L’aube des mythes (Julien d’Huy)

J’avais prévu de terminer l’année 2024 avec un tout autre livre, mais Cosmogonies, la préhistoire des mythes de Julien d’Huy m’a tellement plu que j’ai finalement eu envie de poursuivre avec le second ouvrage publié par cet auteur, toujours chez La Découverte, en septembre 2023 : L’aube des mythes, sous-titré Quand les premiers Sapiens parlaient de l'Au-delà.

On sait bien peu de choses sur la façon dont nos ancêtres préhistoriques concevaient la mort. Le faible nombre de sépultures paléolithiques attestées, la difficulté à interpréter les vestiges exhumés ou à attribuer l'enterrement et le traitement réservé aux corps à des rituels funéraires ne permettent guère d'en inférer des représentations.

Pourtant, les humains qui nous ont précédés devaient avoir des croyances à propos de l'Au-delà. Leur refuser de s'être interrogés sur cette perspective, au même titre que nous le faisons, reviendrait à oublier notre appartenance commune à une même espèce. Mais comment combler les lacunes de l'archéologie ? Après Cosmogonies , qui avait démontré la robustesse des méthodes phylomythologiques pour reconstituer les mythes du passé en retraçant la généalogie de ceux qui nous sont connus, Julien d'Huy s'attelle ici à répondre à des questions fondamentales : à quoi les premiers Homo sapiens attribuaient-ils leur finitude ? Dans leur esprit, l'humanité était-elle mortelle dès l'origine et, sinon, comment l'est-elle devenue ? Sous quelles formes se figuraient-ils leur dernière demeure et le chemin qui y menait ? Croyaient-ils en une vie après la mort et à la possibilité de revenir de l'autre monde ? Comment envisageaient-ils les relations entre les morts et les vivants ?

C'est dans ce voyage fascinant, véritable archéologie de la psyché, que nous entraîne l'auteur, en montrant la force avec laquelle certains mythes hérités de nos lointains devanciers continuent de nous influencer dans l'art, la philosophie, la religion, voire la science, sécrétant toujours un puissant imaginaire autour de notre questionnement ultime.

L’objet de cet ouvrage est un peu plus précis que le précédent de Julien d’Huy : là où le premier présentait la méthodologie phylomythologique et les enseignements qu’elle permettait de tirer sur l’histoire humaine à travers quelques mythes généraux, celui-ci s’intéresse plus précisément à l’origine et à l’évolution des mythes sur la mort et les rapports de l’humanité à celle-ci.

Julien d’Huy s’appuie sur la mythologie mondiale, applique sa démarche scientifique inspirée de la phylogénétique appliquée aux mythes, et confronte ses résultats aux connaissances obtenues par d’autres chercheurs par d’autres sources, comme l’archéologie ou l’art rupestre.

Comme le premier ouvrage, celui-ci est passionnant du début à la fin : le déroulé de la démarche phylomythologique plait à mon côté scientifique ; l’utilisation de la mythologie mondiale comme corpus de sources plait à mon côté littéraire ; les enseignements que l’auteur en tire sur le passé lointain de l’humanité répond à mon goût pour l’histoire ; quand au thème des rapports entre l’être humain et la mort, il s’agit d’une interrogation probablement universelle qui ne me laisse pas non plus indifférent.

Je suis donc ravi d’avoir poursuivi ma découverte des recherches de Julien d’Huy avec ce second ouvrage, parfait pour acheter mon année 2024 de lecture.

Pour finir, je vous propose quelques citations extraites du livre :

Sur le rôle consolateur des mythes sur la mort :

Les mythes d'origine de la mort ont d'abord en commun de réduire le scandale de la mort à la répétition d'un acte premier, à un déjà-vu mythologique. Chacun serait voué à répéter un jour cet événement lointain mais toujours recommencé. Ils jouent ainsi un rôle d'apaisement.

