Travailler sans patron (Simon Cottin-Marx, Baptiste Mylondo)

Travailler sans patron, sous-titré Mettre en pratique l’économie sociale et solidaire est un essai signé par Simon Cottin-Marx et Baptiste Mylondo et publié en avril 2024 dans la collection Folio Actuel chez Gallimard.

Alors que de nombreux salariés aspirent à une transformation de l’organisation du travail, que signifie concrètement la promesse de travailler dans des collectifs sans patron ? Se passer de chefs est-il envisageable, ou n’est-ce qu’une utopie datée condamnée à échouer ?

Cet essai dynamique va à l’encontre des discours pessimistes ou méprisants qui ne voient dans l’autogestion qu’un doux rêve aussi poussiéreux qu’irréaliste. Prenant au sérieux les valeurs de démocratie et d’équité prônées par les acteurs de l’économie sociale et solidaire, ses deux auteurs, sociologue et économiste, en questionnent d’abord l’application actuelle, et montrent ensuite qu’il est possible de créer des associations employeuses ou des coopératives adoptant une organisation démocratique, horizontale et même autogestionnaire.

À travers les nombreux exemples qu’ils mobilisent dans ce livre – scieries, boulangeries, crèches, organisations non gouvernementales… –, les auteurs recensent les questions à se poser, les problèmes fréquemment rencontrés, mais aussi les solutions expérimentées. De quoi donner des clés utiles pour apprendre à s’organiser sans chefs.

Les deux auteurs interrogent le fonctionnement des organisations autogérées et parcourent de nombreux exemples concrets pour montrer les pratiques et les succès, mais aussi illustrer les questionnements et les difficultés auxquelles font face les structures autogérées. Ils le font sans présenter les organisations autogérées comme utopies réalisées, ils ne cachent pas les questionnements, les débats et les obstacles. Ils montrent cependant que ce sont des expériences concrètes, certes perfectibles mais qui ont le mérite d’imaginer et de mettre en pratique des alternatives au travail capitaliste et la domination hiérarchique. Tout n’est pas parfait dans le monde de l’autogestion, mais des solutions existent ou existeront, il suffit de les chercher et de les expérimenter. Est-ce pire que ce que nous impose le capitalisme ?

Si vous souhaitez en savoir plus, je vous propose ensuite une longue synthèse de ma prise de notes pendant ma lecture, chapitre par chapitre. Ou mieux, vous pouvez lire le livre !

Introduction : l’idéal égalitaire

Les deux auteurs partent d’un constat global d’échec des expériences autogestionnaires, ou en tout d’un écart souvent observé entre les valeurs affichées et les pratiques réelles, entre les bonnes intentions et les résultats décevants. Il ne s’agit pourtant pas pour eux de condamner l’autogestion mais d’en tirer des leçons pour continuer à expérimenter et tendre vers l’idéal égalitaire.

Partie 1 : l’économie sociale et solidaire introuvable

Si notre approche est résolument critique, notre ambition n’est pas de déconstruire cette idée. Au contraire, puisque notre critique se veut constructive, nous voulons prendre au sérieux son projet et le discours de celles et ceux qui clament son unité et participent à en construire la cohérence. L’idée est belle, donnons-nous les moyens de la concrétiser et de bâtir une économie vraiment sociale et solidaire.

Chapitre 1 : brève histoire d’une idée politique

Ce chapitre retrace l’histoire de l’économie sociale et solidaire, qui émerge à la fin du XVIIIe siècle comme résistance au nouvel ordre capitaliste et libéral, avant de s’institutionnaliser à partir de la fin du XIXe siècle et même d’être instrumentalisée par l’État qui lui délégue, en la contrôlant, une partie des politiques publiques.

Chapitre 2 : les mythes de l’économie sociale et solidaire

3 mythes fondateurs de l’ESS qui alimentent l’imaginaire de ses acteurs, et la réalité derrière le mythe :

  1. La démocratie, en réalité la démocratie comme simulacre
  2. Une économie équitable, en réalité une forme dominée de l’économie dominante
  3. Un monde du travail qui se veut différent, en réalité, en réalité la réconciliation du travail et du capital

Chapitre 3 : l’utopie face à la réalité des pratiques

Deux facteurs peuvent expliquer le décalage entre les valeurs affichées et les pratiques :

Partie 2 : une économie démocratique

Les auteurs tentent de conjurer le risque d’une démocratie en entreprise qui serait inefficace ou purement formelle. Ils identifient 4 risques :

  1. La confiscation du pouvoir (centralisation et hiérarchisation)
  2. L’exclusion de certains membres de la participation aux prises de décision
  3. L’inaction, en raison de délibérations sans fin ou sans cesse remises en cause
  4. L’érosion, la difficulté à maintenir une démocratie vivante sur la durée

Chapitre 4 : conjurer l’émergence d’un pouvoir centralisé et hiérarchique

La loi d’airain de l’oligarchie n’épargne pas les organisations qui se veulent horizontales et informelles. Faute de structure formelle, les dominations se reconstituent. Il est donc préférable de définir une structure et des règles de prise de décision, sans quoi une structure et des règles informelles apparaissent.

Si on reprend la typologie de domination du sociologue Max Weber : refuser la mise en place de règles, c’est refuser la domination locale et s’inscrire dans la domination traditionnelle ou charismatique.

Les pistes explorées dans ce chapitre sont :

Chapitre 5 : le périmètre de la démocratie

La démocratie athénienne, souvent présentée comme la mère des démocraties, était en réalité une démocratie d’hommes libres et excluait de la citoyenneté une majorité des habitants (femmes, enfants, esclaves, étrangers).

