Zéro Janvier

Chroniques d'un terrien en détresse – Le blog personnel de Zéro Janvier

L’excellent podcast Penser le travail m’aura décidément permis de découvrir des auteurs de talent et des livres passionnants. C’est encore une fois le cas avec Libérer le travail de l’économiste et statisticien Thomas Coutrot, publié en 2018 chez Seuil.

La moitié des Français expriment un mal-être au travail. Une organisation néo-taylorienne soumise au rendement financier est en train de détruire notre monde commun. Cette machine à extraire le profit écrase le travail vivant : celui qui mobilise notre corps, notre intelligence, notre créativité, notre empathie et fait de nous, dans l'épreuve de la confrontation au réel, des êtres humains.

Contre les “ réformes ” néolibérales du travail, on a raison de lutter. Mais pour défendre les conquêtes du salariat et prendre soin du monde, il nous faut repenser le travail. Nous avons besoin d'un souffle nouveau, d'un “ avenir désirable “. La liberté, l'autonomie, la démocratie au travail, doivent être replacées au cœur de toute politique d'émancipation.

La gauche politique et syndicale a trop longtemps privilégié le pouvoir d'achat au pouvoir d'agir dans le travail. Paradoxalement, les innovations dans ce domaine sont d'abord venues des managers : “ l'entreprise libérée ” inspire des initiatives patronales souvent futiles et parfois stimulantes. Des consultants créatifs proposent des modèles “ d'entreprise auto-gouvernée ” plus audacieux que les rêves autogestionnaires les plus fous. Mais surtout, des expériences multiples fleurissent un peu partout inspirées du travail collaboratif, du care, de la construction du commun, qui sont autant d'écoles d'une démocratie refondée.

Et si on libérait le travail, vraiment ? C'est possible : ce livre en fait la démonstration !

Thomas Coutrot dresse un panorama critique de la situation du travail, d’abord basé sur des études statistiques qu’il connait parfaitement. Il analyse ensuite ce qu’il appelle les impenses de la gauche sur le travail, puis les apports et les impasses du management dit humaniste, notamment à travers l’exemple les fameuses « entreprises libérées ». Enfin, il propose de remettre le travail vivant au coeur de la démocratie.

Je vous propose quelques citations relevées au cours de ma lecture :

Introduction

Sur la fin du « compromis fordiste » après les « Trente Glorieuses » :

Les « Trente Glorieuses » furent fondées sur un compromis social où les salariés acceptaient de subir un « travail en miettes » aliéné en échange de hausses de salaires. Ce « New Deal » entre subordination du travail et croissance économique partagée n’est désormais ni possible ni souhaitable, ne serait-ce que pour le climat dont la dégradation s’accélère de façon inquiétante. Nous avons besoin d’un souffle nouveau, d’un imaginaire mobilisateur, d’un « avenir désirable ».

Sous le joug financier, notre travail est en train de détruire notre monde commun. Souffrance au travail et destruction écologique ont la même source : une organisation néotaylorienne du travail focalisée sur le rendement financier et indifférente à ses autres effets. Cette machine à extraire le profit écrase le travail vivant : celui qui mobilise notre corps, nos sens, notre intelligence, notre sensibilité, notre créativité, notre empathie, et fait de nous, dans l’épreuve de la confrontation au monde, des êtres humains. Elle veut en faire un travail standardisé, numérisé, automatisé, délocalisé, converti en chiffres, indicateurs, ratios financiers et finalement en capital accumulé, que Marx qualifiait de « travail mort » pour rappeler que les équipements proviennent toujours d’un travail passé. Ce « travail mort » fait de nous des précaires, surnuméraires, harcelés, pressurés, déprimés, juste bons à nous endetter, à consommer et polluer à outrance pour nous sentir encore exister.

Sur les liens entre subordination au travail et autoritarisme politique :

Mais si l’épidémiologie a bien documenté les dégâts que la dégradation du travail inflige à la santé, les sciences politiques n’ont pas pris la mesure des dégâts causés à la démocratie : je montrerai ici comment la soumission imposée dans le travail pousse les salariés à la passivité ou à l’autoritarisme politique dans la cité.

Sur la nécessaire centralité du travail dans les luttes politiques :

Je demeure convaincu, avec des raisons malheureusement de plus en plus solides, que le capitalisme mène à l’effondrement de l’humanité et de la nature dont elle fait partie. Mais je rejoins le diagnostic radical de Bruno Trentin, penseur et dirigeant syndical italien, auteur de La Cité du travail4 : avec la gauche du XXe siècle, nous avons fait fausse route. Nous avons cru pouvoir contrer le capitalisme avec la démocratie politique, par les nationalisations, la redistribution des richesses, la planification démocratique. Mais la sphère du travail imprime sa marque sur l’ensemble des comportements et des rôles sociaux. Obéir aux ordres durant toute une vie de travail ne prédispose pas à l’exercice du libre arbitre dans la cité. Pour qu’un peuple puisse déployer ses capacités démocratiques, il ne suffit pas de changer ceux qui commandent au travail, il faut remettre en cause la subordination. Il ne suffit pas d’accroître les richesses produites : il faut les définir et les produire autrement. La lecture de Trentin a renforcé ma conviction de la centralité du travail – du travail réel, concret, vivant, par opposition au travail prescrit, abstrait, mort – dans la lutte pour une société plus juste et durable.

1. Peut-on en finir avec le travail ?

Sur le travail comme fondement des sociétés humaines :

Pour les anthropologues, « contrairement aux autres animaux sociaux, les hommes ne se contentent pas de vivre en société, ils produisent de la société pour vivre ». Ils produisent donc la société en travaillant : le travail est à l’origine du lien social, car « si les êtres humains s’efforcent de faire société, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils ont la volonté de coopérer dans le travail, parce que travailler ensemble est une nécessité vitale ». L’organisation et la répartition du travail déterminent le découpage des sociétés en classes. Son rejet sur les esclaves ou les serfs caractérise des sociétés radicalement inégalitaires, tandis que la quasi-généralisation du salariat, y compris pour les femmes, favorise « l’égalisation des conditions » évoquée par Tocqueville. Le capitalisme est la première forme de société où le travail (sous sa forme salariée) constitue la substance même des rapports sociaux. Mais cela ne veut pas dire qu’il a « inventé » le travail. Aucune loi d’airain économique ni technologique ne détermine comment s’organise et se répartit le travail, mais il s’agit de choix sociaux et politiques, comme j’en donnerai maints exemples. Aucune fatalité ne condamne non plus le travail à être un enfer.

Sur le travail vivant et sa confrontation au réel :

Travailler, c’est se confronter à la résistance du réel. Face à la variabilité de la météo, au sac de ciment trop lourd, à l’animal rétif, à la machine en panne, à la cliente désagréable, au problème compliqué de fluide des corps…, les consignes et règles formelles donnent des repères, mais ne sont jamais suffisantes : pour bien faire le travail, il faut inventer. À suivre strictement les règles, on ne fait rien de bon, et on peut même bloquer complètement la production (« grève du zèle ») : il faut toujours les interpréter, voire les contourner.

L’écart entre travail prescrit et travail réel a deux effets majeurs qui donnent toute sa place au travail vivant. D’une part il doit être comblé par l’irréductible créativité de l’individu au travail. Face à l’imprévu qui surgit en permanence, l’improvisation est de mise, appuyée sur l’expérience de situations antérieures similaires. Une tâche entièrement routinière finit tôt ou tard par être automatisée. D’autre part il rend nécessaire la création collective de règles de travail officieuses, ces « régulations autonomes9 » issues de l’expérience et des échanges entre collègues, transmises et remaniées au fil du temps. Ces règles soutiennent la capacité d’improvisation. Le travail vivant, c’est l’activité réelle de la personne au travail : ce qu’elle déploie de sensibilité, d’affects, d’intelligence, d’inventivité, d’empathie avec les autres et avec les choses, afin de surmonter les obstacles et d’atteindre les objectifs assignés par l’organisation.

Sur les effets désastreux du capitalisme :

Marx disait déjà que le capitalisme ne peut se développer « qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur », autrement dit la nature et le travail.

Le capitalisme mondialisé est non seulement instable, mais surtout insoutenable pour la santé des travailleurs et de l’environnement. C’est littéralement devenu une question de vie ou de mort : la qualité du travail – de son activité et de ses produits – devrait devenir un enjeu central du débat public et un levier majeur de transformation sociale. Les travailleurs ne se reconnaissent plus dans un travail insalubre et sans qualité. Les riverain.e.s, les consommatrices, les citoyen.ne.s s’inquiètent des risques de pollution, des produits toxiques ou frelatés, des services de mauvaise qualité, du pouvoir excessif des lobbies et des transnationales …

2. L’impensé de la gauche sur le travail

Sur les deux gauches face au travail :

Il faut à cet égard distinguer entre deux grands courants de pensée à gauche : le courant majoritaire, progressiste, productiviste et partisan de l’organisation scientifique du travail ; et le courant coopératif-autogestionnaire, par principe soucieux de démocratie dans le travail.

Le premier courant – « la gauche contre le travail » – représente la majeure partie du mouvement ouvrier et des « intellectuels organiques » de la gauche, qui se sont rangés derrière le drapeau de la rationalisation taylorienne. Leur indifférence (quand ce n’est pas de l’enthousiasme) vis-à-vis des conséquences du taylorisme sur le travail vient de la priorité absolue qu’ils accordent au développement des forces productives, condition à leurs yeux de la possibilité du socialisme.

Le deuxième courant, minoritaire mais vivace, considère au contraire que l’émancipation doit commencer par et dans le travail. Le mouvement coopératif et les théoriciens de l’autogestion donnent ainsi la priorité à la démocratie sur le lieu de travail. Mais, paradoxalement, ces expériences et ces théories, même lors de leur apogée des années 1970, n’ont presque jamais débouché sur une remise en cause sérieuse de l’organisation « scientifique » du travail : nous consacrerons le chapitre suivant à cette « gauche sans le travail ».

Sur les coopératives et leurs limites :

C’est la coopération ouvrière qui, du XIXe siècle à aujourd’hui, a constitué la forme la plus vivace de démocratie au travail. Dans la coopérative, tout à l’inverse de la commandite, les travailleurs déterminent ce qu’ils vont produire. Mais – c’est le paradoxe sur lequel je n’ai cessé de buter dans cette recherche – ils le font le plus souvent dans le cadre d’une organisation hiérarchique inchangée. Bien sûr, dans les coopératives, le capital est détenu par les travailleurs, ceux-ci élisent les dirigeants, les profits alimentent des réserves non partageables, les inégalités de rémunération sont faibles. Tout cela n’est aucunement négligeable, mais la division « scientifique » du travail n’est pas contestée : les principes du mouvement coopératif ne comportent aucune indication sur les modalités de l’organisation concrète du travail15. Et, en pratique, la plupart des recherches menées sur les coopératives soit ignorent la question de l’organisation du travail, soit observent qu’elle diffère peu des entreprises classiques.

Sur les 4 typologies de coopératives :

Quatre profils de Scop sont distingués en croisant deux critères : le projet politique est-il (ou non) distingué de la gestion économique ? Le pouvoir de décision est-il (ou non) concentré au sommet de la structure ? Dans les coopératives « managériales » et « corporatives », le pouvoir de gestion est de facto concentré dans les mains des dirigeants élus, jugés les plus compétents. Cependant à la différence des « managériales », les « corporatives » conservent un projet politique, une idéologie égalitaire et solidaire qui les différencie d’une entreprise classique ; en outre, les travailleurs y sont souvent des professionnels qui ont une certaine autonomie dans leur travail, par exemple les ouvrier.e.s qualifiés du bâtiment. Les Scop « sociétariales » ont un peu oublié leur projet politique mais disposent néanmoins de modes de gouvernance qui empêchent la monopolisation du pouvoir interne par les « compétents ». Cependant elles recourent comme les « managériales » à une organisation hiérarchisée du travail. Seules les Scop « autogestionnaires » mettent en cause la hiérarchie figée des postes de travail, privilégiant un « mode de coordination, en direct et très informel, parfois lié à la présence de tous les membres dans un même local sans séparation ». Mais ce type d’organisation ne s’observe que dans des petites entreprises (moins d’une vingtaine de salarié.e.s) que Jean-Louis Laville qualifie de « groupes fusionnels », où chacun travaille indépendamment, sans nécessité de forte coordination mais en partageant une identité professionnelle. Dès qu’une Scop dépasse ce seuil, elle adopte une organisation classique, fût-elle adoucie par un management participatif.

Sur la vague autogestionnaire :

On sait que la formidable popularité de l’idée autogestionnaire est alors fondée sur deux piliers : une puissante vague de luttes ouvrières et démocratiques en Europe autour de 1968, et une critique sévère de la bureaucratie stalinienne par le régime de Tito en Yougoslavie. On sait aussi que cet engouement disparaîtra brutalement avec la crise des années 1980 et le tournant idéologique néolibéral qui emportera la « deuxième gauche » cfdétiste et rocardienne. Pourtant, de 1968 au congrès du « recentrage » de la CFDT en 1978, ce sont dix années d’effervescence intellectuelle et d’expérimentation concrète d’autres manières de vivre et de produire ensemble. L’autogestion, c’est la réponse de la jeunesse ouvrière et étudiante européenne aux technocrates capitalistes et socialistes.

