L’effondrement (Édouard Louis)

Après avoir consacré le très joli Monique s’évade à sa mère au début de cette année, Edouard Louis revient déjà avec un nouveau roman, L’effondrement, où il raconte la vie et la mort de son frère aîné, décédé à l’âge de trente-huit ans.

Mon frère a passé une grande partie de sa vie à rêver. Dans son univers ouvrier et pauvre où la violence sociale se manifestait souvent par la manière dont elle limitait les désirs, lui imaginait qu’il deviendrait un artisan mondialement connu, qu’il voyagerait, qu’il ferait fortune, qu’il réparerait des cathédrales, que son père, qui avait disparu, reviendrait et l’aimerait.

Ses rêves se sont heurtés à son monde et il n’a pu en réaliser aucun.

Il voulait fuir sa vie plus que tout mais personne ne lui avait appris à fuir et tout ce qu’il était, sa brutalité, son comportement avec les femmes et avec les autres, le condamnait ; il ne lui restait que les jeux de hasard et l’alcool pour oublier.

À trente-huit ans, après des années d’échecs et de dépression, il a été retrouvé mort sur le sol de son petit studio.

Ce livre est l’histoire d’un effondrement.

Sur la forme, comme souvent, Edouard Louis prend ce que j’appelle sa posture d’écrivain : il se met en scène en train d’écrire, le texte est donc à la fois un récit et la mise en scène de l’écriture de ce récit. Cela peut parfois agacer, mais cela fait partie du style de cet auteur, c’est ainsi qu’il écrit et il a au moins le mérite d’être cohérent d’un roman à l’autre.

Sur le fond, je dois dire que j’ai été emporté par ce récit d’une vie à la fois banale et tragique. Difficile de traverser ce livre sans être saisi d’une profonde tristesse et d’une cinglante indignation face aux déterminismes sociaux qui enferment dans des destins de malheur et de colère, tout le contraire de l’idéal d’émancipation qui doit permettre d’ouvrir le champ des possibles, de prendre d’autres chemins.

Il y a plusieurs passages qui en parlent très bien, comme celui-ci :

Mon frère a toujours eu cette tendance à vouloir le monde, il n’a jamais su que rêver grand, jamais de petits rêves, jamais les petits rêves que la plupart des gens formulent au quotidien, trouver un pavillon, acheter une voiture pour les promenades du dimanche, non, il n’a jamais su rêver que de gloire, et je crois que c’est la dimension de ses rêves, et le désajustement entre leur dimension et toutes les impossibilités qui ont formé sa vie, la misère, la pauvreté, le nord de la France, son destin, je crois que ce sont toutes ces contradictions qui l’ont rendu si malheureux. Mon frère était malade de ses rêves.

Ou celui-ci, sur l’école :

Comme tous les garçons dans notre monde il pensait que l’école ne l’intéressait pas, sans voir que c’était le cas de tous les garçons autour de nous, et que donc c’était un destin social qui s’imposait à eux, que c’était l’école qui ne voulait pas d’eux et qu’elle transformait l’exclusion en l’illusion d’un choix.

Ou celui-ci, sur les secondes chances qui n’ont pas offertes à tout le monde :

Ce que je vois – et ce que je m’apprête à dire est important pour la compréhension de mon frère, je crois – c’est que dans notre monde on ne pouvait pas se permettre d’essayer, pendant que dans d’autres mondes les erreurs sont possibles, et je me dis – ce n’est qu’une hypothèse, c’est trop tard maintenant – je me dis aujourd’hui que si mon frère avait grandi dans un autre monde nos parents lui auraient donné l’argent nécessaire pour commencer sa formation, ils auraient pu le faire, et peut-être qu’il ne l’aurait pas suivie jusqu’au bout, peut-être qu’il aurait abandonné ou qu’il aurait menti comme il l’avait fait avec le lycée, mais peut-être qu’il l’aurait suivie jusqu’au bout, et peut-être que cette formation aurait changé sa vie, et peut-être qu’il serait devenu quelqu’un d’autre, et peut-être qu’il aurait été plus heureux, plus épanoui, ces choses qu’on dit, et peut-être que grâce à ce bonheur nouveau il n’aurait pas sombré, et qu’il ne serait pas mort, on ne le saura jamais, parce que dans notre monde essayer n’était pas une chose possible, je l’ai vu plus tard dans le monde de ceux qui vivent dans le confort et dans l’argent, ou du moins avec plus d’argent et plus de confort, certains de leurs enfants étaient comme mon frère, certains buvaient, certains volaient, certains détestaient l’école, certains mentaient, mais leurs parents essayaient des choses pour les aider et pour tenter de les transformer, ils leur offraient une formation de pâtissier, de danseur, d’acteur dans une mauvaise école de théâtre trop chère, ils essayaient, et c’est aussi ça l’Injustice, certains jours il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès à l’erreur, il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès aux tentatives, qu’elles soient ratées ou réussies, et je suis tellement triste, je suis tellement triste.

