Sans transition (Jean-Baptiste Fressoz)

Couverture de « Sans transition » de Jean-Baptiste Fressoz

Je poursuis ma lecture des ouvrages de Jean-Baptiste Fressoz avec celui par lequel je l’ai découvert : Sans transition. Dans ce livre publié en janvier 2024 dans la collection Écocène chez Seuil, l’historien des sciences, des techniques et de l’environnement propose, comme l’indique le sous-titre, une nouvelle histoire de l’énergie et met notamment en lumière l’étrangeté et la fausseté historique de la notion de transition énergétique.

Voici une histoire radicalement nouvelle de l’énergie qui montre l’étrangeté fondamentale de la notion de transition. Elle explique comment matières et énergies sont reliées entre elles, croissent ensemble, s’accumulent et s’empilent les unes sur les autres.

Pourquoi la notion de transition énergétique s’est-elle alors imposée ? Comment ce futur sans passé est-il devenu, à partir des années 1970, celui des gouvernements, des entreprises et des experts, bref, le futur des gens raisonnables ?

L’enjeu est fondamental car les liens entre énergies expliquent à la fois leur permanence sur le très long terme, ainsi que les obstacles titanesques qui se dressent sur le chemin de la décarbonation.

Je pourrais dire qu’avec ce livre Jean-Baptiste défend une histoire matérialiste au sens le plus fort du terme : au-delà de l’aspect énergétique, il s’intéresse à l’histoire des matières, de leur extraction, de leur production, de leur transformation, de leur consommation. Il fait l’histoire des moyens matériels de production, au-delà des découpages classiques entre énergies dites dominantes à chaque époque.

Comme pour l’ouvrage précédent de Jean-Baptiste Fressoz, je vais avoir du mal à le résumer ici, je vous propose donc un florilège de citations issues des 12 chapitres qui le composent.

Un extrait de l’introduction, qui éclaire parfaitement le projet du livre :

Ce livre raconte une nouvelle histoire de l’énergie permettant de comprendre l’étrangeté radicale de la notion de transition. Au lieu de présenter la succession des systèmes énergétiques au cours du temps, il explique pourquoi elles se sont accumulées sans se remplacer. Au lieu de considérer les énergies comme des entités séparées et en compétition, il dévoile l’histoire de leurs intrications et de leur interdépendance. L’enjeu est immense car ces relations symbiotiques expliquent la permanence des énergies primaires jusqu’à nos jours et constituent des obstacles majeurs sur le chemin de la décarbonation.

Ce livre propose aussi la première histoire de la « transition énergétique ». Non pas en tant que phénomène historique et matériel, mais en tant que futurologie, projet technologique et manière de comprendre les dynamiques de changement. Il explique pourquoi des raisonnements phasistes ont été appliqués à un domaine, l’énergie et le monde matériel, qui ne s’y prêtait absolument pas. Il raconte la carrière étrange de la transition, une futurologie hétérodoxe et mercantile – un simple slogan industriel – qui est revenue, à partir des années 1970, le futur des experts, des gouvernements et des entreprises, y compris celles qui n’avaient pas d’intérêt à ce qu’elle advienne.

Il explique pourquoi la transition énergétique nous empêche de penser convenablement le défi climatique. Depuis un demi-siècle qu’on l’invoque, cette notion a produit plus de confusion scientifique et de procrastination politique qu’autre chose. La transition projette un passé qui n’existe pas sur un futur qui reste fantomatique.

La transition énergétique parvient à faire passer pour anodin un futur radicalement étrange. Or, c’est de l’histoire, d’une histoire fausse, qu’elle tire sa force de conviction et son apparence de plausibilité. Comme en écho aux transitions du passé – du bois au charbon, puis du charbon au pétrole – il nous faudrait maintenant, face au réchauffement, en accomplir une troisième vers le nucléaire et les renouvelables. La crise climatique commanderait de poursuivre l’histoire du capitalisme et de l’innovation, de l’accélérer même, pour hâter l’avènement d’une économie libérée du carbone. Grâce à la transition, le changement climatique appelle à un changement de technologie et non de civilisation. L’histoire de l’énergie, ses routines technologiques, ses récits phasistes du passé – âge du bois, âge du charbon, âge du pétrole, économie organique et minérale, première et seconde révolution industrielle – ont joué un rôle idéologique discret mais central dans la construction de ce futur réconfortant.