3. Apports et impasses du management humaniste

Sur les si bien nommés « planneurs » :

La prise de pouvoir de la finance sur la production s’est traduite par la prise de pouvoir des consultants en organisation sur les systèmes de travail des grandes entreprises. Deloitte, EY (anciennement Ernst & Young), KPMG, PricewaterhouseCoopers, les « Big Four » du consulting, monopolisent la plus grande partie des missions en la matière. Ils fixent les procédures et les normes, choisissent les logiciels et les indicateurs, déterminent les obligations de performance et de reporting des salarié.e.s. La finalité de ces systèmes est d’assurer la plus grande transparence possible sur les résultats du travail pour permettre aux managers de renforcer la pression sur les collectifs de travail par un benchmarking permanent. Mais les consultants ne consultent ni même ne rencontrent le moindre travailleur. À la différence des ingénieurs tayloriens qui allaient quand même dans l’atelier chronométrer les ouvrier.e.s, ils sont totalement coupés des salarié.e.s d’exécution. Ils n’ont aucun contact avec le travail réel, qu’ils n’entrevoient qu’à travers des chiffres, des courbes et des e-mails. Marie-Anne Dujarier les appelle avec humour et pertinence les « planneurs ».

Sur les présupposés obsolètes du taylorisme :

McGregor montre que la philosophie taylorienne du management – commander et contrôler – repose sur des présupposés obsolètes, la « théorie X » : les hommes seraient naturellement paresseux et tire-au-flanc, incompétents et rétifs aux apprentissages, motivés uniquement par l’appât du gain… La « théorie Y » pose à l’inverse que les hommes peuvent aimer le travail comme un jeu s’il est bien organisé ; qu’ils s’engagent volontiers pour atteindre les objectifs auxquels ils adhèrent ; qu’ils recherchent le développement de leurs capacités et la reconnaissance d’autrui au moins autant que des gratifications monétaires ; et qu’ils ont pour la plupart des compétences et une créativité délaissées par les organisations hiérarchiques.

Sur l’échec des tentatives de « libérer » les entreprises :

Revenant sur sa riche carrière de consultant en management participatif, Marvin Weisbord observe avec regret que les projets qu’il a menés « ont rarement duré plus longtemps que le mandat des dirigeants qui les ont initialement soutenus ». Pourquoi le départ d’un dirigeant hétérodoxe signifie-t-il en général un retour au business as usual ? La raison tient en un mot : le pouvoir. « Si le profit était leur vraie motivation, tous les dirigeants mettraient en place une organisation du travail participative. On sait depuis des décennies que l’implication des travailleurs permet d’augmenter de 20 à 40 % la productivité. Mais pour beaucoup d’entre eux, l’objectif est le pouvoir et le contrôle. » Tout est dit.

Sur la fausse libération de la hiérarchie dans les entreprises dites « libérées » :

En filigrane, il est clair qu’abandonnant l’autorité hiérarchique au quotidien, le dirigeant acquiert en fait un pouvoir symbolique encore plus fort : il est celui qui a instauré et qui peut à tout moment suspendre la liberté du travail. Plus encore, alors que les cadres intermédiaires, eux, sont vraiment dépouillés de toute autorité, lui demeure la seule figure du pouvoir. Car il incarne à lui seul les nouveaux principes de l’organisation ; c’est à lui qu’on demande un arbitrage lorsque la liberté amène à des conflits indécidables. Subtile construction : le dirigeant se dépouille d’une autorité partagée et souvent contournée pour acquérir un pouvoir solitaire et incontesté. Et se désintéresse du profit pour finir par l’augmenter…

Sur l’échec des entreprises dites « libérées » :

Si les réalisations déçoivent souvent, c’est que le ver était d’emblée présent dans le fruit de « l’entreprise libérée ». La démarche démarre toujours par une décision unilatérale d’un « leader libérateur ». Ni Laloux ni Robertson (et encore moins Getz et Carney) ne voient de contradiction entre le droit de propriété capitaliste et l’autogouvernement du travail. La raison d’être évolutive de l’entreprise est concoctée par le dirigeant, à charge aux salarié.e.s de s’en pénétrer ensuite. Le dirigeant et les actionnaires qui l’ont nommé conservent le droit de propriété dans ses trois dimensions d’usus, fructus et abusus : l’asymétrie demeure entre capital et travail. Usus : tout comme ils ont décidé de « libérer » l’organisation du travail, ils peuvent à chaque instant revenir en arrière. Fructus : les salarié.e.s peuvent influencer les augmentations individuelles, mais les actionnaires gardent la mainmise sur le partage de la valeur ajoutée. Abusus enfin : les propriétaires peuvent à tout moment vendre l’entreprise ou démettre le dirigeant « libérateur ». Le changement d’actionnaire ou de dirigeant se traduit en général par l’abandon du modèle organisationnel innovant.

4. Le travail vivant au coeur de la démocratie

Sur la notion de travail abstrait :

Le travail sous le capitalisme a deux faces indissociables, à la fois concrète et abstraite. « D’un côté c’est un type de travail spécifique qui produit des biens particuliers pour d’autres ; mais d’un autre côté le travail, indépendamment de son contenu spécifique, sert aux producteurs de moyen pour acquérir les produits des autres, la spécificité du travail est abstraite des produits qu’on acquiert par le travail. » Le point décisif est que le travail est non seulement « abstrait » des produits qu’on acquiert mais aussi de ceux qu’on fabrique. Il n’est pas déterminé par la production de richesses (les biens et services concrets) mais par la production de valeur (le profit monétaire). Peu importent l’effort, l’habileté, la souffrance ou la joie du travailleur, peu importe l’utilité (la valeur d’usage) de sa production : la seule chose qui compte pour le système, c’est la valeur (d’échange) qu’il produit.

Sur le mouvement ouvrier face au travail abstrait :

Le mouvement ouvrier a puissamment œuvré pour civiliser le capitalisme : partager la productivité, réduire la durée du travail, la peur du lendemain et les inégalités. Les travailleurs eux-mêmes, dans leur activité quotidienne de travail, ne se plient pas totalement à la logique du travail abstrait : individuellement et dans leurs collectifs informels de travail, ils rusent avec la prescription pour faire malgré tout leur travail correctement. Mais, en tant que classe, le salariat n’a pas su proposer une autre logique sociale que celle de la valeur. Le dépassement du capitalisme suppose un mouvement social qui dépasse également la défense des intérêts des travailleurs en tant que salariés, car celle-ci est nécessairement « centrée sur le travail tel qu’il est défini dans le cadre socio-économique existant : le moyen nécessaire à la reproduction individuelle ».

Sur la nécessaire lutte contre la subordination :

On peut ajouter qu’une classe sociale constituée dans et par un rapport de subordination ne saurait porter, en tant que classe, l’idéal de l’auto-gouvernement : les révolutions faites au nom du salariat n’ont jamais débouché sur la construction durable d’une culture de l’insoumission, bien au contraire. Comme le disait déjà Simone Weil, « avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante ». Redéfinir une stratégie d’émancipation crédible supposera de « défendre les intérêts des travailleurs tout en participant à la transformation des travailleurs », de leur travail et de leurs intérêts. Cela n’est sans doute pas impossible : le mouvement ouvrier du XIXe siècle ne visait-il pas explicitement l’abolition du salariat et la libre association des travailleurs ?

Sur le citoyen-travailleur :

Dans nos sociétés capitalistes libérales, l’espace public est soumis à la grammaire de la justice démocratique, tandis que le système du travail est régi par l’inégalité et la hiérarchie. Cette contradiction se traduit pour chaque individu par une opposition entre ces droits de citoyen et ces droits de travailleur salarié. Isabelle Ferreras, dans sa Critique politique du travail, relève que cette contradiction entre capital et démocratie transparaît fortement dans l’aspiration des salariées – dans sa recherche, des caissières de la grande distribution – à être considérées comme des citoyennes y compris dans leur travail.

Sur le refus par les libéraux de la planification centralisée, sauf à la tête des entreprises :

Mais comment justifier, du point de vue libéral, que la planification centralisée, discréditée comme mode de gouvernance de l’économie, persiste pour la gouvernance interne des entreprises ? De fait, les hauts dirigeants des multinationales élaborent des plans stratégiques à cinq ans et donnent des ordres détaillés à leurs subordonnés pour les réaliser, à peu près comme les bureaucrates du Gosplan soviétique et souvent avec le même manque de succès …

Sur les liens entre conditions de travail et comportement électoral :

Autrement dit, les ouvrier.e.s qui votent Le Pen ou s’abstiennent sont moins autonomes dans leur travail que ceux et celles qui votent pour d’autres candidats30. En outre, d’autres conditions de travail caractéristiques des ouvrier.e.s (comme la pénibilité physique, la faible demande psychologique ou émotionnelle) ne sont pas associées au vote Le Pen ni à l’abstention, ce qui confirme la spécificité du lien entre autonomie et vote : s’abstenir ou voter à l’extrême droite sont moins des protestations contre des conditions de travail et de vie délétères qu’une contamination de la passivité imposée au travail vers le champ civique. Si nombre d’employé.e.s et d’ouvrier.e.s se sont porté.e.s vers l’abstention ou le vote FN, ce n’est donc pas sans rapport avec leur manque de liberté au travail : redonner du pouvoir d’agir aux salarié.e.s dans leur travail individuel et collectif serait sans doute plus efficace contre l’abstention ou l’idéologie d’extrême droite que les campagnes de civisme ou de culpabilisation antiraciste.

Sur la réduction du temps de travail :

La réduction du temps de travail est tout à fait souhaitable pour mieux répartir le travail, à condition de se défaire de la vision abstraite d’un partage quantitatif et de veiller à sa transformation qualitative. La RTT a trop souvent été conçue comme une compensation à l’intensification et à l’aliénation du travail. Ce n’est pas d’abord d’une réduction du temps de travail, mais d’une augmentation de la liberté du travail qu’on peut attendre une revitalisation démocratique.

Sur l’articulation entre liberté du travail et démocratisation :

Alexis Cukier propose une éclairante synthèse des débats autour des rapports entre travail et démocratie en distinguant « deux modèles de la centralité politique du travail », selon que la liberté du travail est considérée comme le résultat ou comme la condition de la démocratisation des rapports sociaux dans leur ensemble.

Le modèle de Marx consiste à « révolutionner les institutions pour démocratiser le travail » : la prise du pouvoir et la destruction de l’État bourgeois, l’abolition de la propriété privée et la socialisation de la production sont les préalables à l’épanouissement de la liberté du travail, qui peut seulement alors devenir « le premier besoin de la vie ». Les actuelles coopératives ouvrières, par exemple, n’ont pas de valeur en elles-mêmes comme anticipations d’un travail libéré, mais comme manifestations de l’autonomie politique du prolétariat.

Pour John Dewey en revanche, il faut partir du travail pour transformer les institutions. L’atelier et le bureau doivent devenir des écoles de l’autonomie : le philosophe pragmatiste prône « un modèle d’organisation du travail radicalement démocratique qui implique que tous les travailleurs puissent devenir dans leur activité à la fois dirigeants, managers et ouvriers 38 », car l’activité déployée (ou non) durant le temps du travail joue un rôle décisif sur la formation des compétences des citoyens.

Mais il semble qu’on bute ici sur un cercle vicieux : comment libérer le travail sans changer les institutions qui l’organisent ? Et comment transformer ces institutions si le pouvoir d’agir des citoyens-travailleurs reste atrophié par le travail ? Seule une stratégie dialectique permettra de rendre ce cercle vertueux : il faudra s’appuyer sur les innovations sociales pour conquérir des positions dans les institutions, puis utiliser celles-ci pour renforcer les pratiques démocratiques de travail, ce qui renforcera ainsi la dynamique des changements institutionnels, etc. Il reste que Dewey a sans doute raison contre Marx : l’impulsion doit venir de l’expérimentation à une échelle significative de formes émancipatrices de travail. C’est la voie ouverte par les acteurs sociaux qui portent de nouvelles pratiques du travail vivant.

Sur le travail collaboratif :

Très tôt Internet s’est construit comme un outil privilégié pour organiser la coopération horizontale et souvent bénévole autour de projets fédérant des milliers puis des millions de contributeurs. Parmi cette myriade de projets, beaucoup ont réussi, certains ont atteint des dimensions colossales (Wikipédia, Linux et les logiciels libres…). Des plates-formes d’exploitation du précariat comme Uber ou Amazon cherchent à s’approprier le label « collaboratif ». L’usurpation est manifeste : le terme n’a de sens que pour qualifier des dispositifs de coopération entre pairs, basés sur l’ajustement mutuel, et non sur la hiérarchie. Les plates-formes de travail ne peuvent en aucun cas se prétendre « collaboratives » puisqu’elles reposent sur des inégalités structurelles de pouvoir ou de statut, comme entre les chauffeurs et la plate-forme Uber, ou bien entre les « fournisseurs » (ces micro-jobbers en ligne rémunérés quelques centimes par tâche) d’Amazon Mechanical Turk et leurs donneurs d’ordre.