De la même façon, il est nécessaire de s’interroger sur les limites de la démocratie dans l’ESS : qui est « citoyen » dans l’entreprise et qui ne l’est pas ? Qui participe à la prise de décision ? Qui doit exclu de la démocratie ? Des statuts divers se côtoient : adhérents, bénévoles, salariés, stagiaires, services civiques, indépendants, sans oublier les parties prenantes (financeurs, bénéficiaires, partenaires).

Les réponses à ces questions varient de structure en structure. Le cadre statutaire joue un rôle important : – associations : les adhérents sont citoyens, pas les salariés – SCOP : les salariés sociétaires décident, au détriment des autres salariés et des clients ou usagers – SCIC : les salariés, les financeurs et les usagers sont citoyens

La démocratie peut avoir un écueil : la tyrannie de la majorité, où la majorité peut imposer ses préférences à la minorité. Le principe de majorité qualifiée (barre plus haute que 50% + 1 voix ) pour prendre certaines décisions peut atténuer cet effet.

Il est possible voire souhaitable d’associer les parties prenantes :

Le terme de « partie prenante » est la traduction française de stakeholders ; il ne rend pas bien compte de son origine, à savoir l’opposition à « stockholders » (les détenteurs d’actions). Il s’agit bien, avec cette formule, de remettre en cause la position dominante des actionnaires dans la prise de décision au sein des entreprises et l’idée selon laquelle l’entreprise n’aurait de responsabilité qu’envers celles et ceux qui détiennent le capital, et qu’il n’y a qu’à eux qu’elle devrait rendre des comptes.

Le philosophe américain Edward Freeman qui, dans le cadre d’une réflexion sur l’éthique des affaires, a inauguré la théorie des parties prenantes les définit comme « tout groupe ou individu qui peut affecter l’atteinte des objectifs de l’entreprise ou être affecté par celle-ci ».

Parmi les parties prenantes, on peut distinguer, d’une part, celles qui sont de premier rang, avec lesquelles l’entreprise est liée juridiquement : dirigeants, actionnaires, clients, fournisseurs, salariés, etc., et, d’autre part, les parties prenantes de second rang envers lesquelles l’entreprise n’a qu’une obligation morale : concurrents, société civile, médias, collectivités locales, riverains, etc.

La théorie des parties prenantes postule qu’aucun des stakeholders ne doit être privilégié. Il doit donc exister une égalité de fait ou de droit entre toutes les parties prenantes de même rang. Toutefois, cette égalité supposée ne doit pas conduire à gommer les différences en termes d’enjeux, de poids, d’intérêts, de situations internes ou externes, etc. Et ce, y compris au sein de chaque catégorie de parties prenantes : les salariés peuvent avoir des intérêts divergents suivant leur statut, leur poste, leur niveau de rémunération, etc. Les actionnaires aussi peuvent avoir des intérêts divergents (petits actionnaires, gros actionnaires, regroupements d’actionnaires, fonds spéculatifs, etc.). Chaque partie prenante ne constitue donc pas nécessairement un ensemble homogène.

Enfin, cette égalité des parties prenantes ne doit pas être utilisée comme prétexte pour négliger ou minorer les revendications des salariés, afin de maximiser le profit par exemple (c’est d’ailleurs à ce titre que la théorie des parties prenantes a pu être défendue par certains auteurs libertariens).

Chapitre 6 : décider tous ensemble, une question de taille ?

Ce chapitre aborde une question qui revient souvent quand on parle d’autogestion : la taille des collectifs et le passage à l’échelle. Comment faire en sorte que ce qui fonctionne avec un petit groupe restreint continue à fonctionner efficacement et démocratiquement au fur et à mesure que l’organisation grandit ? Est-il d’ailleurs souhaitable de vouloir absolument grandir ?

Certains pensent que la taille d’un collectif doit rester limitée pour que tout le monde se connaisse. D’autres considèrent qu’il est possible de grandir, mais en étant vigilant au rythme de croissance pour réussir l’intégration des nouvelles équipes sans remettre en risque le fonctionnement démocratique. Une autre stratégie est l’essaimage, qui consiste à créer de nouvelles structures sur le même principe et ayant vocation à devenir autonomes tout en coopérant si nécessaire.

L’exemple du groupe espagnol de coopératives Mondragon, le plus grand groupe coopératif au monde, montre que la croissance peut donner des résultats mitigés en terme de démocratisation et surtout de solidarité entre les cooozratives. En effet, face à des difficultés financières à partir des années 2000, les coopératives en meilleure santé financière ont faut le choix d’abandonner les structures en difficulté.

La taille et le passage à l’échelle restent donc un sujet de débat dans le secteur de l’économie sociale et solidaire.

Chapitre 7 : organiser et cultiver la démocratie

3 préoccupations, il faut que la démocratie soit : – effective : que tous les citoyens aient la possibilité effective de participer à la prise de décision et que leur avis soit pris en compte – vivante : qu’elle cherche à susciter la participation des citoyens et citoyennes – efficace : que les décisions soient prises et mises en œuvre

Les auteurs détaillent plusieurs modèles d’organisation avec leurs principes et leurs limites : la sociocratie, l’holacratie, et la sollicitation d’avis.

