Les révoltes du ciel (Jean-Baptiste Fressoz & Fabien Locher)
Après L’apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique de Jean-Baptiste Fressoz, j’avais envie de lire l’ouvrage qu’il a co-écrit avec Fabien Locher : Les révoltes du ciel, une histoire du changement climatique, XVe-XXe siècle. Dans ce livre publié en 2020 dans la collection L’Univers historique chez Seuil, les deux historiens des sciences et de l’environnement étudient l’histoire de la perception du climat et des changements climatiques par les sociétés européennes depuis le XVe siècle.
De l’aube de l’époque moderne au milieu du XXe siècle, les sociétés occidentales ont débattu du changement climatique, de ses causes et de ses effets sur les équilibres écologiques, sociaux, politiques. On ne se préoccupait alors ni de CO2 ni d’effet de serre. On pensait par contre que couper les forêts et transformer la planète modifieraient les pluies, les températures, les saisons. Cette question fut posée partout où l’histoire avançait à grands pas : par les Conquistadors au Nouveau Monde, par les révolutionnaires de 1789, par les savants et les tribuns politiques du XIXe siècle, par les impérialistes européens en Asie et en Afrique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Cette enquête magistrale raconte pour la première fois les angoisses et les espoirs de sociétés qui, soumises aux aléas du ciel, pensent et anticipent les changements climatiques. Elle montre que la transformation du climat fût au coeur de débats fondamentaux sur la colonisation, Dieu, l'Etat, la nature et le capitalisme et que de ces batailles ont émergé certains concepts-clés des politiques et des sciences environnementales contemporaines. Si, pendant un bref laps de temps, l’industrie et la science nous ont inculqué l’illusion rassurante d’un climat impassible, il nous faut, à l’heure du réchauffement global, affronter de nouveau les révoltes du ciel.
Dès l’introduction, les deux co-auteurs présentent leurs dix thèses historiques sur le changement climatique, qui sont ensuite démontrées et illustrées tout au long de l’ouvrage :
Les sociétés européennes n’ont pas traversé des siècles de soubresauts climatiques ni vécu le petit âge glaciaire sans se préoccuper de l’évolution du climat
La conviction en un agir climatique humain a marqué profondément, sur le long terme, les sociétés européennes
Le changement anthropique des climats a été, sur la longue durée, un cadre de pensée et d’action au service de l’expansion impériale européenne
La science s’est emparée, de très longue date, de la question des changements climatiques
L’époque contemporaine n’a pas le privilège du global : la question du changement climatique est abordée, dès l’époque moderne, à l’échelle de la planète et des continents
Il n’y a pas eu de « prise de conscience environnementale » récente, mais au contraire une montée, au sein de conceptions climatiques anciennes mêlant optimisme et pessimisme, d’une figure de l’effondrement prenant l’ascendant du fait de la Révolution française, dans un espace-temps précis : la France de 1789 et des décennies politiques tourmentées du XIXe siècle
La France occupe, dans l’histoire mondiale et de longue durée du changement climatique, une place particulière, produit de luttes sans merci qui opposent les factions de la Révolution, de la Restauration, de la monarchie tempérée et du libéralisme économique, dans un pays perclus d’angoisse
L’idée d’effondrement climatique sert d’outil pour gouverner les usages populaires de la nature
Les débats sur la menace climatique sont aussi intimement liés à l’essor du capitalisme libéral en France au XIXe siècle
Les sociétés européennes se sont rendues, à compter de la fin du XIXe siècle, peu à peu insensibles à la menace d’un changement climatique
Je vais le dire tout de suite : j’ai beaucoup aimé ce livre, qui m’a captivé du début à la fin. Les auteurs maîtrisent parfaitement leur sujet et sont convaincants dans leur propos. Pour moi c’est un ouvrage majeur pour l’histoire environnementale.
Je ne vais pas pouvoir résumer ici tout le livre ; je vais plutôt essayer de vous en donner un aperçu avec quelques citations que j’ai trouvées marquantes et représentatives.
Tout d’abord, j’ai bien aimé cette phrase, vers la fin de l’introduction :
Au cours de notre enquête, nous n’avons pas découvert l’origine d’une conscience écologique, mais plutôt l’inverse : la fabrication industrielle d’une forme d’apathie face à l’agir climatique. La genèse de sociétés qui se plaisent à croire qu’elles avaient enfin conjuré cette menace.
