Libérer le travail (Thomas Coutrot)

L’excellent podcast Penser le travail m’aura décidément permis de découvrir des auteurs de talent et des livres passionnants. C’est encore une fois le cas avec Libérer le travail de l’économiste et statisticien Thomas Coutrot, publié en 2018 chez Seuil.

La moitié des Français expriment un mal-être au travail. Une organisation néo-taylorienne soumise au rendement financier est en train de détruire notre monde commun. Cette machine à extraire le profit écrase le travail vivant : celui qui mobilise notre corps, notre intelligence, notre créativité, notre empathie et fait de nous, dans l'épreuve de la confrontation au réel, des êtres humains.

Contre les “ réformes ” néolibérales du travail, on a raison de lutter. Mais pour défendre les conquêtes du salariat et prendre soin du monde, il nous faut repenser le travail. Nous avons besoin d'un souffle nouveau, d'un “ avenir désirable “. La liberté, l'autonomie, la démocratie au travail, doivent être replacées au cœur de toute politique d'émancipation.

La gauche politique et syndicale a trop longtemps privilégié le pouvoir d'achat au pouvoir d'agir dans le travail. Paradoxalement, les innovations dans ce domaine sont d'abord venues des managers : “ l'entreprise libérée ” inspire des initiatives patronales souvent futiles et parfois stimulantes. Des consultants créatifs proposent des modèles “ d'entreprise auto-gouvernée ” plus audacieux que les rêves autogestionnaires les plus fous. Mais surtout, des expériences multiples fleurissent un peu partout inspirées du travail collaboratif, du care, de la construction du commun, qui sont autant d'écoles d'une démocratie refondée.

Et si on libérait le travail, vraiment ? C'est possible : ce livre en fait la démonstration !

Thomas Coutrot dresse un panorama critique de la situation du travail, d’abord basé sur des études statistiques qu’il connait parfaitement. Il analyse ensuite ce qu’il appelle les impenses de la gauche sur le travail, puis les apports et les impasses du management dit humaniste, notamment à travers l’exemple les fameuses « entreprises libérées ». Enfin, il propose de remettre le travail vivant au coeur de la démocratie.

Je vous propose quelques citations relevées au cours de ma lecture :

Introduction

Sur la fin du « compromis fordiste » après les « Trente Glorieuses » :

Les « Trente Glorieuses » furent fondées sur un compromis social où les salariés acceptaient de subir un « travail en miettes » aliéné en échange de hausses de salaires. Ce « New Deal » entre subordination du travail et croissance économique partagée n’est désormais ni possible ni souhaitable, ne serait-ce que pour le climat dont la dégradation s’accélère de façon inquiétante. Nous avons besoin d’un souffle nouveau, d’un imaginaire mobilisateur, d’un « avenir désirable ».

Sous le joug financier, notre travail est en train de détruire notre monde commun. Souffrance au travail et destruction écologique ont la même source : une organisation néotaylorienne du travail focalisée sur le rendement financier et indifférente à ses autres effets. Cette machine à extraire le profit écrase le travail vivant : celui qui mobilise notre corps, nos sens, notre intelligence, notre sensibilité, notre créativité, notre empathie, et fait de nous, dans l’épreuve de la confrontation au monde, des êtres humains. Elle veut en faire un travail standardisé, numérisé, automatisé, délocalisé, converti en chiffres, indicateurs, ratios financiers et finalement en capital accumulé, que Marx qualifiait de « travail mort » pour rappeler que les équipements proviennent toujours d’un travail passé. Ce « travail mort » fait de nous des précaires, surnuméraires, harcelés, pressurés, déprimés, juste bons à nous endetter, à consommer et polluer à outrance pour nous sentir encore exister.

Sur les liens entre subordination au travail et autoritarisme politique :

Mais si l’épidémiologie a bien documenté les dégâts que la dégradation du travail inflige à la santé, les sciences politiques n’ont pas pris la mesure des dégâts causés à la démocratie : je montrerai ici comment la soumission imposée dans le travail pousse les salariés à la passivité ou à l’autoritarisme politique dans la cité.