Face à la crise climatique on ne peut plus se satisfaire d’une histoire en relatif : une « transition » vers les renouvelables qui verrait les fossiles diminuer en part relative mais stagner en tonnes ne résoudrait rien à l’affaire. On ne peut plus se satisfaire du flou de la transition et de ses épithètes innombrables, ni des analogies trompeuses entre les pseudo-transitions du passé et. Elle qu’il faudrait de nos jours accomplir. L’impératif climatique ne commande pas une nouvelle transition énergétique, mais oblige à opérer, volontairement, une énorme auto-amputation énergétique : se défaire en quatre décennies de la part de l’énergie mondiale – plus des trois quarts – issue des fossiles. Penser que l’on puisse tirer de l’histoire quelques analogies utiles sous-estime de manière dramatique l’énormité du défi climatique.

Sur la nature de la crise climatique :

Le réchauffement est une tragédie de l’abondance et non de la rareté, une tragédie d’autant plus inextricable et injuste que ses victimes n’en sont généralement pas responsables. Lutter contre le réchauffement implique de réaliser par pure volonté, et en un temps extraordinairement bref, une transformation sans précédent du monde matériel. Prétendre que « l’innovation » – qu’elle soit incrémentale, granulaire, verte, frugale, sociale ou de rupture – est à la hauteur de ce défi inouï est une théorie aussi fumeuse que les chandelles du XVIIIe siècle.

Sur le « phasisme », où la succession des « âges de … » :

Dans la seconde moitié du XIXe siècle une expression fleurit dans la littérature anglo-saxonne : « the age of ». Elle conquiert en particulier les titres des revues techniques fondées à cette époque : The Railway Age (1856), The Age of Steel (1857), The Iron Age (1867), The Gas Age (1884), The Petroleum Age (1887), The Electrical Age (1897), The Motor Age (1898), The Clement Age (1904), The Coll Age (1911). Ces titres reflètent l’essor d’une vision phasiste de l’histoire en temps que succession d’époques matérielles distinctes.

Le problème n’est pas celui des périodisations en général, certaines étant tout à l’heure légitimes, mais cette manière, empiriquement infondée, de singulariser certaines matières, énergies ou innovations (et toujours les mêmes) comme définissant leur époque. Prenons par exemple « l’âge du charbon », une expression souvent utilisée pour caractériser le XIXe siècle. En Angleterre, cette matière devient effectivement omniprésente dans la vie quotidienne et, entre 1830 et 1900, sa consommation décuple. Le problème est que bien d’autres matières croissent aussi durant les mêmes décennies : le bois voit ainsi sa consommation multipliée par 6, celles des briques par 5 – deux matières qui, autant que le charbon, marquent le paysage anglais du XIXe siècle. En outre, si en Angleterre les progrès réels du charbon précèdent le discours sur son âge, dans tous les autres pays, c’est l’inverse.

Une des raisons pour lesquelles l’histoire de l’énergie a été racontée de travers, c’est qu’elle a eu tendance à prendre au sérieux ce genre de trope, à se focaliser sur un nombre limité de techniques considérées comme absolument fondamentales et à confondre le début de leur usage avec leur massification.

Comme nous le rappellent les titres des revues citées plus haut, ces formules ne sont au départ que des slogans commerciaux. Que des pétroliers vantent l’âge du pétrole ou les vendeurs de gaz parlent de gaz age n’est en soit guère étonnant. Ce qui l’est davantage et qu’il faut expliquer, c’est l’engouement des intellectuels pour ces tropes promotionnels.

Sur l’âge du charbon et son successeur :

En français, l’une des premières occurrences de l’expression « âge du charbon » : « à l’âge du bois a succédé l’âge du carbon, à l’âge du charbon succédera l’âge d’une autre puissance ».

Quelle sera cette « autre puissance » ? Autour de 1900, la question fascine car elle paraît étroitement liée à la forme politique de la société future. Polluant et socialement problématique, le charbon doit disparaître ; l’électricité règnera en maître – même si on ignore souvent comment elle sera produite.

La question sociale est en arrière-plan de ces discussions : pour les capitalistes, la fin du charbon signera aussi celle de leurs ennuis. Le chimiste et ministre français Marcellin Berthelot explique par exemple que dans un siècle, en l’an 2000, les énergies renouvelables auront débarrassé le monde des « mines de charbon et par conséquent des grèves de mineurs ». Avec le développement de l’hydroélectricité certains entrepreneurs espèrent qu’une nouvelle d’industrialisation, rurale cette fois-ci, leur permettra de fuir les métropoles acquises aux idées socialistes.

