La part commune (Pierre Crétois)
J’ai découvert le philosophe Pierre Crétois dans une « masterclass » (j’utilise des guillemets car je déteste ce mot et son utilisation à tort et à travers) qu’il a donnée il y a quelques semaines pour Blast, consacrée à la notion de propriété privée et aux possibilités de la remettre en cause. J’avais aimé son propos et la clarté de son argumentation, cela m’avait donné envie de lire deux de ses livres sur le même sujet : La part commune, publié en 2020 aux éditions Amsterdam, dont je vous parle aujourd’hui, et La copossession du monde, publié en 2023 toujours aux éditions Amsterdam et dont je vous parlerai d’ici quelques jours.
L’accaparement privatif des richesses porté par le libéralisme économique a creusé les inégalités et contribué à la crise environnementale. Cet ouvrage reprend le problème à la racine pour proposer une déconstruction de l’absolutisme propriétaire. Pierre Crétois retrace et critique toute la tradition qui, depuis la Renaissance, a fait de la propriété privée l’élément fondateur de nos sociétés en l’érigeant comme le droit naturel le plus crucial. Cette vision est si hégémonique qu’elle semble relever de l’évidence. Mais elle méconnaît le fait qu’il n’a jamais existé de propriété absolument privée. Les choses, loin d’être appropriables en tant que telles, sont des lieux où se rencontrent des existences et des activités individuelles et collectives. Le propriétaire en son domaine n’est qu’un membre de la communauté et de l’écosystème dont il dépend.
Dans un geste démystificateur, Pierre Crétois montre qu’il y a toujours une part commune dans ce qui est propre à chacun. Au cœur de la politique se niche la propriété : mieux, sa transformation est la condition de l’émancipation humaine.
Le livre fait un peu plus de deux cent pages et se compose de quatre grands chapitres dont je vous propose une synthèse, ou du moins quelques éléments-clés et des citations.
1. Propriété privée : anatomie du concept
Ce premier chapitre est consacré à une définition et une généalogie de la notion de propriété privée. L’auteur s’appuie notamment sur les textes du philosophe anglais du XVIIe siècle John Locke. J’ai trouvé ce chapitre assez ardu à lire, probablement qu’il il est très théorique.
2. Débusquer l’idéologie
Le deuxième chapitre m’a semblé plus concret, plus abordable.
L’impasse du contrôle absolu
Pierre Crétois s’appuie sur des exemples de conflits de propriété qui éclairent parfaitement comment la résolution de ces conflits fait intervenir des éléments extérieurs à la notion de propriété privée, comme des principes ou des finalités politiques. Il met ainsi en évidence que le droit de propriété n’est jamais absolu et qu’il existe un arbitrage et une hiérarchisation entre le droit de propriété et d’autres valeurs morales, politiques, etc.
Les insuffisances du travail
L’auteur démontre que la notion de propriété et des droits qui y sont associés ne peut pas s’appuyer uniquement sur la notion de travail.
J’ai notamment retenu cette citation de Rousseau qui résume parfaitement ce propos : > Les fruits sont à tous et la terre n’est à personne
Pierre Crétois reprend l’exemple de deux agriculteurs travaillant l’un une terre fertile, l’autre une terre aride, ce qui montre que les fruits ne dépendent pas que du seul travail.
Il y a d’autres « ressources » qui ne dépendent pas de notre travail, que ces ressources soient internes (nos dons, notre aptitude à travailler, nos qualités, etc.) ou externes (éducation, connaissances communes de la société, etc.).
La coopération produit plus que la somme du travail individuel. Exemple de l’obélisque de Louxor : 200 personnes peuvent l’élever en un jour, mais un homme ne peut le faire en 200 jours. Le capitaliste paye 200 jours de travail (en réalité 200 fois 1 jour de travail) et capte la valeur apportée par la coopération, qu’il ne paye pas en tant que telle.
Aucun homme ne peut agir seul, il agit forcément avec des ressources sociales, il y a donc une dette sociale (qui justifie l’instauration d’un impôt sur le revenu pour rembourser cette dette) et une propriété commune.
Le mérite en question
L’auteur aborde la question de l’articulation entre mérite individuel et héritage.
Personne ne mérite sa place dans la société, et toutes les ressources étant le produit de la coopération, il faudrait donc les distribuer sur des bases adoptées collectivement plutôt que d’accepter les hasards de la naissance et du libre-échange absolu.
La propriété n’est pas un droit absolu, il s’agit plutôt d’un droit d’accéder à la part des ressources qui revient à chacun sur la base de principes équitables de justice.
3. Repenser les règles de propriété
La propriété, longtemps conçue comme une manière de protéger et de garantir la liberté individuelle, contribue bien souvent à structurer des rapports de domination au sein de la société.
La propriété peut-elle se résumer à la seule promotion de la liberté individuelle ? Si la propriété permet de protéger la liberté individuelle, et pour éviter que cette liberté ne soit que formelle sans être réelle pour ceux qui ne possèdent rien, il faudrait distribuer un minimum de propriété à tous : redistribution et/ou propriété sociale (services publics, éducation, santé pour tous, etc.). C’est donc à nouveau une question politique.
