qualification de ce qui est violence, est la malfiguration fondamentale, elle prépare toutes les autres : celles des rapports sociaux dans leurs oeuvres particulières. Au déni de violence qui les enveloppe s’ajoute alors la complexité des voies par lesquelles elles opèrent, une complexité qui prépare toutes les malfigurations subséquentes : nous ne parvenons ni à nous figurer ce qui nous arrive, ni à nous figurer que ce qui nous arrive est une agression. Toutes ces violences, la principale et ses subordonnées, Bourdieu les appelait symboliques ; elles proviennent de l’ordre social par lequel et dans lequel nous sommes constitués. Elles nous disposent, c’est selon elles qu’on voit, qu’on pense, qu’on sent – leur omniprésence même les rend indiscernables.

L’autrice poursuit, toujours sur la notion de violence symbolique :

Il faudrait préciser : en réalité, la violence symbolique est un si grand pouvoir qu’elle est capable d’annuler la qualification de violence même quand les corps sont directement atteints. Jadis dans les colonies, aujourd’hui dans les quartiers populaires ou dans les équivalents-jungles de Calais, on tabasse, sans aucune symbolisation. Ou plutôt sous le couvert de deux malfigurations ultimes. La première, implicite, in-montrable, mais profondément active : celle qui voudrait que ces personnes ne soient pas tout à fait des humains, et par conséquent, que sur ces corps, on ne compte pas la violence de la même manière. La seconde, lorsque la violence est administrée par l’État, est une espèce à part : violence dite « légitime », c’est-à-dire, là encore, violence non enregistrée comme violence. La violence symbolique va donc jusqu’à formaliser les régimes d’exception de la violence physique, s’appuyant tantôt sur l’exceptionnalité de l’objet (ici, les racisés) tantôt sur l’exceptionnalité du sujet (l’État).

La riposte à cette violence symbolique peut alors venir de l’art et de la littérature :

Si l’hégémonie s’affaire à malfigurer et infigurer les exactions qu’elle perpétue, l’art et la littérature peuvent lui opposer des figures. S’efforcer de saisir le réel sous des rapports in-connus : arrachés au connu qui les neutralise.

Avec cet ouvrage d’un peu plus de cent pages, Sandra Lucbert défend une certaine conception de la littérature politique, à laquelle j’aurais tendance à adhérer. Elle le fait dans des textes brillants, même s’ils ne sont pas toujours accessibles. C’est d’ailleurs l’un des enjeux de la littérature politique : comment concilier exigence sur le fond et la forme, et accessibilité au plus nombre, et notamment aux premiers concernés ?

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...