Sur la nécessaire centralité du travail dans les luttes politiques :

Je demeure convaincu, avec des raisons malheureusement de plus en plus solides, que le capitalisme mène à l’effondrement de l’humanité et de la nature dont elle fait partie. Mais je rejoins le diagnostic radical de Bruno Trentin, penseur et dirigeant syndical italien, auteur de La Cité du travail4 : avec la gauche du XXe siècle, nous avons fait fausse route. Nous avons cru pouvoir contrer le capitalisme avec la démocratie politique, par les nationalisations, la redistribution des richesses, la planification démocratique. Mais la sphère du travail imprime sa marque sur l’ensemble des comportements et des rôles sociaux. Obéir aux ordres durant toute une vie de travail ne prédispose pas à l’exercice du libre arbitre dans la cité. Pour qu’un peuple puisse déployer ses capacités démocratiques, il ne suffit pas de changer ceux qui commandent au travail, il faut remettre en cause la subordination. Il ne suffit pas d’accroître les richesses produites : il faut les définir et les produire autrement. La lecture de Trentin a renforcé ma conviction de la centralité du travail – du travail réel, concret, vivant, par opposition au travail prescrit, abstrait, mort – dans la lutte pour une société plus juste et durable.

1. Peut-on en finir avec le travail ?

Sur le travail comme fondement des sociétés humaines :

Pour les anthropologues, « contrairement aux autres animaux sociaux, les hommes ne se contentent pas de vivre en société, ils produisent de la société pour vivre ». Ils produisent donc la société en travaillant : le travail est à l’origine du lien social, car « si les êtres humains s’efforcent de faire société, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils ont la volonté de coopérer dans le travail, parce que travailler ensemble est une nécessité vitale ». L’organisation et la répartition du travail déterminent le découpage des sociétés en classes. Son rejet sur les esclaves ou les serfs caractérise des sociétés radicalement inégalitaires, tandis que la quasi-généralisation du salariat, y compris pour les femmes, favorise « l’égalisation des conditions » évoquée par Tocqueville. Le capitalisme est la première forme de société où le travail (sous sa forme salariée) constitue la substance même des rapports sociaux. Mais cela ne veut pas dire qu’il a « inventé » le travail. Aucune loi d’airain économique ni technologique ne détermine comment s’organise et se répartit le travail, mais il s’agit de choix sociaux et politiques, comme j’en donnerai maints exemples. Aucune fatalité ne condamne non plus le travail à être un enfer.

Sur le travail vivant et sa confrontation au réel :

Travailler, c’est se confronter à la résistance du réel. Face à la variabilité de la météo, au sac de ciment trop lourd, à l’animal rétif, à la machine en panne, à la cliente désagréable, au problème compliqué de fluide des corps…, les consignes et règles formelles donnent des repères, mais ne sont jamais suffisantes : pour bien faire le travail, il faut inventer. À suivre strictement les règles, on ne fait rien de bon, et on peut même bloquer complètement la production (« grève du zèle ») : il faut toujours les interpréter, voire les contourner.

L’écart entre travail prescrit et travail réel a deux effets majeurs qui donnent toute sa place au travail vivant. D’une part il doit être comblé par l’irréductible créativité de l’individu au travail. Face à l’imprévu qui surgit en permanence, l’improvisation est de mise, appuyée sur l’expérience de situations antérieures similaires. Une tâche entièrement routinière finit tôt ou tard par être automatisée. D’autre part il rend nécessaire la création collective de règles de travail officieuses, ces « régulations autonomes9 » issues de l’expérience et des échanges entre collègues, transmises et remaniées au fil du temps. Ces règles soutiennent la capacité d’improvisation. Le travail vivant, c’est l’activité réelle de la personne au travail : ce qu’elle déploie de sensibilité, d’affects, d’intelligence, d’inventivité, d’empathie avec les autres et avec les choses, afin de surmonter les obstacles et d’atteindre les objectifs assignés par l’organisation.