Sur la critique de la notion de transition énergétique dès la fin du XIXe siècle :

Au moment où Geddes annonce une transition « néo-technique » imminente débarrassant le monde du charbon, les économistes, pétroliers, géologues, forestiers et même quiconque consultant les statistiques savaient cet espoir illusoire, ils savaient que le XIXe siècle avait été l’âge du bois autant que celui du charbon et ils prévoyaient que le XXe, annoncé comme celui du pétrole et de l’électricité, brûlerait toujours plus de charbon et utiliserait toujours plus de bois. Ils tenaient l’idée de substitution pour simpliste et insistaient, à juste titre, sur les consommations presque toujours croissantes de la plupart des matières premières. Les spécialistes ne cachaient pas leur agacement face aux discours tonitruants des industriels – et des intellectuels à leur suite – sur « l’âge du pétrole » ou « l’âge de l’électricité » abrogeant le règne délétère de la houille.

Robert Brunschwig, ingénieur des mines à l’Office national des combustibles liquides, qualifiait la « fin du charbon » ou « l’âge du pétrole » de « raccourcis aussi brillants que trompeurs ».

Sur l’apparition du phasisme matériel en histoire :

La routine intellectuelle consistant à indexer les époques à des matières apparaît dans le dernier tiers du XIXe siècle dans un pot-pourri idéologique mêlant promotion intellectuelle, crainte malthusienne de l’épuisement, anxiété nationale, utopie électrique et réformisme social – le tout exprimé dans le lexique préhistorique qui sied aux grandes fresques évolutionnistes.

Sur les dangers du phasisme :

Qu’il s’agisse d’occulter la force musculaire humaine, de prôner la réforme sociale ou de revendiquer le pouvoir pour les ingénieurs, « l’ageofism » a toujours eu des conséquences politiques problématiques. Mais avec le changement climatique, sa persistance est devenue réellement dangereuse. Car c’est bien cette culture historique ordinaire qui explique la facilité avec laquelle, face au changement climatique, la notion de « transition, énergétique » s’est imposée comme une évidence, comme une notion solide et rassurante, une notion qui ancrait une certaine futurologie dans l’histoire alors que ce futur n’avait en réalité aucun passé.

Sur la « transition » du bois au charbon :

Les historiens de l’énergie racontent l’industrialisation au XIXe siècle comme une transition énergétique : le bois recule face à la houille qui s’impose dès le XVIIIe siècle en Angleterre et au milieu du XIXe siècle dans les autres pays industriels. Cette manière de présenter les choses repose sur un travail préalable de quantification consistant à convertir les tonnes de bois et de charbon en énergie puis à considérer l’évolution de ces quantités en parts relatives. Effectivement, une fois ces deux étapes accomplies, il paraît évident que dans la plupart des pays industriels l’apport énergétique du bois en 1900 devient faible ou même négligeable par rapport à celui du charbon. À cette interprétation en relatif, on peut faire deux objections. Noter tout d’abord qu’elle procède d’un regard particulier, celui des historiens de l’économie qui s’intéressent aux origines de la « révolution industrielle ». Du point de vue des arbres et des écosystèmes qu’ils abritent et aussi du point de vue du climat, ce sont bien entendu les valeurs absolues qui importent, le nombre d’arbres abattus et réduits en cendres, nombre qui ne fait que croître aux XIXe et XXe siècles. On peut aussi montrer que, même du point de vue de l’histoire économique, présenter le bois comme « secondaire » dans le système énergétique des pays industriels est une erreur aussi sérieuse que commune.

Sur la dépendance entre bois et charbon :

Prenons le cas de l’Angleterre, le pays princeps de la prétendue transition énergétique. Selon les données fournies par l’historien Paul Warde, reprises par Anthony Wrigley dans un graphique devenu célèbre, le bois ne jouerait plus aucun rôle dans le mix énergétique anglais à partir du milieu du XIXe siècle.

Les hauts-fourneaux brûlent en effet de la houille et rares sont les Anglais à se chauffer au bois. En réalité le bois joue un rôle fondamental dans la production énergétique : sans bois pour étayer les mines, l’Angleterre n’aurait eu que très peu de charbon et, partant, peu d’acier et très peu de vapeur. Certes, les étais sont rangés du côté du bois d’œuvre mais ils n’agit là d’une convention discutable : leur fonction était bien de produire de l’énergie.

En volume, la Grande-Bretagne consommait plus de bois pour son énergie en 1900 qu’à l’époque préindustrielle. Qu’un tel processus puisse être décrit comme une « transition énergétique » ou comme une sortie de « l’économie organique » à tout de même quelque chose de déroutant.