Sur les liens entre changement climatique et processus de civilisation, servant de justification à la colonisation du « Nouveau Monde » :
Des discours sur la colonisation de l’Amérique du Nord aux récits sur l’histoire de l’Europe, c’est ainsi une thèse fondamentale sur les liens entre nature et civilisation qui se cristallise autour de l’idée d’agir climatique. Cette thèse est double.
D’abord, elle célèbre la puissance de l’humanité qui façonne la nature à son image. Une fois dépassé le stade barbare, une fois que les peuples européens abandonnent la guerre, le pillage et les migrations pour s’adonner au travail de la terre, ils enclenchent un cercle climatico-civilisationnel vertueux. Pour les historiens, cette thèse permet de mettre en valeur les institutions pour lesquelles ils travaillent, les monarchies absolues ou l’Église catholique.
Corrélativement, la thèse du changement climatique anthropique, produit de la matrice culturelle transatlantique, fonctionne aussi en tant qu’opération de hiérarchisation des sociétés et des trajectoires de civilisation. Son émergence marque une redéfinition des critères du sauvage et du civilisé, où les critères religieux et moraux s’effacent au profit de la capacité à façonner la nature et, partant, à s’auto-produire en tant qu’entité biologique, être sensible, sujet pensant. Produit des bouleversements suscités, dans la pensée occidentale, par la globalisation impériale, l’essor des pensées matérialistes, de l’histoire civile, de la philosophie et de l’histoire naturelle, l’agir climatique s’impose au temps des Lumières comme une nouvelle aune, sécularisée, de la grande division, sans cesse renégociée, entre « eux » et « nous ».
Toujours sur la colonisation de l’Amérique :
Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'expérience coloniale nord-américaine structure la réflexion sur le changement climatique : par la hache et le soc, les colons adoucissent le climat. L'idée qui domine est celle d'un cercle vertueux reliant culture, climat et processus de civilisation. Un grand récit à la fois historique, naturel et moral, présente l'Amérique du Nord comme un espace boisé, froid et humide, analogue à l'Europe septentrionale d'avant la conquête romaine. En ce sens, le voyage vers l'Amérique était aussi un voyage dans le temps, vers les origines de la civilisation.
Sur l'importance de l'île tropicale dans la culture naturaliste :
La réflexion climatique change de direction car elle change de lieu cardinal : des frimas de l'Amérique du Nord, les spéculations savantes tournent dorénavant vers les espaces tropicaux où menace la sécheresse. On sait que les explorations anglaises et françaises dans l'océan Pacifique font de l'île tropicale la m trucs des utopies morales, sociales, sexuelles, mais aussi des utopies environnementales. De même que le “sauvage” sert de modèle pour une humanité non contaminée par les lois et l'éducation, l'île devient le lieu clé qui permet de penser l'état de la nature avant l'action de l'Homme civilisé. Dans la culture savante, littéraire et au-delà, s’ancre l’idée d’une nature paradisiaque préservée, là-bas, de l’autre côté de la Terre.
L’historien Richard Grove, dans son livre Green Imperialism, défend l’idée d’une genèse coloniale et insulaire de l’environnementalisme. Les naturalistes du XVIIIe siècle officiant dans les colonies auraient, pour la première fois, envisagé les effets délétères à grande échelle de l’action humaine sur la nature. Et ce, grâce au point de vue singulier sur le monde que permettent les espaces insulaires : dans un lieu restreint, isolé de l’extérieur, l’effet de la déforestation sur l’environnement aurait été immédiatement visible. La sensibilité écologique serait née là, de la rencontre de cette expérience grandeur nature avec une culture naturaliste mâtinée de rousseauisme, de mythe du bon sauvage et de physiocratie.
Sur l’utilisation politique du climat pendant la Révolution :
« Existe-t-il un moyen de réparer un pays, un climat ? » Cette question posée en 1790 illustre parfaitement la manière dont le discours révolutionnaire se saisit du climat : à la fois comme un moyen de régénération et, là réparation faisant suite à un dommage, comme un acte d’accusation dirigé contre le passé. L’originalité du débat climatique français tient à son lien avec l’affrontement politique : de 1789 aux années 1820, chaque régime a prétendu réparer les désordres climatiques provoqués par l’incurie de ses prédécesseurs.
Au début de la Révolution, le discours climatique sert à dénoncer les effets environnementaux du despotisme et de la féodalité. Si la féodalité a dégradé jusqu’au climat de la France, c’est que, selon les révolutionnaires, elle n’est pas seulement injuste, elle est contre nature. Elle ne fait pas qu’entraver une nature potentiellement généreuse, elle la détruit.