Sur les effets désastreux du capitalisme :

Marx disait déjà que le capitalisme ne peut se développer « qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur », autrement dit la nature et le travail.

Le capitalisme mondialisé est non seulement instable, mais surtout insoutenable pour la santé des travailleurs et de l’environnement. C’est littéralement devenu une question de vie ou de mort : la qualité du travail – de son activité et de ses produits – devrait devenir un enjeu central du débat public et un levier majeur de transformation sociale. Les travailleurs ne se reconnaissent plus dans un travail insalubre et sans qualité. Les riverain.e.s, les consommatrices, les citoyen.ne.s s’inquiètent des risques de pollution, des produits toxiques ou frelatés, des services de mauvaise qualité, du pouvoir excessif des lobbies et des transnationales …

2. L’impensé de la gauche sur le travail

Sur les deux gauches face au travail :

Il faut à cet égard distinguer entre deux grands courants de pensée à gauche : le courant majoritaire, progressiste, productiviste et partisan de l’organisation scientifique du travail ; et le courant coopératif-autogestionnaire, par principe soucieux de démocratie dans le travail.

Le premier courant – « la gauche contre le travail » – représente la majeure partie du mouvement ouvrier et des « intellectuels organiques » de la gauche, qui se sont rangés derrière le drapeau de la rationalisation taylorienne. Leur indifférence (quand ce n’est pas de l’enthousiasme) vis-à-vis des conséquences du taylorisme sur le travail vient de la priorité absolue qu’ils accordent au développement des forces productives, condition à leurs yeux de la possibilité du socialisme.

Le deuxième courant, minoritaire mais vivace, considère au contraire que l’émancipation doit commencer par et dans le travail. Le mouvement coopératif et les théoriciens de l’autogestion donnent ainsi la priorité à la démocratie sur le lieu de travail. Mais, paradoxalement, ces expériences et ces théories, même lors de leur apogée des années 1970, n’ont presque jamais débouché sur une remise en cause sérieuse de l’organisation « scientifique » du travail : nous consacrerons le chapitre suivant à cette « gauche sans le travail ».

Sur les coopératives et leurs limites :

C’est la coopération ouvrière qui, du XIXe siècle à aujourd’hui, a constitué la forme la plus vivace de démocratie au travail. Dans la coopérative, tout à l’inverse de la commandite, les travailleurs déterminent ce qu’ils vont produire. Mais – c’est le paradoxe sur lequel je n’ai cessé de buter dans cette recherche – ils le font le plus souvent dans le cadre d’une organisation hiérarchique inchangée. Bien sûr, dans les coopératives, le capital est détenu par les travailleurs, ceux-ci élisent les dirigeants, les profits alimentent des réserves non partageables, les inégalités de rémunération sont faibles. Tout cela n’est aucunement négligeable, mais la division « scientifique » du travail n’est pas contestée : les principes du mouvement coopératif ne comportent aucune indication sur les modalités de l’organisation concrète du travail15. Et, en pratique, la plupart des recherches menées sur les coopératives soit ignorent la question de l’organisation du travail, soit observent qu’elle diffère peu des entreprises classiques.

Sur les 4 typologies de coopératives :

Quatre profils de Scop sont distingués en croisant deux critères : le projet politique est-il (ou non) distingué de la gestion économique ? Le pouvoir de décision est-il (ou non) concentré au sommet de la structure ? Dans les coopératives « managériales » et « corporatives », le pouvoir de gestion est de facto concentré dans les mains des dirigeants élus, jugés les plus compétents. Cependant à la différence des « managériales », les « corporatives » conservent un projet politique, une idéologie égalitaire et solidaire qui les différencie d’une entreprise classique ; en outre, les travailleurs y sont souvent des professionnels qui ont une certaine autonomie dans leur travail, par exemple les ouvrier.e.s qualifiés du bâtiment. Les Scop « sociétariales » ont un peu oublié leur projet politique mais disposent néanmoins de modes de gouvernance qui empêchent la monopolisation du pouvoir interne par les « compétents ». Cependant elles recourent comme les « managériales » à une organisation hiérarchisée du travail. Seules les Scop « autogestionnaires » mettent en cause la hiérarchie figée des postes de travail, privilégiant un « mode de coordination, en direct et très informel, parfois lié à la présence de tous les membres dans un même local sans séparation ». Mais ce type d’organisation ne s’observe que dans des petites entreprises (moins d’une vingtaine de salarié.e.s) que Jean-Louis Laville qualifie de « groupes fusionnels », où chacun travaille indépendamment, sans nécessité de forte coordination mais en partageant une identité professionnelle. Dès qu’une Scop dépasse ce seuil, elle adopte une organisation classique, fût-elle adoucie par un management participatif.