Sans bois abondant l’Europe n’aurait tout simplement pas eu de charbon, et, partant, peu ou pas de vapeur, peu ou pas d’acier, peu ou pas de chemins de fer. Les courbes montrant l’extraordinaire domination du charbon dans les systèmes énergiques des pays industriels masquent une dépendance au bois non moins extraordinaire. Dire qu’il n’y a pas eu de transition ne veut pas dire que rien ne change, mais plutôt que le changement n’est pas celui dans l’historiographie standard de la révolution industrielle et de l’énergie. La dynamique qui préside aux rapports du charbon et du bois n’est pas celle d’une transition. Il faudrait plutôt parler d’une relation symbiotique qui s’intensifie au cours du XIXe siècle, suivie d’un désencastrement progressif qui commence réellement dans la seconde moitié du XXe siècle. De nos jours, dans les mines à ciel ouvert, l’extraction se fait par des pelleteuses et des camions consommant énormément de diesel : le charbon s’est effectivement libéré du bois mais pour entrer dans une autre dépendance plus solide encore vis-à-vis du pétrole.

Sur l’expansion symbiotique des matières :

Il ne suffit pas de dire que le bois « résiste » plus ou moins longtemps face à l’avancée de la houille ou que le charbon ne ferait que s’additionner au bois. Non : la consommation de bois ne s’envole pas en dépit, mais à cause du charbon. Ce point est important car il touche à l’interprétation de la dynamique matérielle de l’industrialisation. Généralement abordée sous l’angle de la transition, celle-ci doit être compris comme un processus d’amplification, d’expansion symbiotique de toutes les matières.

Sur la dépendance entre charbon et pétrole :

Pressés de raconter l’épopée du pétrole et de l’électricité, les historiens de l’énergie filent à toute vitesse vers le futur : passé le cap des années 1900, le charbon se fond dans le décor, présenté comme une simple persistance de l’ancien, l’action est ailleurs, alors qu’en réalité le charbon se modernise à toute vitesse et qu’il tient le premier rôle dans l’histoire de l’électricité, de l’acier, du ciment, de l’automobile et même du pétrole.

Dans des ouvrages récents, charbon et pétrole sont présentés comme deux « régimes énergétiques » ou deux « blocs de développement » distincts. Il faut au contraire considérer les deux grandes énergies fossiles du XXe siècle comme profondément intriquées. On ne comprend rien à l’histoire du pétrole sans celle du charbon et inversement. Ce point est d’autant plus important que de cette symbiose découle toute la dynamique matérielle du XXe siècle : c’est en effet avec des engins en acier, fabriqués avec l’énergie du charbon et mus par celle du pétrole que la plupart des matières – le bois, les produits agricoles, les métaux – sont produites, extraites, transportées. De même que les liaisons carbone-carbone de la chimie organique, cette symbiose essentielle du pétrole et du charbon au XXe siècle a permis la croissance de tout le reste.

Sur la dématérialisation :

Jusque dans les années 1970, la consommation matérielle fut un important motif de réclame. C’est d’elle que découlait la qualité du produit et la satisfaction des clients. La conséquence est paradoxale : l’émergence de l’écologie politique, la démonétisation du sublime technologique et la montée du scrupule environnemental ont joué un rôle négatif dans la compréhension matérielle de la production. Les industriels se mirent à parler de protection environnementale, tout en jetant un voile pudique sur les mines et les plantations. L’empreinte matérielle disparut des publicités pour réapparaître dans les bilans RSE des entreprises et la littérature environnementaliste, dont l’impact était évidemment sans commune mesure avec la puissance de la publicité. La « dématérialisation » était en marche, du moins dans les esprits.

Sur les liens entre bois et pétrole :

Pétrole et bois. Les historiens étudient en général ces deux matières séparément. La première est associée à la modernité, à la géopolitique, à la grande histoire ; la seconde à la tradition, à l’histoire environnementale, à la conservation. Dans les histoires de l’énergie, pétrole et bois sont tenus à distance par le charbon de la révolution industrielle. Et pourtant, bois et pétrole ont entretenu au cours du XXe siècle des relations fondamentales pour comprendre leurs histoires respectives et bien d’autres choses encore. Des derricks aux cartons d’emballage, des plantations aux panneaux de construction, les symbioses de bois et de pétrole ont joué un rôle central dans la croissance énergétique et économique mondiale au XXe siècle.