Ils relèvent également plusieurs limites à la mise en œuvre effective de la démocratie : – la démocratie prend du temps – la recherche de consensus implique un fort niveau d’homogénéité en terme de valeurs et donc une homogénéité sociale (souvent des personnes avec un fort capital économique, culturel et social)

Ces limites peuvent être en partie surmontées par des dispositifs spécifiques. Par exemple des réseaux d échanges de pratiques en coopératives peuvent aider à apprendre à coopérer, ce à quoi l’institution scolaire nous prépare peu et le monde professionnel classique nous prépare mal, avec des structures hiérarchiques et ses fonctionnements descendants, grâce à des réseaux d’échanges de pratiques en coopératives.

Les co-auteurs concluent ce chapitre en insistent sur le fait que la démocratie ne se décrète pas mais se vit au quotidien. Il s’agit d’en faire un sujet stratégique et d’investir dans la formation, l’apprentissage continu, et la mise en œuvre d’une « technologie de la démocratie » avec des techniques, des dispositifs, des pratiques, des règles qui appuient et font vivre le processus démocratique.

Partie 3 : une économie juste

L’économie sociale et solidaire ne cache pas son ambition d’offrir une véritable alternative à l’économie capitaliste. Dans cette optique, elle est porteuse d’une promesse, celle de rompre avec les rapports de production capitalistes. Afin de mieux saisir comment certaines structures de l’ESS entendent s’en démarquer, peut-être est-il utile de revenir brièvement sur ce qui les caractérise : d’une part, l’existence d’une distinction et, plus encore, d’une séparation, entre les salariés et les propriétaires des entreprises ; d’autre part, le fait que les premiers travaillent activement à l’enrichissement des seconds. Nous avons là les deux éléments caractéristiques de l’exploitation et de l’aliénation capitaliste. Exploitation car, dans les entreprises capitalistes, les propriétaires accaparent toujours une part du travail des salariés. Aliénation aussi, car les salariés ne possèdent ni les moyens de production, ni le fruit de leur travail, ils ne contrôlent pas l’organisation de leur activité, ne maîtrisent pas ce qu’ils produisent et doivent se contenter de travailler pour la paye, la finalité de leur travail leur demeurant étrangère. Pour en finir avec de tels rapports de production, il faut donc déjà cesser d’avoir à travailler dans l’entreprise d’un autre et, surtout, cesser d’avoir à œuvrer à l’accroissement de la propriété de cet autre.

Les auteurs mettent en garde contre la confusion entre entreprise autogérée et entreprise libérée :

En effet, les salariés y bénéficient souvent d’une très grande autonomie et les relations hiérarchiques s’estompent, ce qui n’est d’ailleurs pas sans troubler les cadres et managers de ces entreprises qui peinent parfois à s’y retrouver. En fin de compte, les rapports de production capitalistes s’invisibilisent mais, ne nous y trompons pas, ils ne disparaissent pas pour autant. Pourquoi ? Parce que la propriété n’est pas partagée. C’est la grande différence formelle entre l’autogestion anticapitaliste et l’autogestion néolibérale. Dans les « entreprises libérées », l’autonomie accordée aux employés ne l’est que grâce au bon vouloir de leur chef. En conséquence, celui-ci peut la leur reprendre quand bon lui semble et les bénéfices tirés de l’autonomisation des travailleuses et travailleurs peuvent être librement accaparés par les propriétaires de l’entreprise sous forme de dividendes.

Chapitre 8 : une économie non lucrative… mais rémunératrice ?

Par nature, les associations sont sans but lucratif. Elles ne possèdent pas de capital social, elles n’ont ni propriétaires ni actionnaires.

Les coopératives sont dotées d’un capital social mais remettent en cause la séparation entre propriétaires et salariés. Une partie, plus ou moins grande selon les statuts juridiques, de leur capital social doit être détenue par les salariés. Les capitalistes sont donc exclus ou mis en minorité.

Les plus-values sur les parts sociales détenues par les salariés sont interdites : en quittant l’entreprise, on revend ses parts sociales à leur valeur d’achat, éventuellement corrigée par l’inflation.

Les bénéfices réalisées par la coopérative peuvent être répartis entre 3 usages : – réinvestissement dans la coopérative (trésorerie et/ou investissements futurs) – complément de rémunération pour tous les salariés (pas seulement les sociétaires) – dividendes distribués aux propriétaires (y compris les coopérateurs salariés)

Les coopératives peuvent appliquer un principe de non-lucrativité en indiquant clairement que les bénéfices ne seront jamais redistribués aux propriétaires, mais uniquement réinvestis ou distribués aux salariés.

Tout ceci semble encourageant, mais dans les faits la situation en terme de rémunération des salariés dans l’ESS est plus mitigée :

Ne pas avoir à rémunérer le capital peut constituer un atout important pour les structures de l’ESS. En principe, elles devraient disposer ainsi de davantage de marges de manœuvre que les entreprises capitalistes pour assurer la pérennité de leur activité et la rémunération de leurs salariés. Pourtant, force est de constater que les salaires sont, en moyenne, plus faibles dans l’ESS que dans le reste du secteur privé. Travailler dans l’ESS rapporte en moyenne, pour un emploi à temps plein, environ 11 % de moins que dans une entreprise classique… La situation est toutefois variable suivant les secteurs d’activité, le poste occupé et le statut juridique des structures.