Propriété et domination
La propriété structure les rapports de domination, elle est un levier de domination pour les possédants (exemple de la spéculation sur le prix du blé par les proprétaites terriens au XVIIIe siècle).
Le travail est le domaine où les rapports de domination s’illustrent le plus : le travail des ouvriers est soumis au service de l’intérêt des propriétaires des moyens de production, le travail enrichit le capitaliste et non les travailleurs. L’apparente égalité sur le « marché du travail » est illusoire. En raison de la sacralité de la propriété privée, la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise.
Sortir de la robinsonnade
La propriété privée fonctionne car les tiers acceptent de respecter la propriété du possédant. C’est un contrat social : le droit de propriété ne peut exister que si tous acceptent de le respecter.
Ce contrat social peut (doit ?) prévoir des contreparties et des obligations pour les propriétaires : limites à l’usage de la propriété, solidarité, redistribution, droits communs d’usage, etc.
La copossession démocratique des choses
La propriété peut être vue ensemble de droits auxquels le propriétaire peut renoncer partiellement au profit du commun. Par exemple, le propriétaire d’une maison peut renoncer au droit de choisir la couleur de la façade (pour respecter par exemple l’esthétique d’ensemble du quartier) sans renoncer au droit d’y habiter.
Exemples de droits de propriété restreints : – la constitution mexicaine de 1917 a distribué des terres aux familles, avec interdiction de donner ou vendre cette terre afin de préserver le patrimoine familial et d’éviter la concentration des terres par quelques possédants et les inégalités qui vont avec – nous sommes « propriétaires » de notre corps mais nous acceptons des restrictions, comme l’interdiction de vendre tout ou partie de notre corps
On pourrait arriver, pas transferts progressifs, à une situation où chacun possède des droits sur chacune des ressources, dans une sorte d’interdépendance commune.
On peut donc imaginer et concevoir des dispositifs sociaux permettant d’agencer propriété et bien commun : c’est le propre de la société et du contrat social.
4. L’inappropriabilité des choses
Les choses et l’accomplissement humain
Quand un possédant insiste sur son droit de propriété, il s’agit surtout pour lui de pouvoir jouir pleinement de la chose. On cherche plus la « fréquentation » des choses, la jouissance de leurs fonctionnalités, que la possession ou l’appropriation en tant que telles.
On peut dissocier donc propriété et accès, c’est-à-dire ressource elle-même et service/fonction de cette ressource. Par exemple : on peut bénéficier de l’éducation pour tous sans être propriétaire des écoles.
Repenser la propriété par l’accès nous invite à critiquer l’idée que le propriétaire privé aurait le droit de monopoliser la gestion des accès à la chose qui lui appartient alors qu’elle peut être l’objet d’intérêts légitimes autres que les siens propres.
Il faut penser l’articulation entre la gestion des accès et droit à la propriété privée. Un exemple : quelles obligations pour les propriétaires de logements vacants face au droit au logement ?
L’impossible frontière des choses
L’externalité est le fait que l’usage ou l’exercice normal des droits de propriété a un coût pour les tiers indépendamment de tout consentement ou de tout contrat.
Traiter les externalités négatives (ex : pollution industrielle) par la négociation ou le marché crée des inégalités car le pollueur et les pollués ne sont pas sur un pied d’égalité. L’intervention de l’Etat et de dispositifs sociaux peut s’avérer nécessaire.
Les choses au sein desquelles nous vivons
On peut imaginer un individu heureux sans propriété parce que, pour être heureux, la seule garantie de l’accès aux biens d’accomplissement devrait pouvoir lui suffire. Or, pour cela, nul besoin de propriété. Il est, en revanche, beaucoup plus difficile d’imaginer un individu heureux sans les droits à la sûreté, à la liberté, à la subsistance, à la résistance à l’oppression.
Dans ce cadre, le droit de propriété ne serait pas un droit fondamental.
Renoncer à la propriété comme droit fondamental permet à la fois de préciser la nature des droits fondamentaux. On peut penser à l’accès à un environnement non pollué, au droit pour un collectif ou un individu d’opposer à l’intérêt d’un propriétaire son intérêt quant à l’utilisation d’une ressource qui dégrade ses conditions d’existence, le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit au logement, le droit au travail … Ce sont autant de droits constitutifs d’une liberté non pas formelle mais réelle et que les sociétés modernes sont en mesure (et dans l’obligation) d’assurer aux individus. L’affirmation de ces droits aura mécaniquement pour effet d’attaquer le droit de propriété. Pour des raisons de cohérence logique, la priorité doit donc être exclue des droits fondamentaux. Cela n’implique pas de renoncer aux règles de propriété, comme telles, mais simplement de les classer parmi l’ensemble des droits dérivés et subalternes plutôt que parmi les droits fondamentaux.
Il s’ensuit une question politique et civique : comment inclure dans la gouvernance d’un bien tout individu concerné par son usage ?
Zéro Janvier – @zerojanvier@diaspodon.fr