Sur la notion de transition énergétique :

Il faut s’y résoudre : il n’y a jamais eu de transition énergétique hors du bois. Ni au XIXe, ni XXe siècle, ni dans les pays pauvres, ni dans les pays riches. Le triplement du bois énergie dans les pays riches au XXe siècle, l’explosion du charbon de bois en Afrique depuis 1960, la multiplication par trois du charbon dans le monde depuis 1980, le pétrole qui continue bon an mal an de croître malgré ou grâce aux chocs pétroliers qui se répètent – et le fait crucial que tous ces phénomènes sont liés – tout cela aurait dû nous conduire, depuis longtemps, à abandonner la « transition énergétique » en tant qu’outil analytique, ou bien à l’utiliser avec beaucoup de précautions comme une notion purement normative, voire franchement utopique.

Arrivé aux deux tiers de cet ouvrage, une question reste donc en suspens : comment la vision phasiste de l’histoire de l’énergie a-t-elle pu perdurer ? Comment la transition a-t-elle pu s’imposer à la fin du XXe siècle, alors que toute la dynamique énergétique de l’époque la contredisait ? Comment cette notion est-elle devenue, à partir des années 1970, un futur normal et consensuel, celui des gouvernements, des entreprises et des experts qui prétendent nous guider vers un monde sans carbone ?

A partir de là, après avoir démontré qu’il n’y a pas eu de réelle « transition énergétique » dans l’histoire, Jean-Baptiste s’attache à écrire l’histoire de cette notion et comment elle s’est imposée dans le débat public.

Sur les liens entre le nucléaire et la notion de transition énergétique :

En 1970, pour commémorer le vingt-cinquième anniversaire de l’explosion de Trinity, le patron de l’Atomic Energy Commission Glen Seaborg imaginait le monde en 1995. Surgénérateurs par milliers, premiers pas de la fusion nucléaire et colonie lunaire atomique : le chemin parcouru depuis Los Alamos poussait à l’optimisme. Des satellites nucléaires couronnaient le tout : formant un réseau global de communication, ils permettaient de diffuser partout sur la Terre la campagne de contrôle des naissances chère aux néomalthusiens américains. L’utopie de Seaborg reflète la rencontre de deux imaginaires : celui de Malthus et celui de « l’âge atomique ». L’effondrement malthusien et la technophilie nucléaire ne sont pas contradictoires : ils se sont alimentés l’un l’autre et ont donné naissance à l’expertise de la transition énergétique.

L’origine de cette notion est étroitement liée à l’atome : le terme fut un concept de physique atomique – le changement d’état d’un électron autour de son noyau – avant de devenir un mot-clé de la futurologie nucléaire. Ouvrant un horizon énergétique se comptant en milliers d’années, l’atome a suscité, au début des années 1950, des réflexions sur le long terme. Quelle sera la consommation mondiale d’énergie en 2000, 2050 ou 2100 ? Y aura-t-il encore du charbon au XXIe ou au XXIIe siècle ? Ou encore : quels pourraient être les effets sur le climat de la combustion de l’essentiel des ressources fossiles ? Parce que les promoteurs américains du nucléaire défendent une option technologique à long terme, ils fabriquent une prospective énergétique nouvelle, une futurologie portant à la fin sur la fin des fossiles et sur le changement climatique.

Sur le « futur comme présent agrandi » :

Jusqu’aux années 1970, économistes, géologues ou ingénieurs ne parlaient pour ainsi dire jamais de transition. Ils anticipaient bien une stabilisation de la consommation à l’horizon de quelques décennies, des changements de proportion à l’intérieur du mix, mais certainement pas de bouleversement majeur. Cette perspective prolongeait l’expérience historique : depuis la fin du XIXe siècle, aux États-Unis et dans la plupart des pays industriels, les consommations de charbon, de pétrole et d’hydroélectricité avaient crû conjointement. Cette permanence des fossiles explique celle des alertes relatives à leur épuisement. Les conservationnistes du XXe siècle se préoccupaient du très long terme, des stocks de houille dans trois siècles, signe que l’idée d’une transition à moyen terme vers une autre source d’énergie leur était étrangère.

Le nucléaire, malgré le barrage médiatique autour de « l’âge atomique », ne change pas cette vision des choses. Contrairement aux clichés condescendants sur les années 1950 que notre « modernité réflexive » se plaît à entretenir, ni les experts ni le public ne sont dupes. De toute façon, si l’électricité nucléaire devait voir le jour, il est probable qu’elle ne ferait que se surajouter à celle produite par les fossiles. Certes, le mix se modifiera mais « chacune des énergies continuera de croître considérablement ». En somme, avant les années 1970, les spécialistes envisagent le futur énergétique comme un présent agrandi.