L’idée d’une nature française au bord du gouffre permet tout à la fois d’accuser le passé et de glorifier l’œuvre réparatrice révolutionnaire.
Sur le combat contre les communs :
La redéfinition des formes de la propriété est un enjeu majeur des premières décennies du XIXe siècle. Au centre de ce processus : les forêts. Leur importance pour le commerce, l’industrie, la guerre et la vie quotidienne, les place au cœur des grandes batailles sociales et politiques sur la propriété.
Le combat contre les communs, qui fait rage dans ces années, est mené notamment au nom de la protection des arbres et du climat. On cherche ainsi à mettre au pas les masses rurales, à discipliner leurs usages de la nature. Les communs forestiers sont « une autre façon de posséder » à faire disparaître. Une lutte féroce oppose aussi les partisans d’une vision absolue de la propriété individuelle et ceux qui réclament que l’État puisse mettre des barrières à ce que les individus font de leurs bois.
Ce qui se joue en même temps, c’est le retour en force d’un mode de gouvernement de la nature, majeur dans l’histoire de l’État. L’agir forestier avait été essentiel pour l’essor du pouvoir royal à l’époque moderne : l’autorité centrale s’affirme alors en interdisant, en prescrivant, en surveillant, en punissant ce qui se passe dans les forêts, ce que l’on fait des arbres, du bois mort, du gibier, de l’humus, des plantes. Le pouvoir des forestiers est de nouveau central, au XIXe siècle, dans l’essor de l’État-nation et le renforcement de son emprise territoriale.
Le changement climatique est à la croisée de ces recompositions de l’État, de la propriété, des manières de vivre avec la forêt.
Sur le tournant de l’industrialisation au milieu du XIXe siècle :
Après 1850, la France se couvre de chemins de fer et de machines à vapeur, de fils télégraphiques, de routes, d’infrastructures végétales faites de forêts plantées pour stabiliser les montagnes, les dunes, les cours d’eau. Le pays entre dans la modernité technique, une modernité des infrastructures et des réseaux qui modifie en profondeur le système économique, les modes de vie, les façons de gouverner. L’État est moteur dans ces transformations. Ses ingénieurs, ses savants, ses forestiers refaçonnent le pays au nom d’objectifs de rationalité, de productivité et de sécurité. Ils approfondissent, dans le même mouvement, l’emprise du pouvoir central sur le territoire et la société.
L’espace se contracte : on communique et on se déplace à grande vitesse grâce au télégraphe et au train. La révolution des transports ouvre de nouvelles perspectives, immenses, à l’exploitation agricole, forestière, minière. Disponibilité des ressources, des produits, des humains : la densité des échanges – régionaux, nationaux, mondiaux – grimpe en flèche. Tout est rebattu, des liens de l’économie à l’espace.
L’anxiété pour le changement climatique est portée au rouges dans ces décennies du milieu du XIXe siècle. Pour sécuriser villes et flux commerciaux, l’État et ses forestiers partent à l’assaut de la montagne, avec pour projet de restaurer les grands cycles de l’eau. Mais sur le long terme, les nouvelles formes de l’agir technique vont contribuer à faire reculer, décennie après décennie, le spectre d’une dégradation des climats. Le changement global contemporain révèle crûment les limites de notre développement industriel : à l’inverse ici, la vague montante des aménagements et des réseaux oeuvre à reléguer l’idée d’un agir climatique humain.
Sur les politiques contre les crues et les inondations :
Il s’agit d’assurer dans les faits et de proclamer une stabilité à la fois « politique » et « naturelle » du pays. L’Empire veut s’affirmer en remettant en ordre, et la société et les environnements, grâce aux sciences. Dans son discours du trône de février 1857, Napoléon III le dit presque mot pour mot : tout « me fait espérer que la science parviendra à dompter la nature », et il poursuit : « Je tiens à honneur qu’en France les fleuves, comme la révolution, rentrent dans leur lit, et qu’ils n’en puissent plus sortir ».
Sur les luttes de pouvoir dont font l’objet ces politiques :
Ce qui se joue en arrière-plan, c’est une violence lutte d’influence au sein de l’appareil d’État. Elle oppose deux technocraties qui cherchent à tirer parti de la crise. « Depuis les inondations de 1856 que de têtes au travail pour trouver de remèdes contre le terrible fléau ! ironise un observateur. Et toutes demandent avec insistance que l’État, avec ses trésors et son omnipotence, mette sur-le-champ à exécution leurs moyens infaillibles d’empêcher les inondations ».
