Le syndrome du patron de gauche (Arthur Brault-Moreau)
J’ai découvert cet ouvrage d’Arthur Brault-Moreau dans un entretien qu’il a donné dans l’excellent podcast Penser le travail. J’ai bien aimé la vision du « syndrome du patron de gauche » qu’il présentait, et je me suis dit que la lecture de ce livre pouvait m’intéresser, même si je ne suis pas directement concerné (je travaille pour une grande entreprise privée internationale, il n’y a aucune chance ou aucun risque que mon patron soit un « patron de gauche »).
Tout ce qui relève du champ lexical de l’employeur, du patron, du « management » ou du salariat est considéré comme libéral, apparenté à des valeurs de droite. Ce comportement est typique du patron de gauche : en rejetant ces mots, celui-ci se prive de – ou plutôt s’épargne – toute réflexion sur le sujet. L’expression « patron de gauche » souligne à elle seule le paradoxe de la situation : dans la pratique, « patron » ; dans le discours, « de gauche ».
Arthur Brault-Moreau s’appuie sur son expérience personnelle, sur les témoignages de plusieurs dizaines de personnes (principalement des salariés, mais aussi quelques employeurs et des chercheurs), et sur des lectures sur le sujet pour définir le fameux « syndrome du patron de gauche », le décortiquer, et enfin proposer des pistes pour le contrer.
L’ouvrage se lit facilement et le propos est pertinent. Je dirais même qu’il apporte des clés intéressantes au-delà du cas spécifique du « patron de gauche » et des organisations militantes ou engagées. À ce titre, il constitue une pierre supplémentaire dans la réflexion sur le travail, son organisation, et sa place dans la société.
Je vous propose un florilège de citations tirées de ce livre :
Au fur et à mesure, mon engagement syndical m’a conforté dans mes premiers constats : travailler avec quelqu’un qui se situe à gauche ne garantit en rien que le droit du travail soit respecté. Les patrons de gauche ne sont sans doute pas les pires patrons, mais force est de constater qu’ils peuvent en revêtir toutes les caractéristiques. Il m’a semblé qu’il y avait quelque chose à creuser là-dessous. Comment expliquer de si grands décalages entre les valeurs portées par des employeurs et leurs pratiques dans leurs propres organisations ? Pourquoi ces employeurs « militants » ne proposent-ils que très peu d’expériences alternatives au salariat ? Et pourquoi, à l’inverse, observe-t-on autant d’épisodes de souffrance au travail, parfois pires que dans les entreprises classiques ?
Cette démarche suppose d’adopter une posture syndicale et d’assumer l’existence de rapports de pouvoir au travail. Là où il y a des salarié·es, il y a de la subordination ; donc des outils de lutte et des contre-pouvoirs sont nécessaires. Cela implique d’assumer le fait qu’au sein d’une organisation, le pouvoir soit organisé et réparti de façon hiérarchique ; que des rapports de domination s’exercent à travers le salariat, mais aussi la domination blanche, masculine, cisgenre, validiste ou hétéronormative ; et que le fait que les salarié·es ou leur employeur exercent une activité militante au sein de leur travail ou ailleurs ne change rien à l’affaire. Le rôle d’un·e syndicaliste est alors de dénoncer les pratiques néfastes et de participer à l’organisation des travailleur·euses.
Parler de « patron de gauche » apparaît presque comme un oxymore, et c’est justement son intérêt. Elle interroge le fait d’être à la fois « patron » et « de gauche » avec un va-et-vient entre les enjeux liés à la fonction employeur et ceux liés aux valeurs militantes. Je suis par ailleurs convaincu que le rejet de l’expression « patron de gauche » par les employeurs renvoie précisément à un malaise et à une volonté de garder le silence sur ces enjeux.
Ligne politique, pudeur ou intentions antiautoritaristes : les explications et justifications du refus de l’employeur de gauche de s’assumer en tant que tel ne manquent pas. C’est sans doute le premier symptôme du patron du gauche que j’ai pu constater : il n’assume pas qu’il en est un. Il refuse aussi bien le terme et l’étiquette que la fonction et les responsabilités qui en découlent. Le fait que l’employeur ne s’assume pas ne signifie pas qu’il n’agit pas comme tel. On peut alors parler d’un management d’évitement, un management déguisé mais un management tout de même.