Sur les liens entre travail collaboratif et communs :

Ces projets collaboratifs donnent naissance à des « communs » au sens d’Elinor Ostrom : un ensemble de règles définies par une communauté en vue de produire et de partager des ressources de façon collaborative et durable. Ces ressources étaient initialement, dans les travaux d’Ostrom, des biens naturels (eau, forêt, poissons…). Puis l’approche par les communs a été étendue aux connaissances6. Elle s’applique désormais à des projets de toutes sortes, agricoles, industriels, commerciaux ou financiers : les communs ne sont pas des ressources particulières, naturelles ou informationnelles, mais une manière d’organiser collectivement et démocratiquement la production et l’accès à des ressources, quelle que soit leur nature.

Pour clarifier les rapports conceptuels entre « communs » et « travail collaboratif », on peut dire que tout commun repose nécessairement sur du travail collaboratif, c’est-à-dire une coopération entre pairs. En revanche, tout travail collaboratif ne produit pas nécessairement un commun : beaucoup d’expériences n’ont pas perduré, échouant à définir (de façon collaborative !) les règles qui auraient permis de stabiliser un commun autour du projet.

Sur l’articulation entre crise écologique, capitalisme et démocratie au travail :

Le capitalisme s’étend au-delà de ce qu’il peut contrôler en marchandisant sans trêve les services publics fondamentaux, la monnaie, la terre, le corps humain, la nature en général. Il commande au-delà de ce qu’il peut imposer en se livrant à sa pulsion mortifère vers l’abstraction du travail, ce projet sans cesse relancé de « dévitalisation du travail vivant ». Il dépense au-delà de ses propres ressources en épuisant les travailleurs, les liens sociaux et les écosystèmes. L’hubris capitaliste est infiniment plus dévastatrice que celle des régimes oppressifs antiques ou médiévaux, car elle étreint l’ensemble des écosystèmes et menace la vie même.

À la source de ces périls se trouve la question de la démocratie au travail : qui décide quoi produire, comment le produire, au profit de qui ? Le travail doit être libéré de l’étouffante emprise financière pour laisser une chance à la vie. Il ne s’agit pas de « revenir au point de départ », mais d’instituer de nouvelles formes d’organisation du travail plus proches des « fondements essentiels de la vie » pour cesser d’avoir honte de ce que nous faisons au monde.

Pour une politique du travail vivant :

Résistance et créativité qui s’incarnent dans les réalisations du travail collaboratif, de l’économie solidaire et des acteurs locaux de la transition, mais aussi, dans les lieux de travail ordinaires, par le déploiement spontané du souci de bien faire et du care ou, plus rarement, les recherches-actions syndicales sur la qualité du travail. Une politique du travail vivant, ce serait en premier lieu l’affirmation sur la scène publique d’une cause commune à ces initiatives, celle de la défense et de la promotion du travail vivant contre les logiques du capital et de l’abstraction scientiste. Un mouvement social pour le travail vivant, en défense de la vie. Si nous le décidons, cette exigence pourrait irriguer de plus en plus profondément les luttes syndicales et écologistes qui se posent bien toutes cette même question : « Quel monde voulons-nous construire ? »

En guise de conclusion :

C’est en développant le débat public et les luttes communes pour promouvoir le travail vivant et instituer la qualité du travail concret, qu’on pourra rendre visibles les dégâts du productivisme sur la santé des personnes et du monde, travailler à des alternatives sociales et écologiques, particulièrement en matière d’emploi, et contester les rapports de pouvoir qui bloquent ces alternatives.

Comme le montrent associations et syndicats unis dans de nombreux pays autour de plates-formes pour les emplois climatiques, la transition écologique n’est en rien une menace mais bien plutôt une formidable opportunité pour l’emploi à condition de redistribuer les richesses pour financer les reconversions professionnelles.

Ces débats et ces mobilisations doivent partir du niveau local mais s’étendre jusqu’au global car la nature des défis l’exige : le mouvement altermondialiste devra trouver les moyens de rebondir malgré les dérives sécuritaires, racistes et nationalistes alimentées par le terrorisme et la peur du lendemain.

Construire ces alliances pour le travail, la nature et la démocratie est une tâche difficile. Elle ne sera possible que si les syndicats parviennent à expérimenter et construire une stratégie revendicative sur le travail de qualité, à distance des exigences actionnariales, pour commencer à faire valoir d’autres objectifs qu’une rentabilité financière déraisonnable et de court terme.

Les salarié.e.s ne pourront reprendre en main leur travail qu’en s’appuyant sur les attentes des parties prenantes extérieures à l’entreprise, sur les aspirations des citoyen.ne.s à un travail autonome et de qualité, seuls garants de la préservation des équilibres écologiques et de la démocratie. C’est le fond de la question écologique : on ne peut pas vouloir sauvegarder la planète en piétinant le travail : c’est très largement par et dans le travail que la possibilité même d’une vie humaine décente sera préservée, ou finira par être détruite sans doute plus vite qu’on ne l’imagine.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

J’ai découvert cet ouvrage d’Arthur Brault-Moreau dans un entretien qu’il a donné dans l’excellent podcast Penser le travail. J’ai bien aimé la vision du « syndrome du patron de gauche » qu’il présentait, et je me suis dit que la lecture de ce livre pouvait m’intéresser, même si je ne suis pas directement concerné (je travaille pour une grande entreprise privée internationale, il n’y a aucune chance ou aucun risque que mon patron soit un « patron de gauche »).

Tout ce qui relève du champ lexical de l’employeur, du patron, du « management » ou du salariat est considéré comme libéral, apparenté à des valeurs de droite. Ce comportement est typique du patron de gauche : en rejetant ces mots, celui-ci se prive de – ou plutôt s’épargne – toute réflexion sur le sujet. L’expression « patron de gauche » souligne à elle seule le paradoxe de la situation : dans la pratique, « patron » ; dans le discours, « de gauche ».

Arthur Brault-Moreau s’appuie sur son expérience personnelle, sur les témoignages de plusieurs dizaines de personnes (principalement des salariés, mais aussi quelques employeurs et des chercheurs), et sur des lectures sur le sujet pour définir le fameux « syndrome du patron de gauche », le décortiquer, et enfin proposer des pistes pour le contrer.

L’ouvrage se lit facilement et le propos est pertinent. Je dirais même qu’il apporte des clés intéressantes au-delà du cas spécifique du « patron de gauche » et des organisations militantes ou engagées. À ce titre, il constitue une pierre supplémentaire dans la réflexion sur le travail, son organisation, et sa place dans la société.

Je vous propose un florilège de citations tirées de ce livre :

Au fur et à mesure, mon engagement syndical m’a conforté dans mes premiers constats : travailler avec quelqu’un qui se situe à gauche ne garantit en rien que le droit du travail soit respecté. Les patrons de gauche ne sont sans doute pas les pires patrons, mais force est de constater qu’ils peuvent en revêtir toutes les caractéristiques. Il m’a semblé qu’il y avait quelque chose à creuser là-dessous. Comment expliquer de si grands décalages entre les valeurs portées par des employeurs et leurs pratiques dans leurs propres organisations ? Pourquoi ces employeurs « militants » ne proposent-ils que très peu d’expériences alternatives au salariat ? Et pourquoi, à l’inverse, observe-t-on autant d’épisodes de souffrance au travail, parfois pires que dans les entreprises classiques ?

Cette démarche suppose d’adopter une posture syndicale et d’assumer l’existence de rapports de pouvoir au travail. Là où il y a des salarié·es, il y a de la subordination ; donc des outils de lutte et des contre-pouvoirs sont nécessaires. Cela implique d’assumer le fait qu’au sein d’une organisation, le pouvoir soit organisé et réparti de façon hiérarchique ; que des rapports de domination s’exercent à travers le salariat, mais aussi la domination blanche, masculine, cisgenre, validiste ou hétéronormative ; et que le fait que les salarié·es ou leur employeur exercent une activité militante au sein de leur travail ou ailleurs ne change rien à l’affaire. Le rôle d’un·e syndicaliste est alors de dénoncer les pratiques néfastes et de participer à l’organisation des travailleur·euses.

Parler de « patron de gauche » apparaît presque comme un oxymore, et c’est justement son intérêt. Elle interroge le fait d’être à la fois « patron » et « de gauche » avec un va-et-vient entre les enjeux liés à la fonction employeur et ceux liés aux valeurs militantes. Je suis par ailleurs convaincu que le rejet de l’expression « patron de gauche » par les employeurs renvoie précisément à un malaise et à une volonté de garder le silence sur ces enjeux.

Ligne politique, pudeur ou intentions antiautoritaristes : les explications et justifications du refus de l’employeur de gauche de s’assumer en tant que tel ne manquent pas. C’est sans doute le premier symptôme du patron du gauche que j’ai pu constater : il n’assume pas qu’il en est un. Il refuse aussi bien le terme et l’étiquette que la fonction et les responsabilités qui en découlent. Le fait que l’employeur ne s’assume pas ne signifie pas qu’il n’agit pas comme tel. On peut alors parler d’un management d’évitement, un management déguisé mais un management tout de même.

Alors que nombre de conflits débouchent sur le départ individuel de salarié·es, le cas de ce théâtre montre une autre solution : l’action collective et revendicative. Par la grève, les salarié·es ont répondu ensemble au conflit de valeurs, et ont apporté une autre solution que la rupture du contrat de travail par licenciement ou par démission : la suspension du contrat de travail et du rapport de subordination par la grève. C’est en sortant momentanément du rapport salarial qu’ielles ont pu réaffirmer leurs valeurs. Ici, la grève n’est pas seulement un moyen de revendication, mais aussi la réaffirmation des droits des salarié·es, de la limitation du pouvoir de l’employeur, voire une réponse et une solution au conflit de valeurs. En imposant un arrêt du travail, ielles sont sorti·es de la dissonance et ont pu reconstruire ou reconstituer leur identité abîmée par le travail. Face à un conflit de valeurs extrême, la solution ne se trouve pas dans le rapport salarial lui-même, mais dans sa suspension. Il ne s’agit évidemment pas de délégitimer le départ de salarié·es, poussé·es à la démission ou licencié·es, ni d’idéaliser la grève en mettant de côté les nombreux efforts nécessaires pour la monter, la maintenir et obtenir satisfaction. Il s’agit bien plutôt de voir que la réponse revendicative et collective est une voie possible pour répondre et sortir du conflit de valeurs et des souffrances qu’il engendre.

Si le management constitue une façon spécifique d’exercer le pouvoir, alors l’anti-management est un effort d’explicitation des mécanismes d’exercice du pouvoir dans le monde du travail. On l’a vu, Thibault Le Texier définit le management comme une « rationalité gouvernementale » au sens d’un ensemble de concepts et de schèmes mentaux pour l’exercice du pouvoir. De ce point de vue, l’anti-management ne cherche pas à produire de nouveaux concepts et à participer au développement du management, mais plutôt à démystifier le management, à rappeler la réalité des rapports salariaux et à proposer des outils de compréhension et de lutte aux salarié·es.

Il n’existe pas de recette magique : le premier enseignement apporté par cette enquête consiste dans le fait d’assumer la réalité de la relation de travail, la présence d’un employeur et de salarié·es, avec des droits et des obligations spécifiés dans le droit du travail.

C’est une exigence envers les patrons de gauche : vous qui vous proclamez de gauche, révolutionnaires, en faveur des droits des travailleur·euses, mettez en place des dispositions concrètes pour assurer le respect du droit du travail et, surtout, pour aller plus loin. Les organisations de gauche ont la responsabilité de devenir des laboratoires d’alternatives au travail salarié. Elles ont un pouvoir sur leurs salarié·es et ce pouvoir doit être une responsabilité, celle de chercher à construire un autre rapport au travail.

Le management moderne cherche à responsabiliser le·la salarié·e par rapport au maintien de son propre emploi et de son propre salaire, ce qui n’a rien d’original et s’étend à l’ensemble du monde du travail. En droit du travail, il relève pourtant de la responsabilité de l’employeur de fournir un travail et de le rémunérer. La responsabilité du salarié est alors d’exécuter le travail prévu dans le contrat de travail en se subordonnant aux directives, au contrôle et aux possibles sanctions de son employeur. Le discours selon lequel le salarié devrait être compétitif, flexible, dévoué pour maintenir son entreprise et son emploi révèle encore un abus de l’employeur qui se décharge sur ses salarié·es de sa propre responsabilité. Là encore, un rappel des fonctions et des responsabilités peut permettre de distinguer ce qui relève de la pression extérieure et d’une méthode de management.