De manière générale, les salariés des associations se retrouvent souvent pénalisés par le fait qu’ils ont tendance à intervenir dans des secteurs d’activité peu rentables. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces potentiels « marchés » sont délaissés par les entreprises lucratives. On retrouve là une illustration du paradoxe de l’utilité sociale évoqué par David Graeber dans son ouvrage Bullshit Jobs lorsqu’il pointe le fait que les activités les plus utiles ne sont pas les mieux rémunérées5. Cela traduit en réalité le manque, et même le déni, de reconnaissance accordée à l’utilité sociale au sein de notre société, surtout si on la compare à la reconnaissance dont bénéficie, en proportions inverses, la valeur marchande.

Outre le secteur d’activité, les écarts de salaires entre les salariés associatifs et les autres salariés du privé dépendent beaucoup du poste occupé. De manière générale, on retrouve dans l’ensemble de l’ESS un écrasement des grilles salariales. Si les bas salaires sont à peu près identiques que la structure soit lucrative ou non, les hauts salaires, en revanche, sont nettement plus faibles dans l’ESS que dans le reste du secteur privé.

Ces écarts de rémunération entre l’ESS et le secteur lucratif, qui s’expliquent surtout par un écrêtage des plus hauts salaires, ne doivent pas nécessairement être vus comme un problème. De fait, les inégalités salariales existant au sein de l’ESS sont plus faibles qu’ailleurs. Il s’agit d’ailleurs d’un principe de justice salariale parfaitement assumé par les Scop dont les coopérateurs cherchent à limiter les écarts de rémunération entre travailleurs.

Le livre détaille ensuite les spécifités du travail associatif, avec une frontière parfois floue entre salariés et bénévoles :

Dans les associations, ce sont les emplois atypiques qui sont typiques. L’emploi associatif concentre en effet trois formes principales de précarité : les emplois à temps partiel subis, les contrats précaires (notamment dans le cadre de contrats aidés), et les faibles rémunérations. En raison des contraintes financières auxquelles elles doivent faire face, les associations ont souvent recours à des conditions d’embauches dégradées.

Le travail associatif se distingue également des autres cadres d’emploi par cette spécificité : la cohabitation entre salariat et bénévolat – une situation qui tend à brouiller la frontière entre travail rémunéré et travail gratuit. Dans le secteur associatif, il n’existe pas de séparation stricte entre salariat et bénévolat, mais plutôt un continuum, et chaque poste semble en être affecté.

Cette hypothèse de la motivation intrinsèque des salariés associatifs est souvent avancée pour expliquer les écarts de rémunération entre économie lucrative et non lucrative. La question est de savoir ce qui pousse les salariés à se rendre au travail chaque jour : le font-ils par goût pour leur emploi ou par simple nécessité économique ? Un salarié est dit « intrinsèquement motivé » lorsque le premier facteur l’emporte sur le second, c’est-à-dire lorsque sa volonté de travailler résulte davantage de motivations internes – l’intérêt pour le travail effectué, son caractère épanouissant, ou le cadre social et politique dans lequel il est réalisé –, que de motivations externes – les contreparties matérielles et financières proposées. Les associations œuvrant pour l’intérêt général sont, semble-t-il, mieux placées pour attirer des salariés intrinsèquement motivés. Dans la mesure où les salariés trouvent un intérêt direct à l’activité qu’ils réalisent et à la cause qu’ils servent, cette motivation agit comme une forme de réduction de la pénibilité, du sacrifice de temps libre consenti pour travailler. Dès lors, ils sont disposés à accepter des niveaux de rémunération plus faibles que dans le secteur lucratif ou, plutôt, à faire don d’une partie de leurs heures de travail. De ce point de vue, l’ambivalence entre salariat et bénévolat semble parcourir chaque salarié associatif qui accepte une part de travail gratuit. Toute la question est alors de savoir si ce don de travail est librement consenti ou s’il s’agit d’un sacrifice regrettable, qui trouve notamment sa source dans la cohabitation avec des bénévoles.

Quand les salariés travaillent avec des bénévoles, ils semblent avoir tendance à devenir, eux aussi, un peu bénévoles ou, du moins, à accepter de moins bonnes conditions de rémunération. En moyenne, plus le recours aux bénévoles est important (mais il faudrait aussi ajouter les stagiaires et les services civiques), plus l’activité s’appuie sur du travail gratuit ou quasi gratuit, et plus les salaires sont bas par rapport à ceux pratiqués dans les entreprises privées classiques.

Ce continuum entre travail gratuit et rémunéré dans les associations trouve à s’illustrer lorsqu’un bénévole d’une structure change de statut pour y devenir salarié. Il n’est pas rare en effet que certains salariés associatifs soient d’anciens bénévoles dont le poste, occupé initialement à titre gracieux, a finalement pu être financé.

Les auteurs abordent ensuite plus spécifiquement la rémunération dans les coopératives :

L’analyse des politiques salariales des entreprises coopératives met en lumière leur volonté claire de réduire les écarts de rémunération. L’enjeu, pour les coopérateurs, est de proposer un modèle économique alternatif qui rompt avec les excès des entreprises capitalistes.

Dans les faits, les écarts de salaires sont effectivement plus faibles dans les coopératives que dans les entreprises classiques. Cette réduction volontaire des inégalités salariales est la conséquence logique du modèle démocratique des coopératives. D’une part, comme la grille des salaires fait l’objet d’une délibération collective, elle conduit plus facilement à une réduction des écarts de rémunération jugés justes. Ce principe de justice procédurale, qui implique de devoir justifier systématiquement les niveaux de rémunération des différents postes, prémunit donc contre les excès et rémunérations obscènes que l’on peut observer dans les entreprises capitalistes.