On a d’abord le puissant corps des Ponts et chaussées, qui veut en profiter pour asseoir son hégémonie sur les cours d’eau. Ses ingénieurs se font entendre bruyamment pour défendre des solutions d’endiguement et d’artificialisation, en montagne comme en plainte. Ils se mobilisent en même temps pour nier que les inondations aient pour cause majeure le déboisement. L’un d’eux ironise : Vous voulez planter des arbres et « refaire la Gaule au XIXe siècle ? »
En face, la technocratie forestière voit dans ces catastrophes une formidable opportunité de promouvoir ses projets, anciens, de « mise en réserve » et de reboisement des montagnes. Elle mobilise ses soutiens pour diffuser son interprétation des crues en tant que résultante des déforestations d’altitude. Ceux-ci peuvent s’appuyer sur les innombrables mémoires, articles et pamphlets qui, depuis plusieurs décennies, décrivent les montagnes françaises comme ravagées par le déboisement.
Entre administrations des Ponts et des Forêts, c’est arguments contre arguments pour emporter les arbitrages du pouvoir impérial et obtenir toujours plus de moyens.
Le combat sans merci entre forestiers et ingénieurs accouche du triomphe général de l’État technicien. Les Ponts et chaussées annexent la gestion des bassins, les alertes aux crues. Les forestiers, eux, étendent leur emprise jusqu’à devenir l’incarnation de l’État technocratique en montagne.
Sur le recul de l’anxiété climatique à la fin du XIXe siècle :
Si le spectre d’un changement anthropique recule à la fin du siècle, cela tient aussi à la réduction drastique de la vulnérabilité sociale aux aléas climatiques. Pour la première fois dans l’histoire, l’enchaînement entre saisons défavorables, récoltes déficitaires, pénuries alimentaires, troubles et violences est brisé. Les crises de subsistance s’effacent. L’hiver glacial, le printemps trop sec, l’état pourri ne sont plus synonymes de désorganisation des marchés, de panique et de manque.
Cette rupture est due çà une profonde mutation des système de production et d’échanges agricoles, souvent désignée comme la fin d’un « ancien régime économique ». Celle-ci s’exprime d’abord par une hausse de la productivité agricole, réelle depuis le début du siècle et accélérée après 1850. Cette productivité accrue est l’effet d’une transformation des outils de production et l’essor des engrais.
Mais un autre facteur est autant, si ce n’est plus décisif : le chemin de fer. Le rail (couplé aux canaux, à la route et aux chemins) bouleverse les structures de marché. Il crée des débouchés pour les productions locales, y compris à plusieurs centaines de kilomètres. La croissance des flux est rapide et l’intégration des marchés dope la productivité agricole.
Surtout, le chemin de fer fait chuter la vulnérabilité des populations aux aléas climatiques. Cela se joue à l’échelle de la France, entre terroirs, entre régions. La révolution ferroviaire joue aussi d’une autre façon : elle a un fort effet psychologique et diffuse une nouvelle vision du marché qui, en mettant en avant la possibilité toujours ouverte d’importer, s’oppose aux effets de panique. Or on sait que ces derniers jouaient un rôle clé dans les crises de subsistance, à côté des comportements spéculatifs opportunistes.
Avec le reflux des disettes, l’anxiété climatique perd en intensité. Les mauvaises saisons ne portent plus en elles une menace oppressante. Elles n’ont plus, de ce fait, la même importance politique : les autorités ne les guettent plus comme le premier maillon d’une chaîne pouvant mener à la panique, à l’émeute et parfois aux révolutions. Les préoccupations pour le changement climatique vont refluer avec celles, d’ordre public et de nature vitale, qu’aiguillonnaient les étés pourris et les grands hivers.
Sur le triomphe – apparent et provisoire – de la technique face à la nature :
L’empire du climat a battu en retraite – pour un temps – devant l’empire des techniques. La vulnérabilité aux aléas atmosphériques existe toujours, elle prend parfois des formes inédites, mais elle n’a plus l’épaisseur que lui conférait la menace des disettes. Au même moment, l’État mobilise savants et ingénieurs pour combattre d’autres risques.
Dans ce nouveau monde fait de rails, de locomotives, de fils télégraphiques, de montagnes corsetées et de forêts au garde-à-vous, on peut rêver enfin de s’émanciper, peut-être, un jour, complètement des humeurs de l’atmosphère.
