Littérature et Révolution (Joseph Andras & Kaoutar Harchi)

Suite et fin de ma plongée dans les ouvrages publiés en ce début d’année autour du thème de la littérature politique, avec ce Littérature et Révolution co-écrit par l’écrivain Joseph Andras et la sociologue et autrice Kaoutar Harchi. J’avais aimé le dialogue engagé par ces deux auteurs dans un entretien sur le site du magazine Frustration et j’étais curieux de voir cet échange se poursuivre dans ce livre publié par les éditions Divergences.

Tous les écrivains s'engagent. La question n'est donc pas celle-ci. Certains s'engagent en faveur du monde tel qu'il est fait. D'autres s'engagent à le défaire – avec plus ou moins de résultats. Il faut dire, foi du Syndicat national de l'édition, que le tirage national moyen d'un livre est de 5 000 exemplaires. Comment, dans pareil cadre, combattre en faveur d'un tout autre ordre social sans se raconter d'histoires ? La question est celle-ci. Joseph Andras, écrivain, et Kaoutar Harchi, écrivaine et sociologue, se la posent à haute voix dans ces pages. La discussion, à la fois analytique et personnelle, s'ancre dans l'histoire de la littérature et des luttes. Aux côtés du lecteur, elle ébauche la possibilité d'une écriture attachée à la construction d'une société d'égales et d'égaux – une société socialiste.

Sur la forme, je n’ai pas été totalement convaincu par le dispositif : le texte se présente comme un dialogue entre Joseph Andras et Kaoutar Harchi mais la mise en scène sonne parfois faux. Il y a des questions qui semblent sortir de nulle part alors qu’on aurait aimé creuser certaines réponses, et surtout des transitions qui m’ont semblées un peu artificielles et forcées.

Sur le fond, c’est nettement plus intéressant, et même passionnant par moments. Sur 240 pages environ, le texte se compose de trois parties :

  1. Écrire : sur le rapport des deux auteurs à la lecture et à l’écriture

  2. Combattre : sur la politique proprement dite, l’engagement, l’activité militante

  3. Publier, sur le statut d’auteur, y compris ses conditions matérielles de production et d’existence, et le rapport aux médias et au champ culturel de l’édition

J’en ai retenu quelques passages, que je vous propose ici.

Le livre commence joliment par cette citation de Victor Serge dans « Littérature et Révolution » en 1932 :

Une littérature qui poserait les grands problèmes de la vie moderne, s’intéressait au destin du monde, connaîtrait le travail et les travailleurs, découvrirait, en d’autres termes, les neuf dixièmes ignorés de la société – qui ne se contenterait pas de décrire le monde, mais penserait à le transformer, bref, serait active et non passive, ferait appel à toutes les facultés de l’homme, répondrait à tous ses besoins spirituels au lieu de se borner à distraire les riches –, une littérature de cette sorte serait, indépendamment même des intentions de ses créateurs, puissamment révolutionnaire.

Une définition de la gauche :

– Pour expliquer ton appartenance à cette tradition, tu as eu un jour cette définition qui m’avait frappé : « C’est de ne perdre personne. C’est s’inquiéter pour les absents ».

– En disant « être de gauche c’est s’inquiéter pour les absents », ça veut dire que la gauche porte l’inquiétude de son propre échec et la responsabilité des pertes humaines que cet échec entraînerait. C’est terrible, à mon sens, d’être de gauche.

– Terrible ?

– Oui car être de gauche, c’est ce paradoxe : l’échec assuré, et l’effort continu et collectif de se rassurer par la lutte que cet échec ne surviendra pas.

Sur la révolution :

– Le préalable de la révolution est, à mon sens, la grève. Et plus généralement le blocage. Que la révolution ait pour premier mouvement l’interruption du mouvement lui-même, la mise à l’arrêt de ce qui a cours. J’entends faire la révolution au sens de faire cesser. Cette idée de cessation est peut-être le premier pas vers quelque chose qui tendrait vers la sécession. C’est l’idée de coupure, de rupture. Et avec quel ordre couper, rompre, si ce n’est tout d’abord avec l’ordre de la production. La révolution se doit d’être un déchaînement. L’acte de déchaîner, de libérer les travailleurs et les travailleuses de la chaîne. Les travailleurs et les travailleuses possèdent, entre leurs mains, dans tout leur corps – je parle du corps travaillant –, ce pouvoir potentiel de faire advenir, donc, ce qui est déjà venu et qui doit toujours être envisagé comme risquant, toujours, heureusement, de revenir.

– Les acteurs de la révolution ne sont que les travailleurs ?

– Non, ce sont tous ceux, toutes celles qui y croient et qui coordonnent leur vie selon cette croyance, dans une claire conscience ou une intuition plus diffuse.

Plus loin, toujours sur la révolution :

– C’est quoi, pour toi, la révolution ?

– Je peux proposer une définition : processus par lequel l’organisation collective de l’existence, ordinairement confisquée par une minorité fortunée, devient l’affaire des gens ordinaires. Ou bien reprise en main populaire du quotidien pour une vie collective digne du nom de vie. Aristote n’était pas un révolutionnaire mais sa définition de la polis est extensible à la visée révolutionnaire : « communauté d’égaux en vue d’une vie qui soit potentiellement la meilleure ». Par « révolution », j’entends donc « accomplissement de la démocratie ».

