L’espoir et l’effroi (Xavier Vigna)

L’espoir et l’effroi est un livre de l’historien Xavier Vigna, publié en 2016 chez La Découverte. Il me semble que le sous-titre, Luttes d'écritures et luttes de classes en France au XXe siècle décrit bien l’objet de l’ouvrage : il s'agit pour l'auteur d'étudier les écrits par et/ou sur la classe ouvrière en France tout au long du XXe siècle, comme autant de luttes d'écritures qui participent aux luttes de classes.

En France, le XXe siècle a porté la classe ouvrière à son apogée. Vagues de grèves, syndicats et organisation politique ouvrière ont suscité l'espoir et l'effroi devant un possible bouleversement de l'ordre social. Ce double sentiment s'est exprimé dans une multitude d'écrits (ouvriers, patronat, fonctionnaires, prêtres, sociologues...) de tous types (brochures, témoignages, romans, archives, enquêtes...), autant de luttes d'écritures qui participent bien de luttes de classes.

Le XXe siècle a porté à son apogée la classe ouvrière en France. Les vagues de grèves qu'elle conduit et les organisations syndicales ou politiques qu'elle rejoint suscitent à la fois espoir et effroi, devant l'idée que les ouvriers puissent bouleverser radicalement l'ordre social.

Ce double sentiment s'est exprimé dans une multitude d'écrits. L'État par le truchement de la police ou des inspecteurs du travail, le patronat, les organisations catholiques, les sociologues, sans parler des lettrés qui choisirent de se faire ouvriers plus ou moins longtemps dès l'entre-deux-guerres, n'ont cessé d'évaluer la classe ouvrière et sa moralité. Les ouvriers ont répondu dans des tracts, des témoignages ou des romans, qui racontent le travail, la vie et les luttes.

Ce sont ces textes, tantôt sous forme d'archives, tantôt publiés, connus ou complètement inédits, que Xavier Vigna explore dans ce livre.Il montre que ces luttes d'écritures relèvent bien de luttes de classes.

On se souvient d'Emmanuel Macron dénonçant l'illettrisme supposé des ouvriers : quand un tel mépris vient légitimer la domination sociale et politique, quand l'anticommunisme conduit à l'anti-ouvriérisme, l'écriture ouvrière, qui réplique et réfute, oeuvre à l'émancipation individuelle et collective.

En revisitant l'histoire ouvrière, cet ouvrage invite à relire le XXe siècle français.

J’avais lu juste avant un autre ouvrage de Xavier Vigna, son Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, et je dois dire que je suis content de les avoir lus dans cet ordre. Si le premier était intéressant, il était aussi parfois un peu aride, alors que celui-ci est tout aussi dense mais m’a beaucoup plus séduit, sans doute parce qu’il aborde directement ces sujets qui me passionnent et me touchent : l’écriture et la littérature. Il y a ainsi une sorte de sensibilité dans cet ouvrage, et c’est appréciable dans un livre d’histoire au demeurant d’une grande rigueur.

Xavier Vigna parcourt avec nous des écrits sur la classe ouvrière, qu’ils soient écrits par des ouvriers ou non, et y décèle deux sentiments distincts : l’espoir et l’effroi, qui donnent au livre son titre. En mobilisant une multitude d’exemples issus d’enquêtes administratives ou policières, de discours et rapports patronaux, de textes syndicaux, des sciences sociales, et de la littérature, l’auteur montre comment ces écrits donnent vie à des représentations de la classe ouvrière, éclairent sur les points de vue divers sur cette classe centrale tout au long du XXe siècle, et participent ainsi d’une lutte des classes.

C’est un livre remarquable, l’un des meilleurs et plus beaux livres d’histoire que j’ai eu l’occasion de lire. Il est vrai que par mon histoire familiale, par ma passion pour l’écriture et la littérature, le sujet me touche particulièrement, mais je ne souhaite pas sous-estimer le travail remarquable et le talent d’auteur de Xavier Vigna qui ont permis de proposer cet ouvrage érudit et sensible. Quand l’Histoire touche au sublime …

J’ai passé une bonne partie de ma lecture à surligner des passages sur ma liseuse, j’aurais pu en restituer un grand nombre ici, mais je préfère me concentrer sur 2 extraits :

Le premier, qui peut sembler anecdotique mais m’a fait sourire, parle du fossé qui semble exister entre la classe ouvrière et le genre autobiographique :

Autant l'écriture militante peut en effet justifier de sa légitimité politique ou morale, autant l'introspection autobiographique ne semble pas présenter le même intérêt dans la classe ouvrière. Le sociologue Jean Peneff rappelle à cet égard que « l'attitude consistant à verbaliser longuement sur soi et à prendre comme centre d'intérêt la continuité de sa propre existence n'appartient pas également à toutes les classes sociales ».