Sur la vague autogestionnaire :

On sait que la formidable popularité de l’idée autogestionnaire est alors fondée sur deux piliers : une puissante vague de luttes ouvrières et démocratiques en Europe autour de 1968, et une critique sévère de la bureaucratie stalinienne par le régime de Tito en Yougoslavie. On sait aussi que cet engouement disparaîtra brutalement avec la crise des années 1980 et le tournant idéologique néolibéral qui emportera la « deuxième gauche » cfdétiste et rocardienne. Pourtant, de 1968 au congrès du « recentrage » de la CFDT en 1978, ce sont dix années d’effervescence intellectuelle et d’expérimentation concrète d’autres manières de vivre et de produire ensemble. L’autogestion, c’est la réponse de la jeunesse ouvrière et étudiante européenne aux technocrates capitalistes et socialistes.

3. Apports et impasses du management humaniste

Sur les si bien nommés « planneurs » :

La prise de pouvoir de la finance sur la production s’est traduite par la prise de pouvoir des consultants en organisation sur les systèmes de travail des grandes entreprises. Deloitte, EY (anciennement Ernst & Young), KPMG, PricewaterhouseCoopers, les « Big Four » du consulting, monopolisent la plus grande partie des missions en la matière. Ils fixent les procédures et les normes, choisissent les logiciels et les indicateurs, déterminent les obligations de performance et de reporting des salarié.e.s. La finalité de ces systèmes est d’assurer la plus grande transparence possible sur les résultats du travail pour permettre aux managers de renforcer la pression sur les collectifs de travail par un benchmarking permanent. Mais les consultants ne consultent ni même ne rencontrent le moindre travailleur. À la différence des ingénieurs tayloriens qui allaient quand même dans l’atelier chronométrer les ouvrier.e.s, ils sont totalement coupés des salarié.e.s d’exécution. Ils n’ont aucun contact avec le travail réel, qu’ils n’entrevoient qu’à travers des chiffres, des courbes et des e-mails. Marie-Anne Dujarier les appelle avec humour et pertinence les « planneurs ».

Sur les présupposés obsolètes du taylorisme :

McGregor montre que la philosophie taylorienne du management – commander et contrôler – repose sur des présupposés obsolètes, la « théorie X » : les hommes seraient naturellement paresseux et tire-au-flanc, incompétents et rétifs aux apprentissages, motivés uniquement par l’appât du gain… La « théorie Y » pose à l’inverse que les hommes peuvent aimer le travail comme un jeu s’il est bien organisé ; qu’ils s’engagent volontiers pour atteindre les objectifs auxquels ils adhèrent ; qu’ils recherchent le développement de leurs capacités et la reconnaissance d’autrui au moins autant que des gratifications monétaires ; et qu’ils ont pour la plupart des compétences et une créativité délaissées par les organisations hiérarchiques.

Sur l’échec des tentatives de « libérer » les entreprises :

Revenant sur sa riche carrière de consultant en management participatif, Marvin Weisbord observe avec regret que les projets qu’il a menés « ont rarement duré plus longtemps que le mandat des dirigeants qui les ont initialement soutenus ». Pourquoi le départ d’un dirigeant hétérodoxe signifie-t-il en général un retour au business as usual ? La raison tient en un mot : le pouvoir. « Si le profit était leur vraie motivation, tous les dirigeants mettraient en place une organisation du travail participative. On sait depuis des décennies que l’implication des travailleurs permet d’augmenter de 20 à 40 % la productivité. Mais pour beaucoup d’entre eux, l’objectif est le pouvoir et le contrôle. » Tout est dit.