L’anti-management montre qu’il existe différentes voies pour répondre au management de gauche : assumer la réalité des rapports salariaux, imposer des améliorations au cadre salarial actuel, repenser la fonction employeur mais aussi la contraindre par des textes. Pourtant, la meilleure solution reste la plus ancienne, la plus évidente : l’action syndicale. L’idée n’est pas simplement de prendre sa carte et de s’affilier à tel ou tel syndicat, mais de voir que la forme d’action collective qu’est le syndicat apporte aussi des réponses aux problèmes posés par le management de gauche. C’est la forme d’organisation utile pour se réunir entre salarié·es, définir des revendications, construire une stratégie d’action et se défendre individuellement et collectivement. Elle est moins intéressante en tant que structure institutionnelle qu’en tant que projet d’organisation des salarié·es par ell·eux-mêmes. ... C’est le premier apport du syndicalisme : proposer un espace d’auto-organisation, de lutte et de revendication.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Couverture de « Le futur du travail » de Juan Sebastian Carbonell

J’ai découvert le sociologue Juan Sebastián Carbonell et son livre Le futur du travail dans deux entretiens en vidéo qu’il avait donnés au site Hors-Série. J’avais aimé son discours à la fois très posé et factuel sur la forme, et radical sur le fond. Je me suis donc laissé tenter par ce livre.

Le travail est un inépuisable objet de fantasmes. On annonce sa disparition prochaine sous l’effet d’un « grand remplacement technologique », on prophétise la fin imminente du salariat, on rêve d’une existence définitivement débarrassée de cette servitude. Fait significatif, les futurologues consacrés et les apologistes du monde tel qu’il va n’ont absolument pas le monopole de ce discours, tout aussi bien tenu par les plus féroces critiques du capitalisme. À chaque révolution technologique ses mirages. Car il y a loin, très loin, de ces anticipations à la réalité. Le travail humain conserve en effet une place centrale dans nos sociétés. Simplement, ses frontières et le périmètre des populations qu’il concerne se déplacent : ce n’est donc pas à une précarisation généralisée que l’on assiste, mais à l’émergence d’un nouveau prolétariat du numérique et de la logistique, dans des économies bouleversées par l’essor des géants de la Big tech.

Dans cet essai incisif, Juan Sebastián Carbonell montre que le discours sur la « crise du travail » fait obstacle à la compréhension de ses enjeux politiques. Et que sa mise en avant empêche, parfois à dessein, la nécessaire ouverture d’un débat sur les voies de son émancipation.

Juan Sebastián Carbonell propose un essai à la fois clair et lumineux. J’ai globalement été convaincu par son propos, dont je vous propose ici quelques extraits et une synthèse de mes notes prises au cours de la lecture.

Dans l’introduction :

Qu’en est-il réellement ? Le travail humain est-il menacé de remplacement par des machines et des algorithmes ? Le salariat est-il voué à disparaître ? Et, si ce n’est pas le cas, quelles formes le travail prend-il désormais ? Je mène des recherches depuis une dizaine d’années sur les transformations sociotechniques du travail, principalement dans l’industrie automobile. Je n’ai pas pu m’empêcher de constater le décalage abyssal entre les pronostics sur la fin du travail et la réalité du terrain ; entre ce que disent les futurologues et les apologistes de la start-up nation, d’une part, et ce que disent de façon très prosaïque les travaux de recherche ou les travailleurs eux-mêmes, d’autre part. Le but de cet ouvrage est de confronter ces deux points de vue et de montrer comment s’articulent aujourd’hui le travail et la société, afin d’ouvrir un débat sur les voies de l’émancipation du travail. Car cette voie reste pour l’heure obscurcie par les discours sur la fin du travail qui ont pour effet, souvent à dessein, de nous faire croire que le capitalisme est l’horizon indépassable de notre temps

1. La fin du travail n’aura pas lieu

Les 4 effets de l’automatisation sur le travail humain : substitution, déqualification/requalification, intensification, et contrôle.

Il est difficile de calculer le nombre d’emplois disparus à cause de l’automatisation. Les suppressions d’emplois constatées peuvent être dues aux crises économiques successives, aux restructurations, aux nouvelles méthodes de travail, ou à la flexibilisation du temps de travail.

Les vagues précédentes d’automatisation n’ont pas amené la fin du travail, seulement sa transformation. Ce sera probablement le cas avec la nouvelle vague autour de l’IA, qui touchera certains emplois qualifiés et en créera d’autres. Le point d’attention est sur la nature et la qualité des emplois qui seront créés.

Digital manufacturing : investissements trop lourds dans une économie capitaliste stagnante, les humains demeurent plus flexibles que la plupart des machines, et coûtent beaucoup moins cher.

Le discours sur l’automatisation et les nouvelles technologies serait avant tout un projet politique et une réthorique pour attirer des investisseurs et susciter de l’adhésion.

On peut comprendre que le discours sur la disparition du travail humain soit utile aux capitalistes, mais pourquoi ce discours séduit-il aussi une partie du mouvement social ?

Se méfier et s’en prendre aux machines n’est pas nouveau, c’est aussi vieux que le capitalisme (ex : mouvement des luddites en Angleterre au début du XIXe siècle) : ce n’est pas un rejet irrationnel mais une tactique parmi d’autres dans la lutte des classes. Il n’y a pas de rejet du progrès technique en tant que tel, mais des conditions dans lesquelles les capitalistes le mettent en œuvre.

2 questions fondamentales : à qui profitent les machines ? Et dans quels but sont-elles introduites ?

« La technologie n’est ni bonne ni mauvaise, et elle n’est pas neutre ». Entre les mains des employeurs : intensification du travail, déqualification de la main d’œuvre, suppression de postes, contrôle renforcé. Entre les mains des travailleurs eux-mêmes, des syndicats ? Réduire la pénibilité ? Réduire le temps de travail ? L’automatisation dans des conditions favorables aux travailleurs devrait être une revendication du mouvement syndical.

2. Tous précaires ?

La deuxième thèse en vogue qu’il faut réfuter est celle de la précarisation généralisée de l’emploi.

Le salariat stable reste la norme dans la plupart des pays riches : en France, 87% des salariés (hors apprentis) sont en CDI.

La division des travailleurs en une multitude de statuts a toujours existé, il y a toujours eu une coexistence entre permanents et temporaires.

L’idée que la précariat submerge le salariat sert de justification aux réformes visant l’employabilité et le retour à l’emploi.

Le « plein emploi » des Trente Glorieuses était surtout dû à un fort taux d’inactivité qui touchait surtout les femmes. Le chômage a augmenté quand le taux d’inactivité a baissé, avec l’entrée massive et durable des femmes dans l’emploi et la féminisation de la population active (via la tertiarisation).

La précariat peut être vu comme une fraction du prolétariat, avec des intérêts convergents : si les conditions matérielles du précariat s’améliorent, la « menace » sur le prolétariat diminue, le rapport de force face aux employeurs est plus favorable.

C’est surtout quand ils luttent ensemble qu’on voit que les intérêts des précaires et des permanents peuvent converger.

Il y a toutefois une déstabilisation qui s’opère au cœur même du salariat stable : horaires flexibles, rémunération variable et flexible, qui reporte les risques économiques sur les employés (la rémunération baisse si la situation économique se dégrade).

La précarité n’est pas nouvelle, elle n’a rien d’exceptionnel sous le capitalisme. Différentes formes de précarité se sont succédé au cours de l’histoire.

L’emploi stable et de longue durée est une norme relativement récente dans l’histoire du capitalisme français. Il a été rendu possible par un rapport de force favorable au mouvement ouvrier, par un contexte économique spécifique (croissance d’après-guerre) et par l’intérêt du patronat à garder une partie de la main d’œuvre qualifiée.

La précarité s’installe de manière durable dans certains secteurs : industrie automobile (fonctionnement saisonnier), logistique par exemple.

La thèse selon laquelle le précariat serait en train de supplanter le salariat ne résiste pas à l’analyse. Cela ne veut pas dire que la condition du salariat stable soit enviable. Au contraire, les salaires stagnent et les conditions de travail se dégradent.

Au lieu de les voir comme un groupe à part, séparé du reste du salariat, il faut penser les précaires comme faisant partie d’un vaste ensemble de travailleurs, indépendamment de leur statut. Cela saute aux yeux quand ils mènent des luttes communes.

3. Les nouveaux prolétaires du numérique

Les nouvelles formes de travail au travers des plateformes numériques exercent une pression à la baisse sur les prix et les salaires en imposant une logique de juste-à-temps, des cadences infernales et des horaires impraticables.

Contrairement à une idée reçue, la nouvelle économie (services, numérique, etc.) n’a pas remplacé l’ancienne (industrie). C’est une vision eurocentrée, car jamais autant de personnes n’ont été employées dans l’industrie manufacturière à l’échelle mondiale. L’emploi manufacturier régresse dans la plupart des pays riches, mais il progresse au niveau mondial. On assiste plutôt à un basculement de l’emploi industriel des pays du Nord vers les pays du Sud.

Le capital fait face à deux forces : crise de profitabilité et conflits de travail. Il se dirige donc vers des régions où les salaires sont plus faibles et la main d’œuvre plus facile à contrôler. Pays chaque mouvement crée ou renforce une nouvelle classe ouvrière qui peut se mobiliser pour ses droits : trouver une main d’œuvre bon marché et disciplinée s’apparente à un mirage.

L’épicentre du travail ne change pas seulement d’un pays à l’autre mais aussi d’une industrie à l’autre, au gré de l’accumulation du capital et de la recherche de profits. Le textile a été l’industrie dominante au XIXe siècle, l’automobile au XXe siècle. La logistique, la fabrication de batteries ou le numérique pourraient être celle du XXIe siècle.

Dans tous les cas, le travail et les conflits de travail suivent les mouvements du capital.

Le numérique a l’image d’un secteur où le travail serait moins pénible, moins contraignant et plus intéressant. Or, il emploie une armée de nouveaux prolétaires invisibilisés.

On parle d’ubérisation, de travail à la pige, à la tâche.

Les travailleurs assument entièrement les risques liés à l’activité sans bénéficier du statut de salarié (congés payés, salaire minimum, protection sociale)

Les plateformes constituent une extension du domaine de marché, elles remplacent des personnels (amitié, parenté, communauté) par des rapports marchands.

Le micro-travail, payé à la tâche, permet d’alimenter des algorithmes et d’entraîner des modèles d’intelligence artificielle. Cette dépendance de l’intelligence artificielle aux micro-travailleurs est le secret honteux des discours triomphants sur l’intelligence artificielle.

Ce modèle n’est pas novateur : il s’apparente au tâcheronnat du XIXe siècle : un travail était confié formellement à un « preneur d’ouvrage », qui sous-traitait à plusieurs travailleurs ou travailleuses payés à la tâche.

Conflits, syndicalisation, auto-organisation, autogestion : on retrouve les formes classiques des conflits du travail. Les travailleurs de plateformes et les micro-travailleurs sont donc des « salariés » comme les autres, rémunérés par le capital.

4. Le travail du flux

La « révolution logistique » est une transformation majeure du capitalisme, avec une accélération de la circulation des marchandises à l’échelle internationale.

La fascination pour l’architecture des espaces et les infrastructures des entrepôts (le travail mort) fait oublier le travail vivant nécessaire à leur fonctionnement.

La révolution logistique a des effets paradoxaux sur la circulation des marchandises : les chaînes d’approvisionnement dépendent de fournisseurs de moins en moins nombreux, la disruption d’un segment de la chaîne implique l’interruption de l’ensemble. Cette fragilité n’est pas seulement un épiphénomène, elle a une dimension structurelle, qui peut être un levier en action pour les travailleurs du flux.

La fluidité est parfois présentée comme le principe de base de toute organisation industrielle moderne et plus généralement de l’organisation économique de la société.

La logistique est une activité très intensive en travail, malgré les fables autour de la robotisation et des entrepôts entièrement automatisés, elle nécessite toujours un grand nombre de travailleurs manuels, qui restent moins coûteux et plus efficaces que les robots. Par contre l’introduction de nouvelles technologies produit les mêmes effets que dans les autres secteurs : intensification du travail et disqualification de la main d’œuvre.

Les conditions de travail dans les entrepôts sont proches de celles en vigueur dans l’industrie manufacturière : préceptes taylorisées de division du travail, de déqualification et de contrôle des gestes par l’encadrement ou des dispositifs techniques.

Les concentrations d’ouvriers dans des clusters logistiques ont provoqué des grèves et des conflits sociaux. Leur position comme goulets d’étranglement de l’économie mondiale leur accorde un levier d’action.

Les luttes dans le secteur de la distribution ne sont pas une nouveauté : historiquement, le transport maritime, routier et ferroviaire ont été des bastions du mouvement ouvrier au XXe siècle. Marins, dockers, cheminots et routiers fonctionnent comme des corporations professionnelles avec une longue histoire syndicale et politique. La logistique pourrait devenir un secteur fondamental du mouvement syndical.

5. Quelle politique face à la « crise » du travail ?

Le travail conserve une centralité dans notre société. Loin de disparaître, il évolue, se transforme et se multiplie dans de nouveaux secteurs. Les nouvelles technologies et les transformations socioéconomiques du capitalisme déplacent ses frontières et le périmètre des populations concernées, tout en dégradant les conditions de travail du salariat stable.