Sur l’apparition de l’expression « transition énergétique » :

Dans les années 1960, le chimiste Harrison Brown s’occupe surtout de coopération scientifique internationale à l’Académie américaine des sciences. Sous la présidence Johnson, la « transition démographique » est devenue un objectif stratégique, la clé pour gagner la guerre froide. Avec des subsides du département d’État, Brown monte à Caltech un programme qui, une décennie durant, enverra ses experts à travers le tiers-monde pour plaider le contrôle des naissances. Et c’est en 1967, lors d’une conférence qui rassemble l’élite des néomalthusiens, qu’il invente l’expression « transition énergétique ». L’inspiration provient de l’article célèbre de Kingsley Davis sur la « transition démographique ». De même que la première « transition énergétique », celle de la révolution industrielle, avait accru la capacité de charge de la planète, la seconde, à savoir le nucléaire, modifiera les paramètres de la question démographique. Brown reprenait un terme de physique nucléaire – son premier domaine d’expertise –, l’érigeait en analogue de la « transition démographique » et en faisait la clé du futur de l’humanité.

Sur les liens entre nucléaire et alerte climatique :

L’histoire de l’alerte climatique est étroitement liée à celle des malthusiens atomiques. On l’a dit, les promoteurs de l’atome des années 1950 ont pensé l’énergie à très long terme : y’aura-t-il encore du pétrole en 1990, du charbon en 2050 ou en 2100 ? Le passage de telles masses de carbone de la lithosphère à l’atmosphère interroge. Quelles pourrait être la conséquence climatique de la combustion de l’essentiels des ressources fossiles mondiales ? Parce que le lobby nucléaire défend une option technologique de très long terme – le « surgénérateur » –, il fabrique une futurologie dystopique et novatrice, portant à la fois sur la fin des fossiles, mais aussi, dès 1953, sur le réchauffement climatique.

L’histoire des savoirs climatiques a laissé dans l’ombre le rôle du lobby nucléaire et s’est orientée vers un récit plus englobant, celui de la « guerre froide », des financements militaires et de leurs effets structurants sur l’équipement scientifique – avions, ballons-sondes, satellites, supercalculateurs, etc. – sur cette « vaste machine » qui a permis de confirmer le problème du réchauffement. Si la confirmation a effectivement impliqué une très large communauté de chercheurs venant de disciplines variées, l’alerte climatique, à ses débuts, est étudiée et portée par un groupe bien plus restreint et bien plus homogène de savants liés à l’atome.

Cet activisme est à double tranchant. Au milieu des années 1970, alors que les climatologues confirment le réchauffement, celui-ci est parfois repoussé comme un prétexte visant à défendre le nucléaire.

Les savants atomistes avaient découvert un problème infiniment plus vaste que la solution qu’ils proposaient. De nos jours encore, le nucléaire ne joue qu’un rôle marginal dans l’énergie mondiale, moitié moindre que le bois de feu, et après de sérieux incidents et des dérives financières, les programmes de surgénérateur ont été abandonnés dans la plupart des États. La France et le Japon, les pays les plus nucléarisés de la planète, n’ont pas vu leurs émissions de CO2 décroître drastiquement si l’on prend en compte les émissions importées. Trois quarts de siècles avec Putman, nous y sommes : les climatologues puis l’expérience commune ont confirmé les risques climatiques qu’avaient identifié les savants atomistes de Chicago dès les années 1950. Le problème est que les débats énergétiques rejouent leur futurologie transitionniste, avec beaucoup de charbon sous les pieds et l’utopie nucléaire en moins.

Sur la diffusion et la substitution technologique :

De nos jours encore, les études de diffusion technologique entravent la compréhension du défi climatique. D’une part, elles ne disent rien de l’ancien, faisant l’hypothèse, implicite ou explicite et en tout cas injustifiée, qu’elle découlerait du processus de diffusion. De l’autre, et cela ne surprendra pas le lecteur de ce livre, les énergies et les matières entrant en symbiose autant qu’en concurrence, on ne peut tout simplement pas utiliser un modèle de substitution technologique pour comprendre leur dynamique. Il n’empêche : les experts contemplent toujours avec réconfort le redressement de la courbe de diffusion de l’éolien et du solaire, comme s’il équivalait à la disparition des fossiles.