Sur la fausse libération de la hiérarchie dans les entreprises dites « libérées » :

En filigrane, il est clair qu’abandonnant l’autorité hiérarchique au quotidien, le dirigeant acquiert en fait un pouvoir symbolique encore plus fort : il est celui qui a instauré et qui peut à tout moment suspendre la liberté du travail. Plus encore, alors que les cadres intermédiaires, eux, sont vraiment dépouillés de toute autorité, lui demeure la seule figure du pouvoir. Car il incarne à lui seul les nouveaux principes de l’organisation ; c’est à lui qu’on demande un arbitrage lorsque la liberté amène à des conflits indécidables. Subtile construction : le dirigeant se dépouille d’une autorité partagée et souvent contournée pour acquérir un pouvoir solitaire et incontesté. Et se désintéresse du profit pour finir par l’augmenter…

Sur l’échec des entreprises dites « libérées » :

Si les réalisations déçoivent souvent, c’est que le ver était d’emblée présent dans le fruit de « l’entreprise libérée ». La démarche démarre toujours par une décision unilatérale d’un « leader libérateur ». Ni Laloux ni Robertson (et encore moins Getz et Carney) ne voient de contradiction entre le droit de propriété capitaliste et l’autogouvernement du travail. La raison d’être évolutive de l’entreprise est concoctée par le dirigeant, à charge aux salarié.e.s de s’en pénétrer ensuite. Le dirigeant et les actionnaires qui l’ont nommé conservent le droit de propriété dans ses trois dimensions d’usus, fructus et abusus : l’asymétrie demeure entre capital et travail. Usus : tout comme ils ont décidé de « libérer » l’organisation du travail, ils peuvent à chaque instant revenir en arrière. Fructus : les salarié.e.s peuvent influencer les augmentations individuelles, mais les actionnaires gardent la mainmise sur le partage de la valeur ajoutée. Abusus enfin : les propriétaires peuvent à tout moment vendre l’entreprise ou démettre le dirigeant « libérateur ». Le changement d’actionnaire ou de dirigeant se traduit en général par l’abandon du modèle organisationnel innovant.

4. Le travail vivant au coeur de la démocratie

Sur la notion de travail abstrait :

Le travail sous le capitalisme a deux faces indissociables, à la fois concrète et abstraite. « D’un côté c’est un type de travail spécifique qui produit des biens particuliers pour d’autres ; mais d’un autre côté le travail, indépendamment de son contenu spécifique, sert aux producteurs de moyen pour acquérir les produits des autres, la spécificité du travail est abstraite des produits qu’on acquiert par le travail. » Le point décisif est que le travail est non seulement « abstrait » des produits qu’on acquiert mais aussi de ceux qu’on fabrique. Il n’est pas déterminé par la production de richesses (les biens et services concrets) mais par la production de valeur (le profit monétaire). Peu importent l’effort, l’habileté, la souffrance ou la joie du travailleur, peu importe l’utilité (la valeur d’usage) de sa production : la seule chose qui compte pour le système, c’est la valeur (d’échange) qu’il produit.

Sur le mouvement ouvrier face au travail abstrait :

Le mouvement ouvrier a puissamment œuvré pour civiliser le capitalisme : partager la productivité, réduire la durée du travail, la peur du lendemain et les inégalités. Les travailleurs eux-mêmes, dans leur activité quotidienne de travail, ne se plient pas totalement à la logique du travail abstrait : individuellement et dans leurs collectifs informels de travail, ils rusent avec la prescription pour faire malgré tout leur travail correctement. Mais, en tant que classe, le salariat n’a pas su proposer une autre logique sociale que celle de la valeur. Le dépassement du capitalisme suppose un mouvement social qui dépasse également la défense des intérêts des travailleurs en tant que salariés, car celle-ci est nécessairement « centrée sur le travail tel qu’il est défini dans le cadre socio-économique existant : le moyen nécessaire à la reproduction individuelle ».