Sur la démocratie :

– Estimes-tu que nous vivons en démocratie ?

– Bien sûr que non. Et je m’empresse d’ajouter : nous ne vivons pas non plus en dictature. J’ai travaillé sur la Turquie d’Erdogan, je sais très bien que, sous son pouvoir, nous serions en taule pour nos écrits. J’ai insulté Darmanin par voie de presse, j’ai écrit que Macron et son régime devaient tomber puisqu’ils avaient du sang sur les mains ; je sais que des flics ne vont pas cogner à ma porte. Mais c’est tout le piège : la pensée régnante oppose la démocratie à la dictature. C’est une vision extrêmement faible, bornée, médiocre de la démocratie. La démocratie parlementaire, ce n’est pas la démocratie. La démocratie représentative, ce n’est pas la démocratie. Mais je réinvente la roue : cette analyse, amplement étayée, est vieille comme la Grèce des Ve et Vie siècles avant notre ère. Nous vivons sous un régime oligarchique. Ploutocratique. Nous sommes dépossédés de notre pouvoir d’agir. Prends les dernières législatives : 11% d’inscrits ont voté pour Macron. Une poignée tient le pays en otage. Cadenasse tout. Quelle est la composition sociologique de l’Assemblée ? Combien y’a-t-il d’ouvriers ? Qu’a-t-on fait du résultat du référendum sur la Constitution européenne, en 2005 ? Croire que voter tous les cinq ou sept ans relève de la démocratie est une farce, sinistre avec ça. Être « citoyen » n’est pas élire des « représentants » mieux payés que le montant moyen du salaire net – représentants qui n’ont aucun compte à rendre à leurs électeurs et ne sont pas contrôlables à tout instant, révocables à tout instant. Il ne s’agit pas d’être ingouvernables mais de nous gouverner. Décidons-nous de la production ? Du marché ? Du fonctionnement du travail et des grandes entreprises ? De l’élaboration des technologies de surveillance ? Du foncier et du parc immobilier ? De l’existence de la publicité ? De la conduire des grands médias ? Des opérations militaires internationales ? De l’administration des « forces de l’ordre » ? Des politiques énergétiques ? Des tarifs des transports en commun ? De la politique monétaire et du système bancaire ? De la souveraineté de la banque centrale ? Nous ne décidons de rien ! Une révolution démocratique – pour user d’un pléonasme – est la condition qui nous permettra, enfin, de refaire de la politique.

Sur la révolution et la violence :

– Tu sais très bien ce que les privilégiés disent : la révolution, c’est la violence.

– Ce sont toujours les puissants qui déterminent le niveau de la violence, ce sont eux qui s’accrochent à leurs privilèges, ce sont eux qui envoient l’armée et la police. La révolution, ça n’a rien de romantique. Quelque part, c’est à regret que j’entrevois la nécessité d’une révolution : ils ne nous laissent pas le choix. Ils nous forcent à les forcer à partir pour que chacun puisse vivre dignement. Ils nous contraignent à les contraindre d’arrêter de tout bousiller. Nous sommes à un tel niveau de dépossession, de déprise, d’impouvoir, nous faisons face à de telles menaces systémiques que je ne vois vraiment plus comment nous pourrions nous passer d’une phase de rupture. La violence sur les personnes n’est jamais désirable. Elle est un échec. Mais dès lors que l’État, ses troupes et ses riches refusent l’abolition des injustices, refusent la construction d’une société sans classes, nous sommes en droit de nous défendre.

Sur la littérature et la révolution :

Oui, si les livres peuvent, par bonheur, avoir quelque retombée révolutionnaire, c’est ainsi. Lénine, sur ce point, était raisonnable : il exhortait les écrivains à produire des livres capables de devenir des « roues » ou des « vis » dans le vaste engrenage révolutionnaire. Des vis, ce n’est pas la dalle de béton, les murs porteurs ou la charpente. Là encore : ne pas se raconter d’histoires. La poésie ne « sauvera » pas « le monde » – les syndicalistes davantage. Nous sommes lus, dans les grandes largeurs, par les classes moyennes et supérieures diplômées. Mais cette catégorie de la population n’est pas étrangère au processus révolutionnaire. Une rupture avec le capitalisme peut obtenir son aval. Un changement effectif, même s’il doit se fonder avant tout sur les travailleurs ordinaires, sur les détenteurs de faibles revenus, ne pourra pas se faire sans les strates intermédiaires de la société. Orwell avait déjà tout dit dans « Le Quai de Wigan » : on doit rassembler les ouvriers, les épiciers, les terrassiers, les employés de bureau, les fonctionnaires, les ingénieurs, les voyageurs de commerce et même les petits-bourgeois déçus. Autrement instaurer une ligne claire entre ceux qui exploitent et ceux qui craignent leur patron et s’inquiètent de leurs factures et de leur loyer. Orwell appelait donc la constitution d’une « ligue », d’un « front ».

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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