De la crise énergétique à la crise climatique :

Comment la transition énergétique est-elle passée des débats sur la crise énergétique aux débats sur le changement climatique ? Il faut souligner le caractère improbable d’un tel transfert : le saut est en effet gigantesque. Rappelons que la transition, telle qu’elle a été conçue par les malthusiens atomistes des années 1950-1970, était une évolution progressive, à l’échelle du siècle et même davantage, qui concernait surtout les pays riches, dictée par le renchérissement des énergies fossiles et par le progrès technologique. Le défi climatique changeait du tout au tout la nature de la transformation à opérer : les fossiles devaient non seulement reculer mais disparaitre, le délai imparti était considérablement raccourci et ce processus devait avoir lieu dans un contexte d’abondance, sans l’aiguillon de la rareté. Le défi climatique était donc entièrement différent de la « crise énergétique » et pourtant on le pensa avec la même boussole de transition. Une futurologie néomalthusienne et technologique pour plus riches était soudainement devenue un plan de sauvegarde pour la planète entière … Comment ce scandale scientifique et politique a-t-il été possible ?

Sur les débats sur l’échéance de la crise climatique :

Ce qui fait débat n’est pas le réchauffement, mais son échéance. Comme l’explique l’Académie américaine des sciences en 1980, « les incertitudes les plus importantes sont temporelles, elles ne portent pas sur l’existence du problème ». Certains climatologues pensent qu’il faut agir sur-le-champ. Le rapport Charney mettait en garde : du fait de l’intertie du système climatique, « la stratégie du wait and ses conduirait à une action trop tardive ». On ne saurait attendre de faire l’expérience du réchauffement pour réduire les émissions. Le conseiller de Carter pour l’environnement soulignait aussi ce piège temporel : une fois détecté, le réchauffement prendrait des siècles à se résorber. L’attentisme n’était pas possible.

Mais la majorité des climatologues, du moins ceux qui interviennent dans les auditions, ne sont pas de cet avis. Comme la date de survenue de la catastrophe restait incertaine – quand au juste fondront les calottes glaciaires ? – la perspective qu’une transition intervienne à temps adoucissait leurs craintes. De manière étrange les mêmes scientifiques qui avaient porté l’alerte climatique dans l’espace public la désamorçaient en invoquant une hypothétique transition.

Sur une transition énergétique sur 50 ans :

« Quand nous regardons l’histoire de l’énergie aux États-Unis et dans le monde, nous voyons que les transitions comme celle du charbon au pétrole ont pris cinquante ans, ce qui est très long eu égard à notre problème de CO2 ». La catastrophe arriverait d’ici au milieu du XXIe siècle, or, « le délai de mise en oeuvre d’une transition hors des fossiles est d’environ cinquante ans ». L’échéance du demi-siècle est souvent brandie sans justification. Elle correspond certes à la durée de vie d’une centrale thermique, mais sortir des fossiles à l’échelle mondiale est évidemment plus compliqué que fermer une centrale thermique ou même que fermer toutes les centrales thermiques.

Sur la récupération du discours sur la « transition énergétique » par les industriels :

Une seconde raison du succès de la transition tient au discours des industriels qui comprirent immédiatement le parti qu’ils pourraient tirer de cette futurologie douteuse pour reporter la contrainte climatique dans le futur et dans le progrès technologique.

S’il fallait donner une date de naissance à cette forme grossière mais efficace de déni climatique, on pourrait la fixer au 16 octobre 1982. Ce jour-là, le patron de la R&D d’Exxon, Edward David, prononçait un important discours devant un parterre de climatologues. Ce texte, intitulé « Inventing the future », est un exemple précoce de l’utilisation de la transition comme manoeuvre dilatoire. David ne remet pas en cause le réchauffement. La question est d’ordre chronologique : quel phénomène se réalisera en premier, la catastrophe climatique ou bien la « transition énergétique » ? Car il s’agit là du thème clé de son allocation : « nous sommes entrés dans une transition énergétique ». Ce processus est lent, mais il est inexorable. David se fonde sur l’histoire : les États-Unis, aux XIXe et XXe siècle, ont connu deux transitions énergétiques, l’une du bois au charbon, la seconde du charbon au pétrole. En 1860, Exxon était déjà là pour sauver les baleines, et, cent ans plus tard, l’entreprise répondra présente pour accomplir la troisième transition, celle qui sauvera le climat, en installant « des énergies renouvelables qui ne poseront pas de problème de CO2 ». Par le passé, le capitalisme américain a su produire deux transitions : surtout ne l’entravons pas.