Face à ces évolutions qui ne sont pourtant pas des ruptures, certains annoncent une « crise » du travail et proposent des « solutions », d’autant que le travail est un objet de débat politique.

3 types de proposition : 1. Démarchandiser le travail : décorréler travail et emploi/salariat (revenu universel, garantie d’emploi) 2. Démocratiser le travail : répartir et partager le pouvoir dans l’entreprise pour que les salariés puisse prendre part aux décisions concernant l’avenir du travail et la répartition des profits 3. Se libérer du travail : embrasser la « crise » du travail pour s’en débarrasser une bonne fois pour toutes

L’auteur critique ces 3 propositions, qu’il juge prisonnières de l’horizon restreint de l’économie capitaliste. Il défend une perspective plus radicale, avec 2 objectifs : libérer la vie du travail, et libérer le travail de la domination du capital.

Le revenu universel semble être une « revendication de crise, brandie dans les situations de net recul social et de forte offensive des politiques d’austérité ». Il pose problème parce que ses présupposés sont erronés (automatisation totale, avènement de préparait) mais aussi en raison de la vision politique qui le sous-tend. Il n’envisage pas la société divisée entre travailleurs et capitalistes, et fait de l’individu le coeur de son projet politique. Il met sur un pied d’égalité des individus qui contribuent de manière inégale à la production et à la reproduction de la société, et tend à effacer les classes sociales et la lutte des classes. Au lieu de libérer les travailleurs du travail, il les rendrait dépendants de l’État, lui-même imbriqué dans des rapports de classe, de genre et de race (sans parler des menaces de montée de gouvernements populistes et autoritaires dans le monde).

Certains défenseurs du revenu universel le voient comme une « voie capitaliste vers le communisme » mais cela réduit la perspective communiste à une simple répartition des richesses, sans défendre un autre projet de société. Au lieu de transformer radicalement les rapports de travail dans les entreprises, de demander la planification de l’économie ou la démocratie sociale dans les entreprises, ils entretiennent l’illusion d’une « bonne réforme » pour en finir avec la pauvreté, la crise écologique, ou l’exploitation capitaliste.

Le revenu universel est don une mauvaise réponse à un faux problème. Cette revendication en dit moins sur les transformations du travail que sur l’abandon par la gauche de l’espoir et de l’ambition de construire une société radicalement différente.

Grâce au droit du travail, aux syndicats et à la négociation collective, des progrès ont été faits pour la démocratie au travail mais ils sont loin d’être suffisants. Le contrat de travail consacre toujours un lien de subordination entre le salarié et l’employeur. La démocratie politique et la démocratie économique semblent toujours antinomiques : la première s’arrête aux portes des entreprises.

Pour l’auteur, les propositions dans ce sens ne vont pas assez loin. Plutôt que de rééquilibrer le pouvoir entre salariés et actionnaires, il faudrait envisager le contrôle des entreprises par les salariés, comme véritable démocratisation du travail. Les travailleurs pourraient ainsi décider librement du contenu et du sens du travail, et lui donner d’autres buts que l’accumulation de profits.

Quelques mots enthousiasmants tirés de la conclusion :

Cela reviendrait à décider collectivement ce que l’on produit et comment, à choisir démocratiquement quelles technologies utiliser, comment répartir le temps de travail entre tous et ainsi résorber la précarité et le chômage. Quand les travailleurs décident entre eux ce qu’ils vont produire et comment ils vont le produire, le travail acquiert une dimension politique, ce n’est plus de l’exploitation. Et il devient, par sa dimension politique, un outil d’émancipation. On voit donc que la question du contrôle et celle de la lutte pour une vie qui ne soit pas soumise au travail sont liées : la lutte pour un temps doublement libre (libéré du travail et du capital) peut devenir une perspective joyeuse pour le mouvement social, loin des calculs budgétaires qu’implique nécessairement le revenu universel, ou de la démission individuelle que représente le refus du travail.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Couverture de « Sans transition » de Jean-Baptiste Fressoz

Je poursuis ma lecture des ouvrages de Jean-Baptiste Fressoz avec celui par lequel je l’ai découvert : Sans transition. Dans ce livre publié en janvier 2024 dans la collection Écocène chez Seuil, l’historien des sciences, des techniques et de l’environnement propose, comme l’indique le sous-titre, une nouvelle histoire de l’énergie et met notamment en lumière l’étrangeté et la fausseté historique de la notion de transition énergétique.

Voici une histoire radicalement nouvelle de l’énergie qui montre l’étrangeté fondamentale de la notion de transition. Elle explique comment matières et énergies sont reliées entre elles, croissent ensemble, s’accumulent et s’empilent les unes sur les autres.

Pourquoi la notion de transition énergétique s’est-elle alors imposée ? Comment ce futur sans passé est-il devenu, à partir des années 1970, celui des gouvernements, des entreprises et des experts, bref, le futur des gens raisonnables ?

L’enjeu est fondamental car les liens entre énergies expliquent à la fois leur permanence sur le très long terme, ainsi que les obstacles titanesques qui se dressent sur le chemin de la décarbonation.

Je pourrais dire qu’avec ce livre Jean-Baptiste défend une histoire matérialiste au sens le plus fort du terme : au-delà de l’aspect énergétique, il s’intéresse à l’histoire des matières, de leur extraction, de leur production, de leur transformation, de leur consommation. Il fait l’histoire des moyens matériels de production, au-delà des découpages classiques entre énergies dites dominantes à chaque époque.

Comme pour l’ouvrage précédent de Jean-Baptiste Fressoz, je vais avoir du mal à le résumer ici, je vous propose donc un florilège de citations issues des 12 chapitres qui le composent.

Un extrait de l’introduction, qui éclaire parfaitement le projet du livre :

Ce livre raconte une nouvelle histoire de l’énergie permettant de comprendre l’étrangeté radicale de la notion de transition. Au lieu de présenter la succession des systèmes énergétiques au cours du temps, il explique pourquoi elles se sont accumulées sans se remplacer. Au lieu de considérer les énergies comme des entités séparées et en compétition, il dévoile l’histoire de leurs intrications et de leur interdépendance. L’enjeu est immense car ces relations symbiotiques expliquent la permanence des énergies primaires jusqu’à nos jours et constituent des obstacles majeurs sur le chemin de la décarbonation.

Ce livre propose aussi la première histoire de la « transition énergétique ». Non pas en tant que phénomène historique et matériel, mais en tant que futurologie, projet technologique et manière de comprendre les dynamiques de changement. Il explique pourquoi des raisonnements phasistes ont été appliqués à un domaine, l’énergie et le monde matériel, qui ne s’y prêtait absolument pas. Il raconte la carrière étrange de la transition, une futurologie hétérodoxe et mercantile – un simple slogan industriel – qui est revenue, à partir des années 1970, le futur des experts, des gouvernements et des entreprises, y compris celles qui n’avaient pas d’intérêt à ce qu’elle advienne.

Il explique pourquoi la transition énergétique nous empêche de penser convenablement le défi climatique. Depuis un demi-siècle qu’on l’invoque, cette notion a produit plus de confusion scientifique et de procrastination politique qu’autre chose. La transition projette un passé qui n’existe pas sur un futur qui reste fantomatique.

La transition énergétique parvient à faire passer pour anodin un futur radicalement étrange. Or, c’est de l’histoire, d’une histoire fausse, qu’elle tire sa force de conviction et son apparence de plausibilité. Comme en écho aux transitions du passé – du bois au charbon, puis du charbon au pétrole – il nous faudrait maintenant, face au réchauffement, en accomplir une troisième vers le nucléaire et les renouvelables. La crise climatique commanderait de poursuivre l’histoire du capitalisme et de l’innovation, de l’accélérer même, pour hâter l’avènement d’une économie libérée du carbone. Grâce à la transition, le changement climatique appelle à un changement de technologie et non de civilisation. L’histoire de l’énergie, ses routines technologiques, ses récits phasistes du passé – âge du bois, âge du charbon, âge du pétrole, économie organique et minérale, première et seconde révolution industrielle – ont joué un rôle idéologique discret mais central dans la construction de ce futur réconfortant.

Face à la crise climatique on ne peut plus se satisfaire d’une histoire en relatif : une « transition » vers les renouvelables qui verrait les fossiles diminuer en part relative mais stagner en tonnes ne résoudrait rien à l’affaire. On ne peut plus se satisfaire du flou de la transition et de ses épithètes innombrables, ni des analogies trompeuses entre les pseudo-transitions du passé et. Elle qu’il faudrait de nos jours accomplir. L’impératif climatique ne commande pas une nouvelle transition énergétique, mais oblige à opérer, volontairement, une énorme auto-amputation énergétique : se défaire en quatre décennies de la part de l’énergie mondiale – plus des trois quarts – issue des fossiles. Penser que l’on puisse tirer de l’histoire quelques analogies utiles sous-estime de manière dramatique l’énormité du défi climatique.

Sur la nature de la crise climatique :

Le réchauffement est une tragédie de l’abondance et non de la rareté, une tragédie d’autant plus inextricable et injuste que ses victimes n’en sont généralement pas responsables. Lutter contre le réchauffement implique de réaliser par pure volonté, et en un temps extraordinairement bref, une transformation sans précédent du monde matériel. Prétendre que « l’innovation » – qu’elle soit incrémentale, granulaire, verte, frugale, sociale ou de rupture – est à la hauteur de ce défi inouï est une théorie aussi fumeuse que les chandelles du XVIIIe siècle.

Sur le « phasisme », où la succession des « âges de … » :

Dans la seconde moitié du XIXe siècle une expression fleurit dans la littérature anglo-saxonne : « the age of ». Elle conquiert en particulier les titres des revues techniques fondées à cette époque : The Railway Age (1856), The Age of Steel (1857), The Iron Age (1867), The Gas Age (1884), The Petroleum Age (1887), The Electrical Age (1897), The Motor Age (1898), The Clement Age (1904), The Coll Age (1911). Ces titres reflètent l’essor d’une vision phasiste de l’histoire en temps que succession d’époques matérielles distinctes.

Le problème n’est pas celui des périodisations en général, certaines étant tout à l’heure légitimes, mais cette manière, empiriquement infondée, de singulariser certaines matières, énergies ou innovations (et toujours les mêmes) comme définissant leur époque. Prenons par exemple « l’âge du charbon », une expression souvent utilisée pour caractériser le XIXe siècle. En Angleterre, cette matière devient effectivement omniprésente dans la vie quotidienne et, entre 1830 et 1900, sa consommation décuple. Le problème est que bien d’autres matières croissent aussi durant les mêmes décennies : le bois voit ainsi sa consommation multipliée par 6, celles des briques par 5 – deux matières qui, autant que le charbon, marquent le paysage anglais du XIXe siècle. En outre, si en Angleterre les progrès réels du charbon précèdent le discours sur son âge, dans tous les autres pays, c’est l’inverse.

Une des raisons pour lesquelles l’histoire de l’énergie a été racontée de travers, c’est qu’elle a eu tendance à prendre au sérieux ce genre de trope, à se focaliser sur un nombre limité de techniques considérées comme absolument fondamentales et à confondre le début de leur usage avec leur massification.

Comme nous le rappellent les titres des revues citées plus haut, ces formules ne sont au départ que des slogans commerciaux. Que des pétroliers vantent l’âge du pétrole ou les vendeurs de gaz parlent de gaz age n’est en soit guère étonnant. Ce qui l’est davantage et qu’il faut expliquer, c’est l’engouement des intellectuels pour ces tropes promotionnels.

Sur l’âge du charbon et son successeur :

En français, l’une des premières occurrences de l’expression « âge du charbon » : « à l’âge du bois a succédé l’âge du carbon, à l’âge du charbon succédera l’âge d’une autre puissance ».

Quelle sera cette « autre puissance » ? Autour de 1900, la question fascine car elle paraît étroitement liée à la forme politique de la société future. Polluant et socialement problématique, le charbon doit disparaître ; l’électricité règnera en maître – même si on ignore souvent comment elle sera produite.

La question sociale est en arrière-plan de ces discussions : pour les capitalistes, la fin du charbon signera aussi celle de leurs ennuis. Le chimiste et ministre français Marcellin Berthelot explique par exemple que dans un siècle, en l’an 2000, les énergies renouvelables auront débarrassé le monde des « mines de charbon et par conséquent des grèves de mineurs ». Avec le développement de l’hydroélectricité certains entrepreneurs espèrent qu’une nouvelle d’industrialisation, rurale cette fois-ci, leur permettra de fuir les métropoles acquises aux idées socialistes.

Sur la critique de la notion de transition énergétique dès la fin du XIXe siècle :

Au moment où Geddes annonce une transition « néo-technique » imminente débarrassant le monde du charbon, les économistes, pétroliers, géologues, forestiers et même quiconque consultant les statistiques savaient cet espoir illusoire, ils savaient que le XIXe siècle avait été l’âge du bois autant que celui du charbon et ils prévoyaient que le XXe, annoncé comme celui du pétrole et de l’électricité, brûlerait toujours plus de charbon et utiliserait toujours plus de bois. Ils tenaient l’idée de substitution pour simpliste et insistaient, à juste titre, sur les consommations presque toujours croissantes de la plupart des matières premières. Les spécialistes ne cachaient pas leur agacement face aux discours tonitruants des industriels – et des intellectuels à leur suite – sur « l’âge du pétrole » ou « l’âge de l’électricité » abrogeant le règne délétère de la houille.

