Enfances de classe (Bernard Lahire)
Est-ce que je vous ai déjà dit tout le bien que je pense des travaux et des livres du sociologue Bernard Lahire ? J'enchaine en tout cas un cinquième livre de lui en un mois, et je ne m’en lasse pas. Cette fois, il s’agit de Enfances de classe, sous-titré De l'inégalité parmi les enfants, qu'il a dirigé en collaboration avec une quinzaine de sociologues à la suite d'une grande enquête menée entre 2014 et 2018 auprès d'élèves en grande section d'école maternelle. Ce pavé qui restitue les résultats de cette enquête et en tire des enseignements a été publié en 2019 au Seuil.
Naissons-nous égaux ? Des plus matérielles aux plus culturelles, les inégalités sociales sont régulièrement mesurées et commentées, parfois dénoncées. Mais les discours, qu'ils soient savants ou politiques, restent souvent trop abstraits. Ce livre relève le défi de regarder à hauteur d'enfants les distances sociales afin de rendre visibles les contrastes saisissants dans leurs conditions concrètes d'existence.
Menée par un collectif de 17 chercheurs, entre 2014 et 2018, dans différentes villes de France, auprès de 35 enfants âgés de 5 à 6 ans issus des différentes fractions des classes populaires, moyennes et supérieures, l'enquête à l'origine de cet ouvrage est inédite, tant dans son dispositif méthodologique que dans ses modalités d'écriture, qui articulent portraits sociologiques et analyses théoriques. Son ambition est de faire sentir, en même temps que de faire comprendre, cette réalité incontournable : les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde.
Rendre raison des inégalités présentes dans l'enfance permet dès lors de retracer l'enfance des inégalités, autrement dit leur genèse et leur influence sur le destin social des individus. En donnant à voir ce qui est accessible aux uns et inaccessible aux autres, évident pour certains et impensable pour d'autres dans des domaines aussi différents que ceux du logement, de l'école, du langage, des loisirs, du sport, de l'alimentation ou de la santé, cet ouvrage met sous les yeux du lecteur l'écart entre des vies augmentées et des vies diminuées. Il éclaire les mécanismes profonds de la reproduction des inégalités dans la société française contemporaine, et apporte ainsi des connaissances utiles à la mise en œuvre de véritables politiques démocratiques.
L’ouvrage est composé de 3 grandes parties :
La première partie fixe le cadre, les objectifs et la démarche méthodologique de l’enquête. C’est une sorte de passage obligé, mais qui n’est pas dénué d’intérêt.
La deuxième partie, la plus longue, détaille 18 portraits d’enfants, six issus des classes populaires, six issus des classes moyennes, et six issus des classes supérieures. L’éventail est large, et il est difficile de rester insensible en lisant certains portraits, en particulier ceux concernant des enfants des classes populaires les plus précaires, surtout quand on les compare à ceux des familles les plus favorisées.
La troisième partie analyse et compare les constats faits pendant l’enquête et en tire des enseignements sociologiques sur différentes thématiques : logement ; stabilité professionnelle et disponibilité parentale ; rapport à l’argent ; rapport à l’école ; obéissance et esprit critique ; langage ; lire et parler ; loisirs et culture ; sport ; et enfin vêtements, alimentation et santé.
Le livre s’achève sur une belle conclusion de Bernard Lahire, en deux temps : il prend d’abord un peu de recul pour aborder la question des inégalités sous un angle presque anthropologique ; il propose ensuite de ne pas s’arrêter au constat et appelle nos gouvernants à lutter véritablement contre ces inégalités sociales dès l’enfance.
Si ce livre est un gros pavé et peut sembler intimidant, je ne peux que le recommander chaudement à toutes celles et tous ceux qui veulent voir notre société en face, à travers la vie de gamins et gamines de cinq ou six ans. C’est une plongée sans filtre dans les conditions matérielles d’existence de futurs adultes dont l’avenir n’est peut-être pas encore totalement écrit, mais aux chances déjà bien inégales.
Zéro Janvier – @zerojanvier@diaspodon.fr