Pour autant, un certain degré d’inégalité, encadré parfois par des décisions prises en assemblée générale (un ratio maximum à ne pas dépasser entre le salaire le plus bas et le salaire le plus haut dans l’entreprise par exemple), est généralement accepté. L’objectif est de trouver un équilibre entre le partage, entre tous, de la valeur produite et la juste rémunération du travail accompli par chacun suivant ses missions et son statut.

La réduction des écarts de rémunération s’opère par les deux bouts de la grille salariale. Dans les Scop, les bas salaires sont ainsi plus hauts que dans les autres entreprises. Du côté des cadres en revanche, les salaires sont généralement revus à la baisse par rapport à ce qui se fait dans les autres entreprises. Là encore, cette baisse est justifiée par des principes de justice salariale et de partage du fruit du travail.

Chapitre 9 : la question salariale dans les entreprises autogérées

Plusieurs réponses à la question salariale sont possibles dans les entreprises autogérées :

Chapitre 10 : le problème de l’efficacité

Pour les structures autogérées, qui sont souvent des entreprises militantes, tout l’enjeu est là. Comment assurer des niveaux de rémunération corrects, tout en conservant des services de qualité et accessibles au plus grand nombre ? La question des revalorisations salariales entre donc en conflit avec le projet politique qui implique, par exemple, la volonté de continuer à pratiquer des prix raisonnables.

Si la politique salariale des structures autogérées dépend étroitement des valeurs politiques qu’elles défendent, elle peut aussi avoir pour conséquence de limiter les capacités de recrutement. Surtout si l’on peut raisonnablement obtenir un meilleur salaire ailleurs, ce qui est la plupart du temps le cas des employés, souvent très diplômés.

Cette forme de sélection des profils les plus militants du fait des salaires pratiqués peut être vue d’un bon œil, puisque c’est un gage de l’adhésion des recrues aux valeurs politiques portées par les structures, mais on peut aussi la regretter pour l’entre-soi qu’elle ne manque pas d’engendrer. En arrière-plan, c’est la question de l’efficacité économique de ces entreprises qui est posée.

De ce point de vue,,les études sont contradictoires :

Certaines études montrent que les salariés sont plus motivés dans les entreprises qu’ils détiennent, plus productifs, moins souvent absents, et que le turn-over y est réduit. À l’inverse, d’autres travaux montrent que l’effet peut être nul, voire négatif, et font état de niveaux de satisfaction inférieurs à ceux que l’on peut trouver dans les autres types d’entreprises.

Il faut toutefois s’interroger sur la notion d’efficacité et sur les critères pour l’évaluer :

Dès lors que l’efficacité se mesure à la capacité d’atteindre des objectifs donnés, sa définition est toujours empreinte d’une dimension politique. Quels sont ces objectifs, et qui les définit ? Dans cette optique, il serait assez injuste d’évaluer l’efficacité des entreprises autogérées avec les critères mobilisés pour juger de la performance d’entreprises qui ne partagent pas le même cadre idéologique, et ne cherchent donc pas les mêmes finalités. Les structures autogérées redéfinissent la nature de l’efficacité hors du cadre de la rationalité capitaliste, et pour le meilleur.

À l’efficacité économique, les structures autogérées semblent préférer « l’efficacité militante », et celle-ci passe d’abord par le respect du projet politique porté par l’entreprise, et surtout par un souci de satisfaire / de prendre en compte l’ensemble des parties prenantes. Il s’agit avant tout d’incarner une alternative en mettent l’accent sur les conditions de travail des salariés, sur l’équité des relations entretenues avec les prestataires et fournisseurs, et sur l’accessibilité des biens et services proposés aux clients.

Voilà sans doute pourquoi, même en étant moins bien payés qu’ailleurs, les salariés associatifs et coopératifs se déclarent souvent plus satisfaits que les autres. Pour justifier leur satisfaction professionnelle, ils mettent en avant le sentiment d’utilité sociale, les contacts humains, l’autonomie, la polyvalence, l’ambiance au travail et l’enrichissement personnel.

Certaines structures vont jusqu’à remettre en cause les notions traditionnelles de salariat et de travail, en tenant compte du travail domestique et des activités militantes comme du temps de travail au service du collectif.

Partie 4 : travailler autrement

Chapitre 11 : des relations de travail sans antagonismes ?

L’économie sociale et solidaire est un monde du travail comme les autres, avec 3 spécificités :

Les auteurs conseillent d’assumer le rapport salarial au sein des organisations, et d’instaurer des relations de travail explicites et saines.

Le syndicalisme peut également répondre au besoin de clarifier les relations au travail. Dans les coopératives, le rôle des syndicats peut être double : d’une part représenter tous les salariés, qui ne sont pas tous coopérateurs, d’autre part offrir un espace de réflexion, de discussion et de propositions sur les conditions de travail et l’organisation de l’activité.

L’objectif de ce livre n’est toutefois pas de proposer des pistes pour devenir un bon patron, un bon chef, ou pour mettre en place une véritable démocratie sociale impliquant les représentants du personnel. Sa visée, plus ambitieuse, est d’explorer comment il est possible de faire tomber les rapports hiérarchiques au sein des collectifs de travail. Comment faire pour supprimer cette séparation récurrente entre employeurs et employés, entre ceux qui commandent et ceux qui exécutent, ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent ? Bref, comment travailler sans chefs, entre égaux ? Mais ce n’est pas tout, car travailler sans patron implique aussi d’endosser collectivement ce rôle, pour pouvoir s’employer mutuellement.