Robert Brunschwig, ingénieur des mines à l’Office national des combustibles liquides, qualifiait la « fin du charbon » ou « l’âge du pétrole » de « raccourcis aussi brillants que trompeurs ».

Sur l’apparition du phasisme matériel en histoire :

La routine intellectuelle consistant à indexer les époques à des matières apparaît dans le dernier tiers du XIXe siècle dans un pot-pourri idéologique mêlant promotion intellectuelle, crainte malthusienne de l’épuisement, anxiété nationale, utopie électrique et réformisme social – le tout exprimé dans le lexique préhistorique qui sied aux grandes fresques évolutionnistes.

Sur les dangers du phasisme :

Qu’il s’agisse d’occulter la force musculaire humaine, de prôner la réforme sociale ou de revendiquer le pouvoir pour les ingénieurs, « l’ageofism » a toujours eu des conséquences politiques problématiques. Mais avec le changement climatique, sa persistance est devenue réellement dangereuse. Car c’est bien cette culture historique ordinaire qui explique la facilité avec laquelle, face au changement climatique, la notion de « transition, énergétique » s’est imposée comme une évidence, comme une notion solide et rassurante, une notion qui ancrait une certaine futurologie dans l’histoire alors que ce futur n’avait en réalité aucun passé.

Sur la « transition » du bois au charbon :

Les historiens de l’énergie racontent l’industrialisation au XIXe siècle comme une transition énergétique : le bois recule face à la houille qui s’impose dès le XVIIIe siècle en Angleterre et au milieu du XIXe siècle dans les autres pays industriels. Cette manière de présenter les choses repose sur un travail préalable de quantification consistant à convertir les tonnes de bois et de charbon en énergie puis à considérer l’évolution de ces quantités en parts relatives. Effectivement, une fois ces deux étapes accomplies, il paraît évident que dans la plupart des pays industriels l’apport énergétique du bois en 1900 devient faible ou même négligeable par rapport à celui du charbon. À cette interprétation en relatif, on peut faire deux objections. Noter tout d’abord qu’elle procède d’un regard particulier, celui des historiens de l’économie qui s’intéressent aux origines de la « révolution industrielle ». Du point de vue des arbres et des écosystèmes qu’ils abritent et aussi du point de vue du climat, ce sont bien entendu les valeurs absolues qui importent, le nombre d’arbres abattus et réduits en cendres, nombre qui ne fait que croître aux XIXe et XXe siècles. On peut aussi montrer que, même du point de vue de l’histoire économique, présenter le bois comme « secondaire » dans le système énergétique des pays industriels est une erreur aussi sérieuse que commune.

Sur la dépendance entre bois et charbon :

Prenons le cas de l’Angleterre, le pays princeps de la prétendue transition énergétique. Selon les données fournies par l’historien Paul Warde, reprises par Anthony Wrigley dans un graphique devenu célèbre, le bois ne jouerait plus aucun rôle dans le mix énergétique anglais à partir du milieu du XIXe siècle.

Les hauts-fourneaux brûlent en effet de la houille et rares sont les Anglais à se chauffer au bois. En réalité le bois joue un rôle fondamental dans la production énergétique : sans bois pour étayer les mines, l’Angleterre n’aurait eu que très peu de charbon et, partant, peu d’acier et très peu de vapeur. Certes, les étais sont rangés du côté du bois d’œuvre mais ils n’agit là d’une convention discutable : leur fonction était bien de produire de l’énergie.

En volume, la Grande-Bretagne consommait plus de bois pour son énergie en 1900 qu’à l’époque préindustrielle. Qu’un tel processus puisse être décrit comme une « transition énergétique » ou comme une sortie de « l’économie organique » à tout de même quelque chose de déroutant.

Sans bois abondant l’Europe n’aurait tout simplement pas eu de charbon, et, partant, peu ou pas de vapeur, peu ou pas d’acier, peu ou pas de chemins de fer. Les courbes montrant l’extraordinaire domination du charbon dans les systèmes énergiques des pays industriels masquent une dépendance au bois non moins extraordinaire. Dire qu’il n’y a pas eu de transition ne veut pas dire que rien ne change, mais plutôt que le changement n’est pas celui dans l’historiographie standard de la révolution industrielle et de l’énergie. La dynamique qui préside aux rapports du charbon et du bois n’est pas celle d’une transition. Il faudrait plutôt parler d’une relation symbiotique qui s’intensifie au cours du XIXe siècle, suivie d’un désencastrement progressif qui commence réellement dans la seconde moitié du XXe siècle. De nos jours, dans les mines à ciel ouvert, l’extraction se fait par des pelleteuses et des camions consommant énormément de diesel : le charbon s’est effectivement libéré du bois mais pour entrer dans une autre dépendance plus solide encore vis-à-vis du pétrole.

Sur l’expansion symbiotique des matières :

Il ne suffit pas de dire que le bois « résiste » plus ou moins longtemps face à l’avancée de la houille ou que le charbon ne ferait que s’additionner au bois. Non : la consommation de bois ne s’envole pas en dépit, mais à cause du charbon. Ce point est important car il touche à l’interprétation de la dynamique matérielle de l’industrialisation. Généralement abordée sous l’angle de la transition, celle-ci doit être compris comme un processus d’amplification, d’expansion symbiotique de toutes les matières.

Sur la dépendance entre charbon et pétrole :

Pressés de raconter l’épopée du pétrole et de l’électricité, les historiens de l’énergie filent à toute vitesse vers le futur : passé le cap des années 1900, le charbon se fond dans le décor, présenté comme une simple persistance de l’ancien, l’action est ailleurs, alors qu’en réalité le charbon se modernise à toute vitesse et qu’il tient le premier rôle dans l’histoire de l’électricité, de l’acier, du ciment, de l’automobile et même du pétrole.

Dans des ouvrages récents, charbon et pétrole sont présentés comme deux « régimes énergétiques » ou deux « blocs de développement » distincts. Il faut au contraire considérer les deux grandes énergies fossiles du XXe siècle comme profondément intriquées. On ne comprend rien à l’histoire du pétrole sans celle du charbon et inversement. Ce point est d’autant plus important que de cette symbiose découle toute la dynamique matérielle du XXe siècle : c’est en effet avec des engins en acier, fabriqués avec l’énergie du charbon et mus par celle du pétrole que la plupart des matières – le bois, les produits agricoles, les métaux – sont produites, extraites, transportées. De même que les liaisons carbone-carbone de la chimie organique, cette symbiose essentielle du pétrole et du charbon au XXe siècle a permis la croissance de tout le reste.

Sur la dématérialisation :

Jusque dans les années 1970, la consommation matérielle fut un important motif de réclame. C’est d’elle que découlait la qualité du produit et la satisfaction des clients. La conséquence est paradoxale : l’émergence de l’écologie politique, la démonétisation du sublime technologique et la montée du scrupule environnemental ont joué un rôle négatif dans la compréhension matérielle de la production. Les industriels se mirent à parler de protection environnementale, tout en jetant un voile pudique sur les mines et les plantations. L’empreinte matérielle disparut des publicités pour réapparaître dans les bilans RSE des entreprises et la littérature environnementaliste, dont l’impact était évidemment sans commune mesure avec la puissance de la publicité. La « dématérialisation » était en marche, du moins dans les esprits.

Sur les liens entre bois et pétrole :

Pétrole et bois. Les historiens étudient en général ces deux matières séparément. La première est associée à la modernité, à la géopolitique, à la grande histoire ; la seconde à la tradition, à l’histoire environnementale, à la conservation. Dans les histoires de l’énergie, pétrole et bois sont tenus à distance par le charbon de la révolution industrielle. Et pourtant, bois et pétrole ont entretenu au cours du XXe siècle des relations fondamentales pour comprendre leurs histoires respectives et bien d’autres choses encore. Des derricks aux cartons d’emballage, des plantations aux panneaux de construction, les symbioses de bois et de pétrole ont joué un rôle central dans la croissance énergétique et économique mondiale au XXe siècle.

Sur la notion de transition énergétique :

Il faut s’y résoudre : il n’y a jamais eu de transition énergétique hors du bois. Ni au XIXe, ni XXe siècle, ni dans les pays pauvres, ni dans les pays riches. Le triplement du bois énergie dans les pays riches au XXe siècle, l’explosion du charbon de bois en Afrique depuis 1960, la multiplication par trois du charbon dans le monde depuis 1980, le pétrole qui continue bon an mal an de croître malgré ou grâce aux chocs pétroliers qui se répètent – et le fait crucial que tous ces phénomènes sont liés – tout cela aurait dû nous conduire, depuis longtemps, à abandonner la « transition énergétique » en tant qu’outil analytique, ou bien à l’utiliser avec beaucoup de précautions comme une notion purement normative, voire franchement utopique.

Arrivé aux deux tiers de cet ouvrage, une question reste donc en suspens : comment la vision phasiste de l’histoire de l’énergie a-t-elle pu perdurer ? Comment la transition a-t-elle pu s’imposer à la fin du XXe siècle, alors que toute la dynamique énergétique de l’époque la contredisait ? Comment cette notion est-elle devenue, à partir des années 1970, un futur normal et consensuel, celui des gouvernements, des entreprises et des experts qui prétendent nous guider vers un monde sans carbone ?

A partir de là, après avoir démontré qu’il n’y a pas eu de réelle « transition énergétique » dans l’histoire, Jean-Baptiste s’attache à écrire l’histoire de cette notion et comment elle s’est imposée dans le débat public.

Sur les liens entre le nucléaire et la notion de transition énergétique :

En 1970, pour commémorer le vingt-cinquième anniversaire de l’explosion de Trinity, le patron de l’Atomic Energy Commission Glen Seaborg imaginait le monde en 1995. Surgénérateurs par milliers, premiers pas de la fusion nucléaire et colonie lunaire atomique : le chemin parcouru depuis Los Alamos poussait à l’optimisme. Des satellites nucléaires couronnaient le tout : formant un réseau global de communication, ils permettaient de diffuser partout sur la Terre la campagne de contrôle des naissances chère aux néomalthusiens américains. L’utopie de Seaborg reflète la rencontre de deux imaginaires : celui de Malthus et celui de « l’âge atomique ». L’effondrement malthusien et la technophilie nucléaire ne sont pas contradictoires : ils se sont alimentés l’un l’autre et ont donné naissance à l’expertise de la transition énergétique.

L’origine de cette notion est étroitement liée à l’atome : le terme fut un concept de physique atomique – le changement d’état d’un électron autour de son noyau – avant de devenir un mot-clé de la futurologie nucléaire. Ouvrant un horizon énergétique se comptant en milliers d’années, l’atome a suscité, au début des années 1950, des réflexions sur le long terme. Quelle sera la consommation mondiale d’énergie en 2000, 2050 ou 2100 ? Y aura-t-il encore du charbon au XXIe ou au XXIIe siècle ? Ou encore : quels pourraient être les effets sur le climat de la combustion de l’essentiel des ressources fossiles ? Parce que les promoteurs américains du nucléaire défendent une option technologique à long terme, ils fabriquent une prospective énergétique nouvelle, une futurologie portant à la fin sur la fin des fossiles et sur le changement climatique.

Sur le « futur comme présent agrandi » :

Jusqu’aux années 1970, économistes, géologues ou ingénieurs ne parlaient pour ainsi dire jamais de transition. Ils anticipaient bien une stabilisation de la consommation à l’horizon de quelques décennies, des changements de proportion à l’intérieur du mix, mais certainement pas de bouleversement majeur. Cette perspective prolongeait l’expérience historique : depuis la fin du XIXe siècle, aux États-Unis et dans la plupart des pays industriels, les consommations de charbon, de pétrole et d’hydroélectricité avaient crû conjointement. Cette permanence des fossiles explique celle des alertes relatives à leur épuisement. Les conservationnistes du XXe siècle se préoccupaient du très long terme, des stocks de houille dans trois siècles, signe que l’idée d’une transition à moyen terme vers une autre source d’énergie leur était étrangère.

Le nucléaire, malgré le barrage médiatique autour de « l’âge atomique », ne change pas cette vision des choses. Contrairement aux clichés condescendants sur les années 1950 que notre « modernité réflexive » se plaît à entretenir, ni les experts ni le public ne sont dupes. De toute façon, si l’électricité nucléaire devait voir le jour, il est probable qu’elle ne ferait que se surajouter à celle produite par les fossiles. Certes, le mix se modifiera mais « chacune des énergies continuera de croître considérablement ». En somme, avant les années 1970, les spécialistes envisagent le futur énergétique comme un présent agrandi.