Le second, plus long, est extrait de la conclusion :

Du côté de la classe ouvrière, deux effets politiques de la prise d’écriture méritent d’être relevés. Tout d’abord, l’analogie entre écrire et crier n’est pas seulement phonique : la prise d’écriture correspond également à la volonté de formuler une plainte ou une colère et d’alerter, de rassembler autour de cette voix. Dans le tract qui dénonce une condition et formule des revendications, dans l’article d’un journal ouvrier qui raille et alerte, dans le témoignage qui rapporte une trajectoire, s’entendent des voix coléreuses ou ironiques, un ton résolu ou emporté, une douleur et une crainte aussi. Car le récit ouvrier, quelle que soit la forme qu’il choisit, ne baigne jamais dans la sérénité, jusque dans l’évocation d’une victoire ou le récit d’une ascension exemplaire. Les ouvriers écrivent et crient tout en même temps : leur histoire, et donc leurs triomphes et leurs défaites, leur quotidien, leur travail, leur vie. L’écriture donne forme, consistance et ampleur à l’impétuosité liminaire et lui permet de circuler, d’émouvoir, de convaincre peut-être.

Il ne s’agit certes pas de faire de l’écriture un autre trait de la classe ouvrière qu’on associerait à une tradition de lutte. L’écriture, a fortiori ouvrière, demeure une pratique minoritaire. Toutefois elle constitue une activité individuelle qui, dans ses usages, et notamment ses usages militants au travers des tracts et des journaux, déborde vers le collectif, et d’abord parce qu’elle le vise et le construit. Surtout, elle constitue de part en part une pratique politique dans la mesure où, même quand elle entend seulement porter témoignage, elle vient ratifier ou, le plus souvent, contester un discours tenu sur le monde ouvrier, faire connaître un métier et une usine ou, plus simplement encore, transmettre la mémoire de travailleurs ordinaires.

Dès lors, par sa seule existence, elle vient se substituer soit au silence, soit aux vociférations qu’on attend ou qu’on redoute de cette classe et ainsi manifester une pensée, aussi précaire et démunie soit-elle. Même quand l’auteur se contente de copier une analyse ou des mots d’ordre élaborés ailleurs et plus haut, tel ce militant attaché à reprendre littéralement des formules de son organisation, un acte politique, parfois minuscule, est posé : car une ouvrière ou un ouvrier, supposé(e) d’abord travailler et se taire, vient prendre la parole et faire un pas de côté, qui prolonge le plus souvent celui opéré par l’organisation dans laquelle il ou elle se reconnaît.

C’est pourquoi l’écriture participe de l’émancipation, la permet, la traduit et l’amplifie tout à la fois. Contre la subordination et l’assignation au silence et à une place, un texte vient manifester un écart, pour contredire, porter témoignage, et, plus rarement, faire entendre une voix singulière. Or l’émancipation marque un trajet et opère un déplacement, au terme desquels l’ouvrière ou l’ouvrier ne se trouve pas, ou plus, là où l’on l’attendait et, peut-être, là où l’on l’espérait : il ou elle adopte en effet des positions inattendues, singulières, à la fois étonnantes et individuelles, qui signalent la trajectoire d’un sujet. L’émancipation ouvrière vient bousculer et compliquer, sans nécessairement défaire, l’assignation à la classe et à ses organisations : elle reconfigure sans cesse les partages traditionnels. L’ouvrier, dont la prise d’écriture traduit l’émancipation, vient surprendre, déconcerter, par sa radicalité ou sa modération, ses engagements nouveaux ou son retrait ; il peut alors susciter l’espoir ou l’effroi, la déception peut-être.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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