Sur les liens entre climat, colonisation et impérialisme :
Aux XIXe et XXe siècles, les empires coloniaux britanniques et français s’étendent sur une grande partie des terres émergées. Ce sont des continents de forêts, de déserts, de savanes, d’espaces cultivés, gouvernés par des élites coloniales désireuses de les contrôler pour les « mettre en valeur ». On a vu que la croyance en une supériorité occidentale fondée sur une maîtrise de la nature est ancienne et sous-tend déjà, dans les Amériques des XVIe-XVIIIe siècles, le projet d’améliorer le climat, d’en civiliser les traits par le déboisement et l’agriculture.
Mais les empires des XIX-XXe siècles y ajoutent une dimension nouvelle : désormais, les peuples colonisés sont accusés d’avoir dégradé leur climat. Les colonisateurs dénoncent l’impact des pratiques agricoles et forestières autochtones sur les pluies, les vents, les températures. Les Européens se donnent pour mission de protéger et restaurer les climats. Le paradigme de la dégradation climatique conserve ainsi longtemps une influence centrale en contexte impérial.
Cette influence est d’autant plus grande qu’elle permet aux conquérants de se dédouaner de tragédies immenses et longtemps sous-estimées : les terribles famines qui frappent des décennies l’Inde, le Maghreb et l’Afrique-Occidentale française. Ces catastrophes coloniales naissent de la vulnérabilité climatique de régions dont les moyens de subsistance sont déstabilisés par la conquête et l’arrimage au système-monde capitaliste. Pour les puissances coloniales, elles sont tout à la fois des affronts à leur prétention de mise en valeur des territoires et des énigmes scientifiques à élucider. Les récits de dégradation climatique leur fournissent, dans ce contexte, une grille de lecture idéale : contre toutes les apparences, la famine n’est pas le signe de leur mauvaise gestion des populations et des territoires, mais incrimine au contraire une destruction de l’environnement par les colonisés eux-mêmes, appelant, paradoxalement, à un renforcement du pouvoir impérial.
Sur l’application de ce discours en Algérie par la France coloniale :
Tout est en place, des grandes lignes d’un récit maintes et maintes fois mobilisé, des premiers temps de la conquête au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Ce récit est omniprésent et consensuel dans la société coloniale algérienne à partir de la fin des années 1860.
Il hérite de tout un imaginaire de l’effondrement, nourri de réflexions sur la chute des empires, l’Orient, le rôle du climat dans la fin des civilisations. Dès la fin du XVIIIe siècle, on l’a vu, les visions de cités ruinées et englouties dans les sables, vestiges du suicide climatique de sociétés entières, hantent les esprits. Elles servent à la lancer l’alerte à propos de la France. Ces visions dystopiques sont projetées sur les vestiges romains qui parsèment l’Algérie : ces ruines sont lues comme ce qui reste d’un pays jadis prospère et désormais stérile.
Le grand récit du déclin climatique est intimement lié à l’expropriation des communautés algériennes de leurs forêts, un processus qui devient massif à partir de 1850. Il sert à justifier cette politique, à construire un cadre de perception où la coercition coloniale s’impose comme légitime au nom de la conservation de la nature et des ressources.
Sur une soi-disant « découverte » du changement climatique :
L’histoire des précurseurs du changement climatique sécrète une vision doublement positiviste des enjeux environnementaux contemporains : elle donne l’impression que l’alerte climatique a découlé spontanément des avancées de la science et que le changement climatique a été « découvert » par une poignée de grands savants héroïques. Il faudrait en somme que le réchauffement climatique ait eu son Galilée.
Pourtant, l’histoire du changement global n’est en rien celle d’une « découverte ». Au milieu des années 1950, des savants américains alertent à la fois le public et les compagnies pétrolières sur les conséquences de l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère. Exxon et Shell prennent au sérieux ces menaces et mènent dès cette époque des recherches approfondies et vite enterrées. Ce qui émerge d’abord comme une curiosité et une menace lointaine devient un constat scientifique de plus en plus indiscutable.
Les moyens attribués aux sciences de l’environnement terrestre (et à la météorologie) décuplent. Ce sont les avions d’observation, les ballons-sondes, les nouées thermométriques, les satellites ainsi que toute la logistique permettant d’organiser, standardiser, calibrer toutes ces mesures qui rendent peu à peu possible de saisir l’évolution du climat global. À cet énorme travail sur les observations, répond la mise en oeuvre de super-ordinateurs et de modèles numériques globaux toujours plus puissants, fin et réalistes – des modèles autour desquels se structurent des communautés entières de savants apportant chacun leur pierre à l’édifice.
