Le Grand Récit (Johann Chapoutot)
L'histoire n'est pas une réalité brute, mais surtout, le récit que l'on en fait, à l'échelle individuelle comme à l'échelle des groupes et des sociétés, pour donner sens au temps, au temps vécu, au temps qui passe. Jadis, le sens était tout trouvé : il avait pour nom(s) Dieu, Salut, Providence ou, pour les plus savants, Théodicée. À l'orée du XXe siècle, la lecture religieuse n'est plus crédible, dans le contexte de déprise religieuse qui caractérise l'Occident – l'Europe au premier chef. La question du sens (« de la vie », « de l'histoire »...) en devient brûlante et douloureuse, comme en témoignent les œuvres littéraires et philosophiques du premier XXe siècle, notamment après ce summum d'absurdité qu'aura constitué la mort de masse de la Grande Guerre. La littérature entra en crise, ainsi que la philosophie et la « pensée européenne » (Husserl).
On ne peut guère comprendre le fascisme, le nazisme, le communisme, le national-traditionnalisme mais aussi le « libéralisme » et ses avatars sans prendre en compte cette dimension, essentielle, de donation et de dotation de sens – à l'existence collective comme aux existences individuelles –, sans oublier les tentatives de sauvetage catholique ni, toujours très utile, celles du complotisme.
Au rebours de l'opposition abrupte entre discours et pratiques, ou de celle qui distingue histoire et métahistoire, il s'agit d'entrer de plain-pied dans l'histoire de notre temps en éclairant la façon dont nous habitons le temps en tentant de lui donner sens.
Avec ce livre publié en 2021, l'historien Johann Chapoutot signe un très beau livre d'histoire culturelle, autour de la notion de récit. C'est un texte érudit, passionnant, parfois même captivant, sur la modernité et notre rapport au temps et au récit. C'est aussi un plaidoyer pour l'histoire, pour la littérature, pour les ponts entre les deux, et en général pour les humanités, qui portent si bien leur nom.
Zéro Janvier – @zerojanvier@diaspodon.fr