Alors que nombre de conflits débouchent sur le départ individuel de salarié·es, le cas de ce théâtre montre une autre solution : l’action collective et revendicative. Par la grève, les salarié·es ont répondu ensemble au conflit de valeurs, et ont apporté une autre solution que la rupture du contrat de travail par licenciement ou par démission : la suspension du contrat de travail et du rapport de subordination par la grève. C’est en sortant momentanément du rapport salarial qu’ielles ont pu réaffirmer leurs valeurs. Ici, la grève n’est pas seulement un moyen de revendication, mais aussi la réaffirmation des droits des salarié·es, de la limitation du pouvoir de l’employeur, voire une réponse et une solution au conflit de valeurs. En imposant un arrêt du travail, ielles sont sorti·es de la dissonance et ont pu reconstruire ou reconstituer leur identité abîmée par le travail. Face à un conflit de valeurs extrême, la solution ne se trouve pas dans le rapport salarial lui-même, mais dans sa suspension. Il ne s’agit évidemment pas de délégitimer le départ de salarié·es, poussé·es à la démission ou licencié·es, ni d’idéaliser la grève en mettant de côté les nombreux efforts nécessaires pour la monter, la maintenir et obtenir satisfaction. Il s’agit bien plutôt de voir que la réponse revendicative et collective est une voie possible pour répondre et sortir du conflit de valeurs et des souffrances qu’il engendre.
Si le management constitue une façon spécifique d’exercer le pouvoir, alors l’anti-management est un effort d’explicitation des mécanismes d’exercice du pouvoir dans le monde du travail. On l’a vu, Thibault Le Texier définit le management comme une « rationalité gouvernementale » au sens d’un ensemble de concepts et de schèmes mentaux pour l’exercice du pouvoir. De ce point de vue, l’anti-management ne cherche pas à produire de nouveaux concepts et à participer au développement du management, mais plutôt à démystifier le management, à rappeler la réalité des rapports salariaux et à proposer des outils de compréhension et de lutte aux salarié·es.
Il n’existe pas de recette magique : le premier enseignement apporté par cette enquête consiste dans le fait d’assumer la réalité de la relation de travail, la présence d’un employeur et de salarié·es, avec des droits et des obligations spécifiés dans le droit du travail.
C’est une exigence envers les patrons de gauche : vous qui vous proclamez de gauche, révolutionnaires, en faveur des droits des travailleur·euses, mettez en place des dispositions concrètes pour assurer le respect du droit du travail et, surtout, pour aller plus loin. Les organisations de gauche ont la responsabilité de devenir des laboratoires d’alternatives au travail salarié. Elles ont un pouvoir sur leurs salarié·es et ce pouvoir doit être une responsabilité, celle de chercher à construire un autre rapport au travail.
Le management moderne cherche à responsabiliser le·la salarié·e par rapport au maintien de son propre emploi et de son propre salaire, ce qui n’a rien d’original et s’étend à l’ensemble du monde du travail. En droit du travail, il relève pourtant de la responsabilité de l’employeur de fournir un travail et de le rémunérer. La responsabilité du salarié est alors d’exécuter le travail prévu dans le contrat de travail en se subordonnant aux directives, au contrôle et aux possibles sanctions de son employeur. Le discours selon lequel le salarié devrait être compétitif, flexible, dévoué pour maintenir son entreprise et son emploi révèle encore un abus de l’employeur qui se décharge sur ses salarié·es de sa propre responsabilité. Là encore, un rappel des fonctions et des responsabilités peut permettre de distinguer ce qui relève de la pression extérieure et d’une méthode de management.
L’anti-management montre qu’il existe différentes voies pour répondre au management de gauche : assumer la réalité des rapports salariaux, imposer des améliorations au cadre salarial actuel, repenser la fonction employeur mais aussi la contraindre par des textes. Pourtant, la meilleure solution reste la plus ancienne, la plus évidente : l’action syndicale. L’idée n’est pas simplement de prendre sa carte et de s’affilier à tel ou tel syndicat, mais de voir que la forme d’action collective qu’est le syndicat apporte aussi des réponses aux problèmes posés par le management de gauche. C’est la forme d’organisation utile pour se réunir entre salarié·es, définir des revendications, construire une stratégie d’action et se défendre individuellement et collectivement. Elle est moins intéressante en tant que structure institutionnelle qu’en tant que projet d’organisation des salarié·es par ell·eux-mêmes. ... C’est le premier apport du syndicalisme : proposer un espace d’auto-organisation, de lutte et de revendication.
Zéro Janvier – @zerojanvier@diaspodon.fr