Sur la nécessaire lutte contre la subordination :

On peut ajouter qu’une classe sociale constituée dans et par un rapport de subordination ne saurait porter, en tant que classe, l’idéal de l’auto-gouvernement : les révolutions faites au nom du salariat n’ont jamais débouché sur la construction durable d’une culture de l’insoumission, bien au contraire. Comme le disait déjà Simone Weil, « avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante ». Redéfinir une stratégie d’émancipation crédible supposera de « défendre les intérêts des travailleurs tout en participant à la transformation des travailleurs », de leur travail et de leurs intérêts. Cela n’est sans doute pas impossible : le mouvement ouvrier du XIXe siècle ne visait-il pas explicitement l’abolition du salariat et la libre association des travailleurs ?

Sur le citoyen-travailleur :

Dans nos sociétés capitalistes libérales, l’espace public est soumis à la grammaire de la justice démocratique, tandis que le système du travail est régi par l’inégalité et la hiérarchie. Cette contradiction se traduit pour chaque individu par une opposition entre ces droits de citoyen et ces droits de travailleur salarié. Isabelle Ferreras, dans sa Critique politique du travail, relève que cette contradiction entre capital et démocratie transparaît fortement dans l’aspiration des salariées – dans sa recherche, des caissières de la grande distribution – à être considérées comme des citoyennes y compris dans leur travail.

Sur le refus par les libéraux de la planification centralisée, sauf à la tête des entreprises :

Mais comment justifier, du point de vue libéral, que la planification centralisée, discréditée comme mode de gouvernance de l’économie, persiste pour la gouvernance interne des entreprises ? De fait, les hauts dirigeants des multinationales élaborent des plans stratégiques à cinq ans et donnent des ordres détaillés à leurs subordonnés pour les réaliser, à peu près comme les bureaucrates du Gosplan soviétique et souvent avec le même manque de succès …

Sur les liens entre conditions de travail et comportement électoral :

Autrement dit, les ouvrier.e.s qui votent Le Pen ou s’abstiennent sont moins autonomes dans leur travail que ceux et celles qui votent pour d’autres candidats30. En outre, d’autres conditions de travail caractéristiques des ouvrier.e.s (comme la pénibilité physique, la faible demande psychologique ou émotionnelle) ne sont pas associées au vote Le Pen ni à l’abstention, ce qui confirme la spécificité du lien entre autonomie et vote : s’abstenir ou voter à l’extrême droite sont moins des protestations contre des conditions de travail et de vie délétères qu’une contamination de la passivité imposée au travail vers le champ civique. Si nombre d’employé.e.s et d’ouvrier.e.s se sont porté.e.s vers l’abstention ou le vote FN, ce n’est donc pas sans rapport avec leur manque de liberté au travail : redonner du pouvoir d’agir aux salarié.e.s dans leur travail individuel et collectif serait sans doute plus efficace contre l’abstention ou l’idéologie d’extrême droite que les campagnes de civisme ou de culpabilisation antiraciste.

Sur la réduction du temps de travail :

La réduction du temps de travail est tout à fait souhaitable pour mieux répartir le travail, à condition de se défaire de la vision abstraite d’un partage quantitatif et de veiller à sa transformation qualitative. La RTT a trop souvent été conçue comme une compensation à l’intensification et à l’aliénation du travail. Ce n’est pas d’abord d’une réduction du temps de travail, mais d’une augmentation de la liberté du travail qu’on peut attendre une revitalisation démocratique.

Sur l’articulation entre liberté du travail et démocratisation :

Alexis Cukier propose une éclairante synthèse des débats autour des rapports entre travail et démocratie en distinguant « deux modèles de la centralité politique du travail », selon que la liberté du travail est considérée comme le résultat ou comme la condition de la démocratisation des rapports sociaux dans leur ensemble.

