Les Choses sérieuses : Enquête sur les amours adolescentes (Isabelle Clair)

J’ai entendu la sociologue Isabelle Clair parler de ses enquêtes de terrain et du livre où elle en a fait la synthèse dans un épisode récent du podcast Les Couilles sur la table, créé par Victoire Taillon et désormais repris par Naomi Titti. Son sujet de recherche, ce sont l’amour, la sexualité et le couple chez les adolescents. En l’espace de vingt ans et sur trois terrains différents, elle a suivi une centaine d’adolescents pour étudier comment leurs premières fois accompagnent leur transformation de filles en femmes et de garçons en hommes. Elle a synthétisé ses travaux dans ce livre : Les Choses sérieuses, Enquête sur les amours adolescentes, publié mars 2023 au Seuil.

Les premières amours sont des choses sérieuses : les filles s’y transforment en femmes, les garçons en hommes. Loin de la fraîcheur et de la liberté que leur prêtent parfois les souvenirs adultes, ces métamorphoses sont difficiles, pleines d’enjeux et d’embûches. Pour faire leurs preuves, les jeunes doivent s’efforcer de répondre à des attentes sans que celles-ci ne soient jamais nettement formulées, tant l’attirance et le sexe sont réputés affaires naturelles et spontanées.

À partir de trois terrains d’observation qui l’ont menée des cités d’habitat social aux beaux quartiers parisiens en passant par le monde rural, Isabelle Clair propose une lecture sensible et incarnée de la façon dont les jeunesses françaises traversent cet âge des amours débutantes, du collège à l’entrée dans l’âge adulte. Elle montre qu’on attend toujours de la réserve de la part des filles, de la puissance de la part des garçons et que les conduites quotidiennes sont loin d’être bouleversées par le mariage pour tous et le mouvement MeToo. Son travail d’enquête au plus près des expériences révèle ainsi comment les jeunes viennent à la sexualité.

Isabelle Clair a travaillé sur trois terrains différents, dans trois milieux socio-culturels différents : les cités populaires de la banlieue parisienne, la ruralité dans la Sarthe, et les beaux quartiers parisiens.

L’étude illustre la construction des rapports de genre, des modèles genrés, des contre-modèles à éviter et à rejeter, des injonctions différentes et parfois contradictoires qui pèsent sur les garçons et sur les filles.

Isabelle Clair décrit le couple adolescent, forcément hétérosexuel, comme une parade, aux deux sens du terme : une mise en scène pour performer son genre, et une façon d’écarter le risque d’être considéré comme une pute (pour les filles) ou comme un pédé (pour les garçons).

Les filles doivent être intéressées par les garçons, mais pas trop ouvertement. Elles doivent justifier leurs sentiments amoureux pour accéder à la sexualité sans subir l’injure et la mauvaise réputation.

Les garçons doivent séduire, se montrer intéressés par la sexualité et non par les sentiments. Ils doivent prouver leur hétérosexualité et leur masculinité, démontrer à la fois leur appartenance au groupe des hommes et leur domination sur les filles.

J’ai trouvé ce livre passionnant et très bien construit. L’alternance entre les verbatim des échanges avec les adolescents et l’analyse de la sociologue rendent la lecture vivante et enrichissante. Le discours sur le genre, les modèles genrés et les risques de la marginalité m’ont particulièrement intéressés, ainsi que les intersections entre les rapports de classe, de race et de genre.

En conclusion, l’autrice retient 4 caractéristiques des expériences adolescentes de l’amour, du couple, et de la sexualité : – le devoir d’aimer ou le tribut des filles à la supériorité des garçons – un noyau normatif du genre diversement contrarié – virilité racaille et féminité classe : des idéaux aux antipodes de l’espace social – les conditions sociales du récit de soi (et de sa réception)

Sur ce dernier point, et en particulier sur la difficulté des garçons à parler de soi, j’ai particulièrement retenu cet extrait, qui l’a particulièrement parlé :

On peut supposer que le fait d'occuper une position dissidente ou marginalisée au sein du groupe de garçons, et de le reconnaître, a des effets dans la durée, engendrant de plus grandes capacités à parler de soi, à se penser soi-même et à penser les autres comme problème. Une aptitude que la majorité des garçons ne développent pas ou répriment, comme on attend généralement d'eux qu'ils répriment l'expression de leurs émotions (et leurs émotions elles-mêmes).

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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