Pour d’excellentes raisons, essentiellement judiciaires, les historiens se sont beaucoup intéressés au climato-scepticisme. Aussi choquante qu’elle soit, cette stratégie du doute n’a peut-être pas eu l’importance que les médias lui accordent. D’ailleurs, cela fait plus de vingt ans que les industriels sont passés à autre chose, qu’ils font une surenchère de déclarations contrites sur la prise de conscience, sans modifier, ou si peu, leur activité. Le consensus scientifique puis l’expérience concrète du réchauffement rendant la stratégie du doute intenable, ils ont adopté en masse le discours bien astucieux de la transition énergétique, celui qu’Edward David a inauguré en 1982. Le message, partout répété, est que les compagnies pétrolières agissent pour la transition énergétique, mais que celle-ci étant un long processus, elles sont bien obligées, en attendant, de pomper, de forer et même d’explorer, presque à contrecoeur. Le ralliement de ces industries intrinsèquement polluantes à la bannière de la transition a au moins un mérite : celui de clarifier la fonction idéologique de cette notion. La transition énergétique est devenue le futur politiquement correct du monde industriel.

Sur le choix de la procrastination sous couvert de « transition » :

Sans le dire, sans en débattre, dans les années 1980-1990, les pays industriels et ceux qui allaient le devenir ou choisi – si ce mot a un sens – la croissance et le réchauffement et s’en sont remis à l’adaptation. Cette résignation n’a jamais été explicitée, les populations n’ont pas été consultées, surtout celles qui en seront et en sont déjà les victimes.

La perception d’un fatum économique et climatique présida à la relance charbonnière, au contre-choc pétrolier, à la sur-urbanisation, au consumérisme dans les pays riches et à l’électrification du monde pauvre. Cette dynamique de croissance était plus puissante que n’importe quelle alerte climatique, aussi claire et tonitruante qu’elle puisse être. La transition n’est évidemment pas la cause de la résignation climatique, elle n’en est que sa justification. Dans les années 1990, elle a accompagné la procrastination générale, et elle continue à le faire.

Sur une transition qui serait incomplète :

Croire que l’innovation puisse décarbonater en trente ou quarante ans la sidérurgie, les cimenteries, l’industrie du plastique, la production d’engrais et leur usage, alors que les tendances récentes ont été inverses, est un pari technologique et climatique très risqué. Pris ensemble, l’acier, le ciment, le plastique et les engrais représentent plus du quart des émissions mondiales et suffisent à eux seuls à rendre hors de portée l’objectif de l’accord de Paris. Si l’électricité « verte » énergies le même monde gris, fait de voitures, d’acier, de ciment, de plastique et d’agriculture industrielle, le réchauffement n’en sera que ralenti.

Et pour finir, en guise de conclusion :

Cet essai d’histoire matérialiste n’offre aucune martingale, aucun programme de « transition réelle », aucune utopie verte et émancipatrice. Il montre en revanche le danger de faire reposer nos visions du futur sur de la mauvaise histoire et la nécessité, pour espérer construire, un jour, une politique climatique un tant soit peu rigoureuse, d’avoir une compréhension nouvelle des dynamiques énergétiques et matérielles. Une fois encore, le but n’est pas de critiquer les renouvelables ou même de montrer que la transition était impossible. J’ai simplement voulu comprendre d’où provenait ce futur étrange et étrangement consensuel. Née avec « l’âge aromatique », envisagée comme réponse lointaine des pays riches à l’épuisement des énergies fossiles, la transition a été reprise, sans justification sérieuse, pour penser le défi climatique.

La transition est l’idéologie du capital au XXIe siècle. Grâce à elle, le mal devient le remède, les industries polluantes, des industries vertes en devenir, et l’innovation, notre bouée de sauvetage. Grâce à la transition, le capital se retrouve du bon côté de la lutte climatique. Grâce à la transition, on parle de trajectoires à 2100, de voitures électriques et d’avions à hydrogène plutôt que de niveau de consommation matérielle et de répartition. Des solutions très complexes dans le futur empêchent de faire des choses simples maintenant. La puissance de séduction de la transition est immense : nous avons tous besoin de basculements futurs pour justifier la procrastination présente. L’histoire de la transition et le sentiment troublant de déjà-vu qu’elle engendre doivent nous mettre en garde : il ne faudrait pas que les promesses technologiques d’abondance matérielle sans carbone se répètent encore et encore, et que, après avoir franchi le cap des 2°C dans la seconde moitié de ce siècle, elles nous accompagnent tout aussi sûrement vers des périls plus importants.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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