Sur l’apparition de l’expression « transition énergétique » :

Dans les années 1960, le chimiste Harrison Brown s’occupe surtout de coopération scientifique internationale à l’Académie américaine des sciences. Sous la présidence Johnson, la « transition démographique » est devenue un objectif stratégique, la clé pour gagner la guerre froide. Avec des subsides du département d’État, Brown monte à Caltech un programme qui, une décennie durant, enverra ses experts à travers le tiers-monde pour plaider le contrôle des naissances. Et c’est en 1967, lors d’une conférence qui rassemble l’élite des néomalthusiens, qu’il invente l’expression « transition énergétique ». L’inspiration provient de l’article célèbre de Kingsley Davis sur la « transition démographique ». De même que la première « transition énergétique », celle de la révolution industrielle, avait accru la capacité de charge de la planète, la seconde, à savoir le nucléaire, modifiera les paramètres de la question démographique. Brown reprenait un terme de physique nucléaire – son premier domaine d’expertise –, l’érigeait en analogue de la « transition démographique » et en faisait la clé du futur de l’humanité.

Sur les liens entre nucléaire et alerte climatique :

L’histoire de l’alerte climatique est étroitement liée à celle des malthusiens atomiques. On l’a dit, les promoteurs de l’atome des années 1950 ont pensé l’énergie à très long terme : y’aura-t-il encore du pétrole en 1990, du charbon en 2050 ou en 2100 ? Le passage de telles masses de carbone de la lithosphère à l’atmosphère interroge. Quelles pourrait être la conséquence climatique de la combustion de l’essentiels des ressources fossiles mondiales ? Parce que le lobby nucléaire défend une option technologique de très long terme – le « surgénérateur » –, il fabrique une futurologie dystopique et novatrice, portant à la fois sur la fin des fossiles, mais aussi, dès 1953, sur le réchauffement climatique.

L’histoire des savoirs climatiques a laissé dans l’ombre le rôle du lobby nucléaire et s’est orientée vers un récit plus englobant, celui de la « guerre froide », des financements militaires et de leurs effets structurants sur l’équipement scientifique – avions, ballons-sondes, satellites, supercalculateurs, etc. – sur cette « vaste machine » qui a permis de confirmer le problème du réchauffement. Si la confirmation a effectivement impliqué une très large communauté de chercheurs venant de disciplines variées, l’alerte climatique, à ses débuts, est étudiée et portée par un groupe bien plus restreint et bien plus homogène de savants liés à l’atome.

Cet activisme est à double tranchant. Au milieu des années 1970, alors que les climatologues confirment le réchauffement, celui-ci est parfois repoussé comme un prétexte visant à défendre le nucléaire.

Les savants atomistes avaient découvert un problème infiniment plus vaste que la solution qu’ils proposaient. De nos jours encore, le nucléaire ne joue qu’un rôle marginal dans l’énergie mondiale, moitié moindre que le bois de feu, et après de sérieux incidents et des dérives financières, les programmes de surgénérateur ont été abandonnés dans la plupart des États. La France et le Japon, les pays les plus nucléarisés de la planète, n’ont pas vu leurs émissions de CO2 décroître drastiquement si l’on prend en compte les émissions importées. Trois quarts de siècles avec Putman, nous y sommes : les climatologues puis l’expérience commune ont confirmé les risques climatiques qu’avaient identifié les savants atomistes de Chicago dès les années 1950. Le problème est que les débats énergétiques rejouent leur futurologie transitionniste, avec beaucoup de charbon sous les pieds et l’utopie nucléaire en moins.

Sur la diffusion et la substitution technologique :

De nos jours encore, les études de diffusion technologique entravent la compréhension du défi climatique. D’une part, elles ne disent rien de l’ancien, faisant l’hypothèse, implicite ou explicite et en tout cas injustifiée, qu’elle découlerait du processus de diffusion. De l’autre, et cela ne surprendra pas le lecteur de ce livre, les énergies et les matières entrant en symbiose autant qu’en concurrence, on ne peut tout simplement pas utiliser un modèle de substitution technologique pour comprendre leur dynamique. Il n’empêche : les experts contemplent toujours avec réconfort le redressement de la courbe de diffusion de l’éolien et du solaire, comme s’il équivalait à la disparition des fossiles.

De la crise énergétique à la crise climatique :

Comment la transition énergétique est-elle passée des débats sur la crise énergétique aux débats sur le changement climatique ? Il faut souligner le caractère improbable d’un tel transfert : le saut est en effet gigantesque. Rappelons que la transition, telle qu’elle a été conçue par les malthusiens atomistes des années 1950-1970, était une évolution progressive, à l’échelle du siècle et même davantage, qui concernait surtout les pays riches, dictée par le renchérissement des énergies fossiles et par le progrès technologique. Le défi climatique changeait du tout au tout la nature de la transformation à opérer : les fossiles devaient non seulement reculer mais disparaitre, le délai imparti était considérablement raccourci et ce processus devait avoir lieu dans un contexte d’abondance, sans l’aiguillon de la rareté. Le défi climatique était donc entièrement différent de la « crise énergétique » et pourtant on le pensa avec la même boussole de transition. Une futurologie néomalthusienne et technologique pour plus riches était soudainement devenue un plan de sauvegarde pour la planète entière … Comment ce scandale scientifique et politique a-t-il été possible ?

Sur les débats sur l’échéance de la crise climatique :

Ce qui fait débat n’est pas le réchauffement, mais son échéance. Comme l’explique l’Académie américaine des sciences en 1980, « les incertitudes les plus importantes sont temporelles, elles ne portent pas sur l’existence du problème ». Certains climatologues pensent qu’il faut agir sur-le-champ. Le rapport Charney mettait en garde : du fait de l’intertie du système climatique, « la stratégie du wait and ses conduirait à une action trop tardive ». On ne saurait attendre de faire l’expérience du réchauffement pour réduire les émissions. Le conseiller de Carter pour l’environnement soulignait aussi ce piège temporel : une fois détecté, le réchauffement prendrait des siècles à se résorber. L’attentisme n’était pas possible.

Mais la majorité des climatologues, du moins ceux qui interviennent dans les auditions, ne sont pas de cet avis. Comme la date de survenue de la catastrophe restait incertaine – quand au juste fondront les calottes glaciaires ? – la perspective qu’une transition intervienne à temps adoucissait leurs craintes. De manière étrange les mêmes scientifiques qui avaient porté l’alerte climatique dans l’espace public la désamorçaient en invoquant une hypothétique transition.

Sur une transition énergétique sur 50 ans :

« Quand nous regardons l’histoire de l’énergie aux États-Unis et dans le monde, nous voyons que les transitions comme celle du charbon au pétrole ont pris cinquante ans, ce qui est très long eu égard à notre problème de CO2 ». La catastrophe arriverait d’ici au milieu du XXIe siècle, or, « le délai de mise en oeuvre d’une transition hors des fossiles est d’environ cinquante ans ». L’échéance du demi-siècle est souvent brandie sans justification. Elle correspond certes à la durée de vie d’une centrale thermique, mais sortir des fossiles à l’échelle mondiale est évidemment plus compliqué que fermer une centrale thermique ou même que fermer toutes les centrales thermiques.

Sur la récupération du discours sur la « transition énergétique » par les industriels :

Une seconde raison du succès de la transition tient au discours des industriels qui comprirent immédiatement le parti qu’ils pourraient tirer de cette futurologie douteuse pour reporter la contrainte climatique dans le futur et dans le progrès technologique.

S’il fallait donner une date de naissance à cette forme grossière mais efficace de déni climatique, on pourrait la fixer au 16 octobre 1982. Ce jour-là, le patron de la R&D d’Exxon, Edward David, prononçait un important discours devant un parterre de climatologues. Ce texte, intitulé « Inventing the future », est un exemple précoce de l’utilisation de la transition comme manoeuvre dilatoire. David ne remet pas en cause le réchauffement. La question est d’ordre chronologique : quel phénomène se réalisera en premier, la catastrophe climatique ou bien la « transition énergétique » ? Car il s’agit là du thème clé de son allocation : « nous sommes entrés dans une transition énergétique ». Ce processus est lent, mais il est inexorable. David se fonde sur l’histoire : les États-Unis, aux XIXe et XXe siècle, ont connu deux transitions énergétiques, l’une du bois au charbon, la seconde du charbon au pétrole. En 1860, Exxon était déjà là pour sauver les baleines, et, cent ans plus tard, l’entreprise répondra présente pour accomplir la troisième transition, celle qui sauvera le climat, en installant « des énergies renouvelables qui ne poseront pas de problème de CO2 ». Par le passé, le capitalisme américain a su produire deux transitions : surtout ne l’entravons pas.

Pour d’excellentes raisons, essentiellement judiciaires, les historiens se sont beaucoup intéressés au climato-scepticisme. Aussi choquante qu’elle soit, cette stratégie du doute n’a peut-être pas eu l’importance que les médias lui accordent. D’ailleurs, cela fait plus de vingt ans que les industriels sont passés à autre chose, qu’ils font une surenchère de déclarations contrites sur la prise de conscience, sans modifier, ou si peu, leur activité. Le consensus scientifique puis l’expérience concrète du réchauffement rendant la stratégie du doute intenable, ils ont adopté en masse le discours bien astucieux de la transition énergétique, celui qu’Edward David a inauguré en 1982. Le message, partout répété, est que les compagnies pétrolières agissent pour la transition énergétique, mais que celle-ci étant un long processus, elles sont bien obligées, en attendant, de pomper, de forer et même d’explorer, presque à contrecoeur. Le ralliement de ces industries intrinsèquement polluantes à la bannière de la transition a au moins un mérite : celui de clarifier la fonction idéologique de cette notion. La transition énergétique est devenue le futur politiquement correct du monde industriel.

Sur le choix de la procrastination sous couvert de « transition » :

Sans le dire, sans en débattre, dans les années 1980-1990, les pays industriels et ceux qui allaient le devenir ou choisi – si ce mot a un sens – la croissance et le réchauffement et s’en sont remis à l’adaptation. Cette résignation n’a jamais été explicitée, les populations n’ont pas été consultées, surtout celles qui en seront et en sont déjà les victimes.

La perception d’un fatum économique et climatique présida à la relance charbonnière, au contre-choc pétrolier, à la sur-urbanisation, au consumérisme dans les pays riches et à l’électrification du monde pauvre. Cette dynamique de croissance était plus puissante que n’importe quelle alerte climatique, aussi claire et tonitruante qu’elle puisse être. La transition n’est évidemment pas la cause de la résignation climatique, elle n’en est que sa justification. Dans les années 1990, elle a accompagné la procrastination générale, et elle continue à le faire.

Sur une transition qui serait incomplète :

Croire que l’innovation puisse décarbonater en trente ou quarante ans la sidérurgie, les cimenteries, l’industrie du plastique, la production d’engrais et leur usage, alors que les tendances récentes ont été inverses, est un pari technologique et climatique très risqué. Pris ensemble, l’acier, le ciment, le plastique et les engrais représentent plus du quart des émissions mondiales et suffisent à eux seuls à rendre hors de portée l’objectif de l’accord de Paris. Si l’électricité « verte » énergies le même monde gris, fait de voitures, d’acier, de ciment, de plastique et d’agriculture industrielle, le réchauffement n’en sera que ralenti.

Et pour finir, en guise de conclusion :

Cet essai d’histoire matérialiste n’offre aucune martingale, aucun programme de « transition réelle », aucune utopie verte et émancipatrice. Il montre en revanche le danger de faire reposer nos visions du futur sur de la mauvaise histoire et la nécessité, pour espérer construire, un jour, une politique climatique un tant soit peu rigoureuse, d’avoir une compréhension nouvelle des dynamiques énergétiques et matérielles. Une fois encore, le but n’est pas de critiquer les renouvelables ou même de montrer que la transition était impossible. J’ai simplement voulu comprendre d’où provenait ce futur étrange et étrangement consensuel. Née avec « l’âge aromatique », envisagée comme réponse lointaine des pays riches à l’épuisement des énergies fossiles, la transition a été reprise, sans justification sérieuse, pour penser le défi climatique.

La transition est l’idéologie du capital au XXIe siècle. Grâce à elle, le mal devient le remède, les industries polluantes, des industries vertes en devenir, et l’innovation, notre bouée de sauvetage. Grâce à la transition, le capital se retrouve du bon côté de la lutte climatique. Grâce à la transition, on parle de trajectoires à 2100, de voitures électriques et d’avions à hydrogène plutôt que de niveau de consommation matérielle et de répartition. Des solutions très complexes dans le futur empêchent de faire des choses simples maintenant. La puissance de séduction de la transition est immense : nous avons tous besoin de basculements futurs pour justifier la procrastination présente. L’histoire de la transition et le sentiment troublant de déjà-vu qu’elle engendre doivent nous mettre en garde : il ne faudrait pas que les promesses technologiques d’abondance matérielle sans carbone se répètent encore et encore, et que, après avoir franchi le cap des 2°C dans la seconde moitié de ce siècle, elles nous accompagnent tout aussi sûrement vers des périls plus importants.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Après L’apocalypse joyeuse, une histoire du risque technologique de Jean-Baptiste Fressoz, j’avais envie de lire l’ouvrage qu’il a co-écrit avec Fabien Locher : Les révoltes du ciel, une histoire du changement climatique, XVe-XXe siècle. Dans ce livre publié en 2020 dans la collection L’Univers historique chez Seuil, les deux historiens des sciences et de l’environnement étudient l’histoire de la perception du climat et des changements climatiques par les sociétés européennes depuis le XVe siècle.