Le modèle de Marx consiste à « révolutionner les institutions pour démocratiser le travail » : la prise du pouvoir et la destruction de l’État bourgeois, l’abolition de la propriété privée et la socialisation de la production sont les préalables à l’épanouissement de la liberté du travail, qui peut seulement alors devenir « le premier besoin de la vie ». Les actuelles coopératives ouvrières, par exemple, n’ont pas de valeur en elles-mêmes comme anticipations d’un travail libéré, mais comme manifestations de l’autonomie politique du prolétariat.

Pour John Dewey en revanche, il faut partir du travail pour transformer les institutions. L’atelier et le bureau doivent devenir des écoles de l’autonomie : le philosophe pragmatiste prône « un modèle d’organisation du travail radicalement démocratique qui implique que tous les travailleurs puissent devenir dans leur activité à la fois dirigeants, managers et ouvriers 38 », car l’activité déployée (ou non) durant le temps du travail joue un rôle décisif sur la formation des compétences des citoyens.

Mais il semble qu’on bute ici sur un cercle vicieux : comment libérer le travail sans changer les institutions qui l’organisent ? Et comment transformer ces institutions si le pouvoir d’agir des citoyens-travailleurs reste atrophié par le travail ? Seule une stratégie dialectique permettra de rendre ce cercle vertueux : il faudra s’appuyer sur les innovations sociales pour conquérir des positions dans les institutions, puis utiliser celles-ci pour renforcer les pratiques démocratiques de travail, ce qui renforcera ainsi la dynamique des changements institutionnels, etc. Il reste que Dewey a sans doute raison contre Marx : l’impulsion doit venir de l’expérimentation à une échelle significative de formes émancipatrices de travail. C’est la voie ouverte par les acteurs sociaux qui portent de nouvelles pratiques du travail vivant.

Sur le travail collaboratif :

Très tôt Internet s’est construit comme un outil privilégié pour organiser la coopération horizontale et souvent bénévole autour de projets fédérant des milliers puis des millions de contributeurs. Parmi cette myriade de projets, beaucoup ont réussi, certains ont atteint des dimensions colossales (Wikipédia, Linux et les logiciels libres…). Des plates-formes d’exploitation du précariat comme Uber ou Amazon cherchent à s’approprier le label « collaboratif ». L’usurpation est manifeste : le terme n’a de sens que pour qualifier des dispositifs de coopération entre pairs, basés sur l’ajustement mutuel, et non sur la hiérarchie. Les plates-formes de travail ne peuvent en aucun cas se prétendre « collaboratives » puisqu’elles reposent sur des inégalités structurelles de pouvoir ou de statut, comme entre les chauffeurs et la plate-forme Uber, ou bien entre les « fournisseurs » (ces micro-jobbers en ligne rémunérés quelques centimes par tâche) d’Amazon Mechanical Turk et leurs donneurs d’ordre.

Sur les liens entre travail collaboratif et communs :

Ces projets collaboratifs donnent naissance à des « communs » au sens d’Elinor Ostrom : un ensemble de règles définies par une communauté en vue de produire et de partager des ressources de façon collaborative et durable. Ces ressources étaient initialement, dans les travaux d’Ostrom, des biens naturels (eau, forêt, poissons…). Puis l’approche par les communs a été étendue aux connaissances6. Elle s’applique désormais à des projets de toutes sortes, agricoles, industriels, commerciaux ou financiers : les communs ne sont pas des ressources particulières, naturelles ou informationnelles, mais une manière d’organiser collectivement et démocratiquement la production et l’accès à des ressources, quelle que soit leur nature.

Pour clarifier les rapports conceptuels entre « communs » et « travail collaboratif », on peut dire que tout commun repose nécessairement sur du travail collaboratif, c’est-à-dire une coopération entre pairs. En revanche, tout travail collaboratif ne produit pas nécessairement un commun : beaucoup d’expériences n’ont pas perduré, échouant à définir (de façon collaborative !) les règles qui auraient permis de stabiliser un commun autour du projet.