Chapitre 12 : travailler entre égaux, le choix de la polyvalence

Faire faire, c’est pouvoir donner des ordres et instaurer un contrôle hiérarchique sous peine de sanction. C’est aussi le pouvoir d’empêcher de faire, d’interdire. La capacité à ne pas faire, de son côté, c’est le pouvoir de se soustraire à certaines tâches ou activités, de les déléguer à d’autres et de bénéficier d’un statut d’exception. Qu’il s’agisse de faire faire ou de ne pas faire, le pouvoir donne la possibilité d’exploiter les autres en leur déléguant, ou en leur imposant la réalisation des tâches qui nous déplaisent. Un tel pouvoir peut-il avoir sa place dans une entreprise autogérée par ses travailleurs et travailleuses, une entreprise horizontale, sans hiérarchie interpersonnelle, bref, dans une entreprise anarchiste ?

Si dans une entreprise classique, ce sont les chefs qui ordonnent, la hiérarchie qui structure, l’on pourrait vite croire que l’absence de chefs conduirait inéluctablement au désastre. En réalité, il existe déjà une large part d’auto-organisation dans toutes les entreprises, quelle que soit leur forme. À tous les échelons hiérarchiques, les salariés disposent et s’emparent de marges de manœuvre qui sont indispensables au bon fonctionnement des organisations. Comme l’explique le psychologue du travail Christophe Dejours, il existe un décalage entre le prescrit et le réel, et ce décalage est salutaire, car sans lui les entreprises ne tourneraient tout simplement pas. On le voit bien dans le cas des grèves du zèle par exemple, lors desquelles les employés s’efforcent de suivre à la lettre les ordres et procédures imposés par leur hiérarchie, pour mieux démontrer leur inefficacité.

Le philosophe Félix Guattari propose une définition plus informée de l’anarchie. Selon lui, elle renvoie « à tout espace social, de travail ou d’activité, qui est gouverné directement par ses acteurs ou ses producteurs, qui en établissent et en instituent collectivement et directement les règles, les normes et les institutions, refusant toute hiérarchie verticale, toute division entre gouvernants et gouvernés, patrons et salariés, éducateurs et éduqués ». Surtout, pour reprendre la célèbre formule de Proudhon, l’anarchie n’est pas le désordre, mais plutôt l’ordre sans le pouvoir. Plus précisément, il conviendrait de l’entendre comme un ordre social sans pouvoir centralisé et sans hiérarchie interindividuelle durable. Un ordre dans lequel seul le collectif a le pouvoir d’ordonner. Dans le cas d’une entreprise (coopérative ou associative), s’autogérer signifie donc que les travailleurs définissent eux-mêmes, et collectivement, les modalités d’organisation de la production, d’organisation du processus de travail, de l’utilisation des excédents et des relations qu’a la structure avec les autres acteurs de la société.

Concernant la notion de pouvoir, le livre précise 3 points :

Ces réflexions alimentent le débat sur la polyvalence.

La polyvalence est souvent mise en avant pour éviter de retomber dans la spécialisation à outrance et notamment le dualisme entre travail intellectuel et manuel, entre décision et exécution, entre conception et production.

La polyvalence renvoie à 3 enjeux : – l’égalité entre les travailleurs – la démocratie, puisqu’il faut être informé et se sentir légitime pour participer aux prises de décision – la pénibilité, en partageant les tâches au sein du collectif : les tâches pénibles sont mieux réparties, et chacun accomplit des tâches variées

Malgré ses avantages, la polyvalence présente 3 limites : – l’inadaptation, en raison de la nature des tâches ou de la composition du collectif ; un exemple évident est celui du handicap, la polyvalence doit être appliquée avec souplesse et intelligence et ne doit mener à justifier, consciemment ou non, une politique de recrutement discriminatoire ; de façon générale, certaines tâches nécessitent des compétences qui ne s’acquièrent qu’après une longue formation et de l’expérience – l’insatisfaction des travailleurs, avec l’exemple d’une crèche à les activités administratives ont été réparties entre les salariées, qui ont regretté la charge mentale supplémentaire et d’avoir moins de temps à consacrer à leur métier qui les passionnent : s’occuper des enfants – l’inefficacité, avec un risque de manque de suivi des tâches et une coordination chonophage

En fin de compte, aucune des limites mentionnées ci-dessus n’est rédhibitoire au point de conduire à abandonner une fois pour toutes le principe de la polyvalence dans les entreprises sans patron. La plupart des structures autogérées y restent d’ailleurs très attachées, mais elles se montrent lucides sur la nécessité de l’aménager pour la rendre plus opérationnelle, soit parce que les tâches sont devenues plus complexes ou que l’équipe, les partenaires et les clients ou usagers sont devenus plus exigeants en termes d’efficacité, soit parce que la structure a grossi.

Certains collectifs font le chemin inverse : partant d’une organisation du travail très spécialisée, ils s’ouvrent peu à peu à la polyvalence. D’ailleurs, si cette polyvalence peut apparaître comme un idéal, elle peut aussi être choisie par défaut.

Reste alors à trouver la bonne formule, et comme nous l’avons déjà signalé, il existe sans doute mille manières différentes d’accorder l’autogestion et une dose plus ou moins grande de spécialisation et de polyvalence.