Ou, enfin, celui-ci :

Quand j’ai commencé l’enquête sur lui, j’ai pensé qu’écrire l’histoire de mon frère, c’était écrire l’histoire d’un garçon à la vie entièrement délimitée et définie par les déterminismes sociaux : masculinité, pauvreté, délinquance, alcool, mort prématurée. Mais je vois aujourd’hui que sa vie raconte autre chose. Et si mon frère était mort à trente-huit ans non pas à cause du déterminisme social, mais à cause d’un accident dans le fonctionnement normal des forces sociales ? Voilà ce que je crois : dans le milieu de mon enfance, nos conditions de vie nous dictaient souvent nos rêves et nos espoirs. La violence du déterminisme social résidait aussi dans la façon dont il délimitait nos désirs : avoir une promotion à l’usine, acheter une télévision plus grande, obtenir un prêt pour une voiture. Si les rêves de mon frère étaient si vastes, et si désajustés par rapport à son existence, si ses rêves le plongeaient dans ce désespoir qui un jour est devenu la substance de sa vie, alors c’est que les mécanismes du déterminisme social ont échoué à totalement conditionner la personne qu’il était. La société n’a pas accompli sa mission. Ou elle n’en a accompli qu’une partie : la précarité, l’isolement, l’alcool. Mais pas le reste. Pas la délimitation des rêves.

Edouard Louis parle également très joliment de la souffrance de son frère :

La vie de mon frère ressemble à l’image répétée à l’infini d’un corps qui se débat dans les sables mouvants : c’est quand il cherchait à s’échapper qu’il s’enfonçait. Il rêvait d’une vie de gloire, ses rêves se heurtaient à la réalité qui était la sienne et le blessaient ; au fond, plus il rêvait et plus il suffoquait. Il buvait de l’alcool pour se sentir mieux et l’alcool l’enfermait dans son destin ; lui-même avait dit à ma mère, quelques mois avant de mourir : « J’ai bu pour m’évader et l’alcool est devenu ma prison. »

Il décrypte la difficulté à exprimer cette souffrance dans les classes populaires :

Dans une large partie de la classe ouvrière les blessures psychologiques n’existent pas. Dans l’entourage de mon frère on ne parlait jamais de traumatisme, de mélancolie, de dépression. Il existe au contraire dans les classes plus privilégiées des lieux et des institutions collectives pour évoquer ses blessures : la psychanalyse, la psychologie, l’art, les thérapies collectives. Si mon frère était blessé, il n’avait aucun lieu pour le dire.

Il y a également de jolis passages sur leur relation fraternelle, complexe :

Quand j’ai reçu la lettre du lycée où j’allais passer trois ans, pour me dire que j’avais été accepté, ce lycée qui représenterait mon éloignement définitif avec ma famille et avec mon milieu social, j’ai voulu me rendre à une journée portes ouvertes dans le lycée en question, avant la rentrée. J’étais inquiet et je me disais que je devais aller voir, que mon adaptation à ce monde nouveau serait plus facile si j’avais, avant de commencer, une idée de ce monde – c’était peut-être une précaution stupide mais j’en étais convaincu ; j’avais quatorze ans. J’ai demandé à mon père de m’y conduire et il a refusé. Mon frère était là, dans la pièce principale. Je ne l’ai su que plus tard mais pendant les jours qui ont suivi, il s’est battu, il a contacté des personnes autour de lui, il a appelé des amis, il s’épuisait à trouver quelqu’un qui aurait pu m’emmener. Il a finalement convaincu Angélique, l’amie de ma mère avec qui il avait une relation à ce moment-là, de prendre une journée de congé au travail. Il m’a accompagné. Sur le trajet il se tournait vers moi et il disait : Je laisserai pas le père t’écraser comme il m’a écrasé. Il fronçait les sourcils et il serrait les lèvres. Je laisserai pas nos parents te faire ce qu’ils m’ont fait. Mon frère vivait dans la terreur que ma vie ressemble un jour à la sienne.

Un autre passage :

Il disait qu’il était fier de toi. Il pleurait en parlant de toi, il me disait, Tu vois, mon petit frère, c’est un génie. C’est le génie de la famille. Il me disait, Des comme ça, tu en as dans une famille sur cent, peut-être une famille sur mille, sur dix mille. Personne n’est comme mon petit frère. Il fait des études, il va aller loin. Mon petit frère va faire ce que moi j’ai jamais réussi à faire et ça c’est ma fierté. Mon petit frère c’est ma revanche.

On retrouve ce parallèle entre leurs vies respectives :

Nos vies, ce n’était ni ma vie ni la sienne mais l’écart entre nous deux. Pendant que mon frère buvait j’étudiais la philosophie, je lisais des romans. Pendant que mon frère buvait j’écrivais. Pendant que mon frère buvait je voyageais. Rien ne peut dire cette distance entre nous. Rien ne peut dire la distance mais cette distance dit tout. La distance est une mémoire. Même quand je ne pensais pas à mon frère je ne l’oubliais pas. Je ne l’oubliais pas parce que sa vie était celle que j’aurais pu avoir, et que je ne l’ai pas eue, écrit Jamaica Kincaid. Je ne l’oubliais pas parce que sa vie contenait et représentait une trace de la mienne, de ma fuite loin de lui.

J’ai lu ce roman court et percutant en une journée, comme souvent avec Edouard Louis. Je crois qu’il m’a encore plus touché que son roman précédent sur sa mère.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...