Sur l’articulation entre crise écologique, capitalisme et démocratie au travail :

Le capitalisme s’étend au-delà de ce qu’il peut contrôler en marchandisant sans trêve les services publics fondamentaux, la monnaie, la terre, le corps humain, la nature en général. Il commande au-delà de ce qu’il peut imposer en se livrant à sa pulsion mortifère vers l’abstraction du travail, ce projet sans cesse relancé de « dévitalisation du travail vivant ». Il dépense au-delà de ses propres ressources en épuisant les travailleurs, les liens sociaux et les écosystèmes. L’hubris capitaliste est infiniment plus dévastatrice que celle des régimes oppressifs antiques ou médiévaux, car elle étreint l’ensemble des écosystèmes et menace la vie même.

À la source de ces périls se trouve la question de la démocratie au travail : qui décide quoi produire, comment le produire, au profit de qui ? Le travail doit être libéré de l’étouffante emprise financière pour laisser une chance à la vie. Il ne s’agit pas de « revenir au point de départ », mais d’instituer de nouvelles formes d’organisation du travail plus proches des « fondements essentiels de la vie » pour cesser d’avoir honte de ce que nous faisons au monde.

Pour une politique du travail vivant :

Résistance et créativité qui s’incarnent dans les réalisations du travail collaboratif, de l’économie solidaire et des acteurs locaux de la transition, mais aussi, dans les lieux de travail ordinaires, par le déploiement spontané du souci de bien faire et du care ou, plus rarement, les recherches-actions syndicales sur la qualité du travail. Une politique du travail vivant, ce serait en premier lieu l’affirmation sur la scène publique d’une cause commune à ces initiatives, celle de la défense et de la promotion du travail vivant contre les logiques du capital et de l’abstraction scientiste. Un mouvement social pour le travail vivant, en défense de la vie. Si nous le décidons, cette exigence pourrait irriguer de plus en plus profondément les luttes syndicales et écologistes qui se posent bien toutes cette même question : « Quel monde voulons-nous construire ? »

En guise de conclusion :

C’est en développant le débat public et les luttes communes pour promouvoir le travail vivant et instituer la qualité du travail concret, qu’on pourra rendre visibles les dégâts du productivisme sur la santé des personnes et du monde, travailler à des alternatives sociales et écologiques, particulièrement en matière d’emploi, et contester les rapports de pouvoir qui bloquent ces alternatives.

Comme le montrent associations et syndicats unis dans de nombreux pays autour de plates-formes pour les emplois climatiques, la transition écologique n’est en rien une menace mais bien plutôt une formidable opportunité pour l’emploi à condition de redistribuer les richesses pour financer les reconversions professionnelles.

Ces débats et ces mobilisations doivent partir du niveau local mais s’étendre jusqu’au global car la nature des défis l’exige : le mouvement altermondialiste devra trouver les moyens de rebondir malgré les dérives sécuritaires, racistes et nationalistes alimentées par le terrorisme et la peur du lendemain.

Construire ces alliances pour le travail, la nature et la démocratie est une tâche difficile. Elle ne sera possible que si les syndicats parviennent à expérimenter et construire une stratégie revendicative sur le travail de qualité, à distance des exigences actionnariales, pour commencer à faire valoir d’autres objectifs qu’une rentabilité financière déraisonnable et de court terme.

Les salarié.e.s ne pourront reprendre en main leur travail qu’en s’appuyant sur les attentes des parties prenantes extérieures à l’entreprise, sur les aspirations des citoyen.ne.s à un travail autonome et de qualité, seuls garants de la préservation des équilibres écologiques et de la démocratie. C’est le fond de la question écologique : on ne peut pas vouloir sauvegarder la planète en piétinant le travail : c’est très largement par et dans le travail que la possibilité même d’une vie humaine décente sera préservée, ou finira par être détruite sans doute plus vite qu’on ne l’imagine.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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