Les auteurs proposent tout de même quelques pistes pour trouver un bon équilibre : – partager les tâches pénibles – faire de la spécialisation une exception – éviter les chasses gardées – bien se coordonner

Chapitre 13 : s’employer mutuellement

Dans les entreprises classiques, la hiérarchie ne tranche pas seulement les questions de planning et d’attribution des tâches. Elle a aussi pour fonction de produire les règles du « vivre ensemble » et d’en assurer le respect en instaurant une certaine discipline et un contrôle des salariés. Dans les structures horizontales, ce travail d’établissement des règles doit aussi être réalisé mais pas sous la houlette d’un contremaître ou d’un chef soucieux de productivité. L’enjeu ici est plutôt de prendre soin du collectif et de ses membres. Cela suppose, évidemment, de prévenir les conflits, de se donner les moyens de les gérer et de les arbitrer lorsqu’ils surviennent, de sanctionner le non-respect des décisions collectives, mais aussi d’apprendre à se séparer convenablement lorsque l’envie d’ailleurs se fait sentir ou que certaines tensions deviennent intenables. Avant toute chose, il faut déjà veiller à bien organiser les arrivées, c’est-à-dire apprendre à recruter collectivement.

Concernant le recrutement de nouvelles recrues, la question touche principalement à l’adhésion aux valeurs de la structure, voire au projet politique pour les projets les plus engagés, et à la compréhension et à l’acceptation du mode de fonctionnement spécifique de l’organisation. La réponse passe souvent par un processus de recrutement collégial pour une responsabilité collective. Il faut toutefois prendre garde à ne pas faire peser la lourdeur du processus sur les candidats.

L’intégration de nouvelles recrues est évidemment un moment fort, pour elles-mêmes mais aussi pour le collectif. Quand le recrutement se fait surtout sur les critères de motivation et d’adhésion aux valeurs et à l’autogestion, il faut ensuite former au travail concret qui est attendu, mais aussi au mode de fonctionnement de l’organisation :

De fait, l’autogestion s’apprend. Dans sa thèse, en partie consacrée à l’organisation d’associations féministes autogérées, la sociologue Auréline Cardoso observe que la mise en œuvre concrète de l’autogestion « nécessite un certain nombre de savoir-faire pratiques et une maîtrise d’outils de coordination : il faut par exemple savoir prendre et lire un compte rendu, élaborer un ordre du jour, être en mesure de définir des priorités… ». Des compétences transversales qui ne relèvent pas d’apprentissages académiques mais s’acquièrent par la pratique militante. Pourtant, la sociologue constate aussi que les salariées-militantes les plus diplômées sont inévitablement celles qui animent les réunions d’équipe, proposent un ordre du jour et prennent les comptes rendus : « Le processus d’acquisition de la “culture de l’autogestion” et les inégales dispositions à se l’approprier recoupent des inégalités en termes de classe sociale et de formation. La maîtrise de savoir-faire rhétoriques et émotionnels, typique des classes détentrices d’un fort capital culturel, semble alors un prérequis implicite au travail autogestionnaire. »

Dans ces structures comme ailleurs, prendre soin de soi et et des autres est primordial :

Autogestion ne rime pas forcément avec bien-être au travail, c’est malheureusement un fait éprouvé. Les salariés des structures autogérées n’y travaillent pas forcément mieux qu’ailleurs, et ils ne disposent pas nécessairement de plus de moyens pour agir sur leurs conditions de travail et la réalisation de leurs tâches. Il semble que faire du bon travail soit plutôt bon pour la santé, mais les entreprises autogérées (tout comme les autres entreprises) ne mettent pas automatiquement cette question du « bon travail » en tête de leurs priorités. Ce n’est pas nécessairement un objectif privilégié ni même clairement identifié et, par conséquent, certaines structures peuvent avoir tendance à sacrifier la qualité du travail au profit de l’efficacité. Par ailleurs, comme tout collectif, les structures autogérées connaissent aussi des crises, des conflits, de la gestion de relations humaines et tout cela peut devenir pesant.

Il faut également prendre garde au « burn-out militant ». Surcharge de travail, écart entre le niveau de responsabilités et la capacité à prendre des décisions, mais aussi décalage entre les valeurs portées par le collectif et les pratiques quotidiennes réellement observées et vécues, tout cela peut être source de souffrance au travail. Le risque est encore plus fort lorsque nous ne tirons pas assez de satisfaction des tâches que nous effectuons quotidiennement, que notre contribution n’est pas suffisamment reconnue par les autres, ou lorsque le groupe n’assume pas son rôle de soutien, voire que les relations deviennent hostiles. Cela est vrai dans toutes les entreprises, mais le risque est probablement accentué lorsqu’on évolue dans un cadre professionnel militant.

Face à ces risques, les auteurs évoquent plusieurs pistes : – construire une culture « anti heures supplémentaires » – repenser l’entretien individuel d’évaluation pour en faire un temps d’échange collectif – accompagner les salariés tout au long de l’année, par exemple avec du mentorat – créer des temps propices aux discussions collectives

En l’absence d’une hiérarchie chargée de gérer les conflits, inévitables dans tout collectif, ceux-ci doivent être adressés par l’organisation :

Il est toujours bon de chercher à prendre soin du collectif et à prévenir les conflits mais, en réalité, certains conflits sont simplement inévitables, et mieux vaut s’y préparer. Combien de collectifs autogérés ne commencent à penser la résolution des conflits qu’une fois que ceux-ci ont germé. Il est alors déjà trop tard car la situation conflictuelle ne garantit généralement pas les conditions de sérénité nécessaires à l’élaboration de procédures de régulation susceptibles d’être acceptées par tous les membres. De fait, dans un collectif qui se déchire, la question même du choix des modalités de gestion du conflit peut finir par ajouter des tensions aux tensions… On ne répétera donc jamais assez que c’est lorsque tout va bien qu’il faut envisager la gestion des conflits et s’accorder sur la manière dont on entend les résoudre.