Sur les liens entre mythes, fatalité et liberté :

Penser le mythe comme mythe nous libère. Il n'est pas sûr, naturellement, que l'effet suive la cause, et que l'Homme libre un instant ne recherche pas au plus vite une nouvelle prison, une nouvelle cage où s'enfermer. La perte d'un mythe ne conduit souvent qu'à en engendrer un autre. Cependant, par l'aperçu qui lui aura été donné des possibilités de son esprit, ce bref instant de liberté pourra lui offrir un avant-goût de liberté. Longtemps après que le premier effet s'en sera estompé, il continuera à susciter une réflexion sourde, qui fait que plus jamais, peut-être, l'Homme n'adhérera tout entier aux récits qu'on lui offre.

Sur la singularité de l’humanité, en tout cas telle qu’elle se perçoit :

Le proto-mythe du Soleil chassé nous conduit à faire un dernier constat. Le fait qu'il intercale une action humaine dans la succession d'événements qui expliquent la mort et la renaissance de l'astre suggère que les premiers Sapiens ne se voyaient pas comme de simples spectateurs de la disparition et de la renaissance du Soleil, mais comme des actants, chassant et ressuscitant l'étoile. Ce point est à rapprocher de la coutume sans doute aussi ancienne qui consistait à produire le plus de bruit possible lors d'une éclipse pour faire fuir la créature qui s'attaquait à l'astre.

Ces éléments laissent supposer que les premiers humains anatomiquement modernes, par leur action, s'imaginaient faire en sorte que le monde ne puisse pas être autrement qu'il n'est. Si on peut y voir un besoin de s'intégrer à un tout, de se relier de corps et d'esprit à l'ordre naturel des choses, ne faut-il pas y lire aussi une envie d'être essentiel à la bonne marche de l'univers ? Se rêvant d'importance, l'humain se serait vu comme un réparateur du monde, garant de sa stabilité. L'humain ne se serait pas imaginé ne pas être ou le monde être sans lui.

En participant ainsi au fonctionnement et aux origines du monde, il paraît prendre conscience très tôt de son irréductibilité parmi les vivants. Cette singularité se retrouve dans sa conception du temps. Les premiers Sapiens concevaient non seulement l'écoulement du temps, de la naissance à la mort, mais aussi sa répétition. Associée à la conscience des contraintes (la mort est inévitable) et des transformations (le corps de l'être vivant se décompose à sa mort mais continue à exister sous une autre forme), Homo sapiens franchit dès l'Afrique une étape fondamentale vers sa modernité. Cependant, à la différence du Soleil et des animaux (héliophores), l'Homme, à sa mort, pense partir sans retour physique. Dès cette période se serait donc établie une certaine conscience de l'altérité, un « nous » humain s'inscrivant contre le « nous » animal. L'être humain devait se sentir non comme étranger à la communauté des autres êtres vivants, mais comme différent, appartenant à une communauté se construisant à la fois avec et contre les morts.

Sur la trace laissée par chacun dans l’histoire à travers les mythes :

La mythologie comparée montre ainsi que nombre de nos mythes, de nos récits, de nos images, émergent des profondeurs de notre histoire, bien au-delà de la simple parenthèse de nos vies individuelles. En reprenant et en reproduisant les histoires du passé, nous devenons nos propres précurseurs et laissons une trace ineffaçable car nécessaire dans l'histoire de l'humanité. Chacun ajoute sa pierre à la demeure commune, récoltant d'hier les mythes de demain pour construire, chacun à sa façon, la partie de la maison qui lui a été donnée. Cette répétition nous unit également, puisque les fondations de cette maison sont communes, érigées à partir d'un même foyer : l'Afrique. De cette époque demeure quelque chose dont tout humain est le dépositaire.

Sur le même thème, mais exprimé de façon plus succincte :

Vivre, c'est donc accepter de mourir, sachant que notre participation à la transmission de la grande parole des humains suffit à nous rendre immortel. Il s'agit dès lors moins de s'ériger contre le destin de l'Homme que d'y prendre une part singulière.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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