C’est en ce sens que le diagnostic du réchauffement global n’est pas une « découverte » : c’est un constat d’autant plus robuste qu’il émerge d’un colossal effort collectif d’observation, d’analyse et de modélisation. Seule une immense infrastructure de connaissance mêlant les hommes et les machines a permis d’y parvenir.
Sur la préoccupation environnementale croissante dans les années 1960-1970 :
En outre, rien n’aurait été possible si cette expertise n’avait pas rencontré, dans les années 1960-1970, une préoccupation croissante quant aux effets destructeurs de l’action humaine sur la planète. Comme pour l’expertise savante, cette réflexivité environnementale s’enracine dans un contexte marqué par des enjeux de guerre froide. On s’inquiète des effets des essais nucléaires sur l’atmosphère, d’un possible « hiver nucléaire » qui suivrait l’échange atomique. Tout ceci alimente à sa façon la montée du mouvement environnementaliste, qui lutte contre la pollution de l’air, contre les avions supersoniques, contre les atteintes à la couche d’ozone. L’atmosphère globale devient un enjeu politique qui mobilise savants, militants, mais aussi responsables politiques et opinion publique. Le changement climatique n’est au départ qu’une composante de ces alertes : il s’imposera peu à peu comme le grand défi auquel l’humanité doit aujourd’hui faire face.
En guise d’épilogue :
Si le réchauffement global a été et reste un choc pour les consciences, c’est parce que depuis le début du XXe siècle la civilisation industrielle et la science nous ont inculqué deux confortables mais fausses. D’une part, que l’agir humain ne saurait perturber le climat, de l’autre, que les sociétés riches n’avaient, pour l’essentiel, plus rien à craindre de ses soubresauts. Notre sidération face à la crise existentielle du réchauffement tient largement à ces illusions rassurantes d’un climat à la fois inébranlable et inoffensif. Elle est l’épilogue funeste de l’histoire qu’a retracée ce livre.
À la fin XIXe siècle, l’horizon climatique de l’Europe s’éclaircit. Le triomphe du rail et du bateau à vapeur a réduit la vulnérabilité aux aléas du ciel. L’augmentation de la production agricole et la globalisation de l’approvisionnement ont brisé l’enchaînement classique et récurrents entre évènements météorologiques, mauvaises récoltes, paniques, troubles frumentaires et disettes.
Les débats qui ont traversé le XIXe siècle, sur la réalité et les causes de changements climatiques à l’échelle du siècle ou de la décennie, sont à bout de souffle. La menace a aussi trop servi : trop servi dans les combats politiques pour jeter l’opprobre sur les opposants ; trop servi administrateurs et forestiers qui en avaient fait un outil de leur pouvoir. Pendant ce temps, la connaissance de l’histoire de la Terre a avancé : oui, le climat a changé, et même énormément, mais à des échelles de temps géologiques. Notre planète a été torride dans un passé lointain, elle a connu des âges glaciaires. L’humanité, elle, vit désormais dans la tiédeur d’une période taillée sur mesure pour raconter son épopée : l’holocène.
Le reflux de la vision d’un climat fragile aura donc pris presque un siècle, du train traçant sa route dans les campagnes européennes aux missions des experts onusiens dans les régions arides du tiers-monde. Ainsi s’achèvent quatre siècles d’anthropocène confiant puis angoissé. Pendant un bref moment, l’Homme ne lira plus dans le miroir du ciel et du climat le reflet d’une nature prête à se révolter. C’est un interlude : celui d’un détachement des liens souvent oppressants qui enserraient, depuis l’aube de l’époque moderne, les sociétés européennes et leurs empires aux destinées d’un climat fragile. Ce détachement est double : non seulement les sociétés humaines n’agissent plus sur le climat, mais ce dernier perd aussi de sa puissance d’agir.
Notre sidération face au réchauffement global et notre procrastination devant les mesures douloureuses à prendre tiennent pour partie à ce double héritage. Pendant un bref interlude mêlant technique triomphante, incertitude scientifique, âges glaciaires, globalisation, microbes et sciences sociales, le climat a été délogé de nos consciences. Nous vivons encore dans cet épilogue, même si nous n’avons plus ce luxe : tenir le climat comme acquis.
Zéro Janvier – @zerojanvier@diaspodon.fr