Pour cela, les co-auteurs proposent de s’appuyer sur la pensée d’Elinor Octrom sur la gouvernance des communs, qui s’appuie sur 8 principes : 1. Identifier les personnes qui souhaitent avoir accès et participer à la gestion du bien commun 2. Définir les règles d’usage adaptées 3. Ces règles d’usage doivent être définies de façon démocratique 4. Instaurer un système de contrôle du respect des règles 5. Adopter un système de sanctions graduelles en cas de non-respect des règles 6. Prévoir des instances et des modalités de gestion des différends 7. Prévoir des arbitres extérieurs reconnaissant l’existence et le fonctionnent du collectif 8. Organiser les grands bien communs en sous-ensembles emboîtés les uns dans les autres

Au regard des principes identifiés par Elinor Ostrom, l’organisation démocratique et horizontale du travail présente plusieurs défis. En effet, comme le note justement Daniel Chauvey (pseudonyme d’un militant et intellectuel autogestionnaire), il faut à la fois organiser l’activité pour que tout le monde y trouve son compte et instaurer une discipline « de telle sorte qu’elle puisse être considérée par chacun comme librement consentie ». Par ailleurs, « la hiérarchie de commandement étant abolie ainsi que les pendules et les cartons de pointage, l’autogestion se présente ici comme autodiscipline et discipline collective : autodiscipline pour ce qui est de l’application, discipline collective pour le contrôle ». Autrement dit, il faut que le collectif se dote, démocratiquement, de bonnes règles de fonctionnement et se saisisse des rôles de contrôle du respect de ces règles et d’application des sanctions en cas de non-respect. Pour que cela fonctionne, chacun doit bien avoir conscience de jouer le rôle d’employeur pour soi et pour les autres.

Comme dans toute structure, des départs se produisent, qu’ils soient à l’initiative du salarié, de la structure ou d’un commun accord.

S’il peut être bénéfique aux collectifs comme aux membres qui décident de les quitter, le turn-over implique aussi, pour ces derniers, une incertitude économique qu’il faut réussir à gérer. Dans cette perspective, penser l’évolution professionnelle, c’est aussi réfléchir à la formation permanente et aux options de reconversion. La difficulté ici est qu’une fois qu’on a connu l’autogestion, il est difficile de retourner dans une structure hiérarchique classique. Voilà bien le problème : à travailler trop longtemps sans patron, on peut finir par développer une inaptitude à évoluer dans une organisation hiérarchique.

Conclusion

Dans son grand roman politique publié en 1974, Les Dépossédés, l’écrivaine de science-fiction Ursula Le Guin met en parallèle deux mondes qui se font face. Dans le premier, l’utopie anarchiste a été mise en œuvre ; dans le second, c’est le capitalisme ultra-libéral qui triomphe. Avec ce livre, l’autrice offre aux lecteurs et aux lectrices bien plus qu’une simple mise en miroir manichéen du Bien et du Mal. Si nous en parlons ici, c’est qu’elle montre les coulisses du premier. Son personnage se heurte, en l’absence de gouvernement centralisé, à celui « inavoué et inadmissible de l’opinion publique », aux limites et contradictions de cette société démocratique et égalitaire. Dans cette œuvre, que l’écrivaine a elle-même qualifiée d’« utopie ambiguë », « l’ambiguïté ne réside pas, de toute évidence, dans ses inclinations politiques. Elle résulterait plutôt de l’exigence qu’elle met à explorer celles-ci méthodiquement et à les pousser dans leurs retranchements sans céder à la facilité de la propagande ».

Affirmer ses valeurs ; les proclamer. Se déclarer de l’économie sociale et solidaire ne suffit cependant pas pour avoir, en pratique, une organisation démocratique, économiquement juste où l’on travaille mieux. Ce n’est pas parce que l’entreprise appartient à celles et ceux qui y travaillent que tous les problèmes sont résolus. Rendre les utopies concrètes, c’est affronter des difficultés, rencontrer des épreuves, devoir assumer des paradoxes et des ambiguïtés. Plus encore, choisir un mode d’organisation, c’est choisir ses problèmes. L’administration publique et les entreprises privées ont les leurs, l’économie sociale et solidaire a les siens, nous espérons avoir montré lesquels.

L’ambition de ce livre est d’aider à faire réussir l’économie sociale et solidaire. L’enjeu est d’autant plus important qu’elle est une politique « préfigurative », c’est-à-dire qu’elle forme, dans l’ici et maintenant, une société alternative miniature et réaliste qui annonce les changements plus grands qui doivent advenir. Car il est évident que les principes qui animent l’ESS doivent se généraliser, parmi lesquels celui, avancé par les zapatistes du Mexique ou différents mouvements comme Occupy Wall Street, de supprimer la distinction entre fin et moyen. Comme l’écrit l’anthropologue David Graeber, c’est l’idée « selon laquelle la forme organisationnelle qu’adopte un groupe doit incarner le type de société qu’il veut créer ».

Chercher la cohérence, la mise en adéquation des valeurs et des pratiques est un projet ambitieux et difficile. C’est prendre le risque de la déception. Nous espérons que ce livre permettra d’éviter certains obstacles.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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