De l’aube de l’époque moderne au milieu du XXe siècle, les sociétés occidentales ont débattu du changement climatique, de ses causes et de ses effets sur les équilibres écologiques, sociaux, politiques. On ne se préoccupait alors ni de CO2 ni d’effet de serre. On pensait par contre que couper les forêts et transformer la planète modifieraient les pluies, les températures, les saisons. Cette question fut posée partout où l’histoire avançait à grands pas : par les Conquistadors au Nouveau Monde, par les révolutionnaires de 1789, par les savants et les tribuns politiques du XIXe siècle, par les impérialistes européens en Asie et en Afrique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Cette enquête magistrale raconte pour la première fois les angoisses et les espoirs de sociétés qui, soumises aux aléas du ciel, pensent et anticipent les changements climatiques. Elle montre que la transformation du climat fût au coeur de débats fondamentaux sur la colonisation, Dieu, l'Etat, la nature et le capitalisme et que de ces batailles ont émergé certains concepts-clés des politiques et des sciences environnementales contemporaines. Si, pendant un bref laps de temps, l’industrie et la science nous ont inculqué l’illusion rassurante d’un climat impassible, il nous faut, à l’heure du réchauffement global, affronter de nouveau les révoltes du ciel.

Dès l’introduction, les deux co-auteurs présentent leurs dix thèses historiques sur le changement climatique, qui sont ensuite démontrées et illustrées tout au long de l’ouvrage :

  1. Les sociétés européennes n’ont pas traversé des siècles de soubresauts climatiques ni vécu le petit âge glaciaire sans se préoccuper de l’évolution du climat

  2. La conviction en un agir climatique humain a marqué profondément, sur le long terme, les sociétés européennes

  3. Le changement anthropique des climats a été, sur la longue durée, un cadre de pensée et d’action au service de l’expansion impériale européenne

  4. La science s’est emparée, de très longue date, de la question des changements climatiques

  5. L’époque contemporaine n’a pas le privilège du global : la question du changement climatique est abordée, dès l’époque moderne, à l’échelle de la planète et des continents

  6. Il n’y a pas eu de « prise de conscience environnementale » récente, mais au contraire une montée, au sein de conceptions climatiques anciennes mêlant optimisme et pessimisme, d’une figure de l’effondrement prenant l’ascendant du fait de la Révolution française, dans un espace-temps précis : la France de 1789 et des décennies politiques tourmentées du XIXe siècle

  7. La France occupe, dans l’histoire mondiale et de longue durée du changement climatique, une place particulière, produit de luttes sans merci qui opposent les factions de la Révolution, de la Restauration, de la monarchie tempérée et du libéralisme économique, dans un pays perclus d’angoisse

  8. L’idée d’effondrement climatique sert d’outil pour gouverner les usages populaires de la nature

  9. Les débats sur la menace climatique sont aussi intimement liés à l’essor du capitalisme libéral en France au XIXe siècle

  10. Les sociétés européennes se sont rendues, à compter de la fin du XIXe siècle, peu à peu insensibles à la menace d’un changement climatique

Je vais le dire tout de suite : j’ai beaucoup aimé ce livre, qui m’a captivé du début à la fin. Les auteurs maîtrisent parfaitement leur sujet et sont convaincants dans leur propos. Pour moi c’est un ouvrage majeur pour l’histoire environnementale.

Je ne vais pas pouvoir résumer ici tout le livre ; je vais plutôt essayer de vous en donner un aperçu avec quelques citations que j’ai trouvées marquantes et représentatives.

Tout d’abord, j’ai bien aimé cette phrase, vers la fin de l’introduction :

Au cours de notre enquête, nous n’avons pas découvert l’origine d’une conscience écologique, mais plutôt l’inverse : la fabrication industrielle d’une forme d’apathie face à l’agir climatique. La genèse de sociétés qui se plaisent à croire qu’elles avaient enfin conjuré cette menace.

Sur les liens entre changement climatique et processus de civilisation, servant de justification à la colonisation du « Nouveau Monde » :

Des discours sur la colonisation de l’Amérique du Nord aux récits sur l’histoire de l’Europe, c’est ainsi une thèse fondamentale sur les liens entre nature et civilisation qui se cristallise autour de l’idée d’agir climatique. Cette thèse est double.

D’abord, elle célèbre la puissance de l’humanité qui façonne la nature à son image. Une fois dépassé le stade barbare, une fois que les peuples européens abandonnent la guerre, le pillage et les migrations pour s’adonner au travail de la terre, ils enclenchent un cercle climatico-civilisationnel vertueux. Pour les historiens, cette thèse permet de mettre en valeur les institutions pour lesquelles ils travaillent, les monarchies absolues ou l’Église catholique.

Corrélativement, la thèse du changement climatique anthropique, produit de la matrice culturelle transatlantique, fonctionne aussi en tant qu’opération de hiérarchisation des sociétés et des trajectoires de civilisation. Son émergence marque une redéfinition des critères du sauvage et du civilisé, où les critères religieux et moraux s’effacent au profit de la capacité à façonner la nature et, partant, à s’auto-produire en tant qu’entité biologique, être sensible, sujet pensant. Produit des bouleversements suscités, dans la pensée occidentale, par la globalisation impériale, l’essor des pensées matérialistes, de l’histoire civile, de la philosophie et de l’histoire naturelle, l’agir climatique s’impose au temps des Lumières comme une nouvelle aune, sécularisée, de la grande division, sans cesse renégociée, entre « eux » et « nous ».

Toujours sur la colonisation de l’Amérique :

Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, l'expérience coloniale nord-américaine structure la réflexion sur le changement climatique : par la hache et le soc, les colons adoucissent le climat. L'idée qui domine est celle d'un cercle vertueux reliant culture, climat et processus de civilisation. Un grand récit à la fois historique, naturel et moral, présente l'Amérique du Nord comme un espace boisé, froid et humide, analogue à l'Europe septentrionale d'avant la conquête romaine. En ce sens, le voyage vers l'Amérique était aussi un voyage dans le temps, vers les origines de la civilisation.

Sur l'importance de l'île tropicale dans la culture naturaliste :

La réflexion climatique change de direction car elle change de lieu cardinal : des frimas de l'Amérique du Nord, les spéculations savantes tournent dorénavant vers les espaces tropicaux où menace la sécheresse. On sait que les explorations anglaises et françaises dans l'océan Pacifique font de l'île tropicale la m trucs des utopies morales, sociales, sexuelles, mais aussi des utopies environnementales. De même que le “sauvage” sert de modèle pour une humanité non contaminée par les lois et l'éducation, l'île devient le lieu clé qui permet de penser l'état de la nature avant l'action de l'Homme civilisé. Dans la culture savante, littéraire et au-delà, s’ancre l’idée d’une nature paradisiaque préservée, là-bas, de l’autre côté de la Terre.

L’historien Richard Grove, dans son livre Green Imperialism, défend l’idée d’une genèse coloniale et insulaire de l’environnementalisme. Les naturalistes du XVIIIe siècle officiant dans les colonies auraient, pour la première fois, envisagé les effets délétères à grande échelle de l’action humaine sur la nature. Et ce, grâce au point de vue singulier sur le monde que permettent les espaces insulaires : dans un lieu restreint, isolé de l’extérieur, l’effet de la déforestation sur l’environnement aurait été immédiatement visible. La sensibilité écologique serait née là, de la rencontre de cette expérience grandeur nature avec une culture naturaliste mâtinée de rousseauisme, de mythe du bon sauvage et de physiocratie.

Sur l’utilisation politique du climat pendant la Révolution :

« Existe-t-il un moyen de réparer un pays, un climat ? » Cette question posée en 1790 illustre parfaitement la manière dont le discours révolutionnaire se saisit du climat : à la fois comme un moyen de régénération et, là réparation faisant suite à un dommage, comme un acte d’accusation dirigé contre le passé. L’originalité du débat climatique français tient à son lien avec l’affrontement politique : de 1789 aux années 1820, chaque régime a prétendu réparer les désordres climatiques provoqués par l’incurie de ses prédécesseurs.

Au début de la Révolution, le discours climatique sert à dénoncer les effets environnementaux du despotisme et de la féodalité. Si la féodalité a dégradé jusqu’au climat de la France, c’est que, selon les révolutionnaires, elle n’est pas seulement injuste, elle est contre nature. Elle ne fait pas qu’entraver une nature potentiellement généreuse, elle la détruit.

L’idée d’une nature française au bord du gouffre permet tout à la fois d’accuser le passé et de glorifier l’œuvre réparatrice révolutionnaire.

Sur le combat contre les communs :

La redéfinition des formes de la propriété est un enjeu majeur des premières décennies du XIXe siècle. Au centre de ce processus : les forêts. Leur importance pour le commerce, l’industrie, la guerre et la vie quotidienne, les place au cœur des grandes batailles sociales et politiques sur la propriété.

Le combat contre les communs, qui fait rage dans ces années, est mené notamment au nom de la protection des arbres et du climat. On cherche ainsi à mettre au pas les masses rurales, à discipliner leurs usages de la nature. Les communs forestiers sont « une autre façon de posséder » à faire disparaître. Une lutte féroce oppose aussi les partisans d’une vision absolue de la propriété individuelle et ceux qui réclament que l’État puisse mettre des barrières à ce que les individus font de leurs bois.

Ce qui se joue en même temps, c’est le retour en force d’un mode de gouvernement de la nature, majeur dans l’histoire de l’État. L’agir forestier avait été essentiel pour l’essor du pouvoir royal à l’époque moderne : l’autorité centrale s’affirme alors en interdisant, en prescrivant, en surveillant, en punissant ce qui se passe dans les forêts, ce que l’on fait des arbres, du bois mort, du gibier, de l’humus, des plantes. Le pouvoir des forestiers est de nouveau central, au XIXe siècle, dans l’essor de l’État-nation et le renforcement de son emprise territoriale.

Le changement climatique est à la croisée de ces recompositions de l’État, de la propriété, des manières de vivre avec la forêt.

Sur le tournant de l’industrialisation au milieu du XIXe siècle :

Après 1850, la France se couvre de chemins de fer et de machines à vapeur, de fils télégraphiques, de routes, d’infrastructures végétales faites de forêts plantées pour stabiliser les montagnes, les dunes, les cours d’eau. Le pays entre dans la modernité technique, une modernité des infrastructures et des réseaux qui modifie en profondeur le système économique, les modes de vie, les façons de gouverner. L’État est moteur dans ces transformations. Ses ingénieurs, ses savants, ses forestiers refaçonnent le pays au nom d’objectifs de rationalité, de productivité et de sécurité. Ils approfondissent, dans le même mouvement, l’emprise du pouvoir central sur le territoire et la société.

L’espace se contracte : on communique et on se déplace à grande vitesse grâce au télégraphe et au train. La révolution des transports ouvre de nouvelles perspectives, immenses, à l’exploitation agricole, forestière, minière. Disponibilité des ressources, des produits, des humains : la densité des échanges – régionaux, nationaux, mondiaux – grimpe en flèche. Tout est rebattu, des liens de l’économie à l’espace.

L’anxiété pour le changement climatique est portée au rouges dans ces décennies du milieu du XIXe siècle. Pour sécuriser villes et flux commerciaux, l’État et ses forestiers partent à l’assaut de la montagne, avec pour projet de restaurer les grands cycles de l’eau. Mais sur le long terme, les nouvelles formes de l’agir technique vont contribuer à faire reculer, décennie après décennie, le spectre d’une dégradation des climats. Le changement global contemporain révèle crûment les limites de notre développement industriel : à l’inverse ici, la vague montante des aménagements et des réseaux oeuvre à reléguer l’idée d’un agir climatique humain.

Sur les politiques contre les crues et les inondations :

Il s’agit d’assurer dans les faits et de proclamer une stabilité à la fois « politique » et « naturelle » du pays. L’Empire veut s’affirmer en remettant en ordre, et la société et les environnements, grâce aux sciences. Dans son discours du trône de février 1857, Napoléon III le dit presque mot pour mot : tout « me fait espérer que la science parviendra à dompter la nature », et il poursuit : « Je tiens à honneur qu’en France les fleuves, comme la révolution, rentrent dans leur lit, et qu’ils n’en puissent plus sortir ».

Sur les luttes de pouvoir dont font l’objet ces politiques :

Ce qui se joue en arrière-plan, c’est une violence lutte d’influence au sein de l’appareil d’État. Elle oppose deux technocraties qui cherchent à tirer parti de la crise. « Depuis les inondations de 1856 que de têtes au travail pour trouver de remèdes contre le terrible fléau ! ironise un observateur. Et toutes demandent avec insistance que l’État, avec ses trésors et son omnipotence, mette sur-le-champ à exécution leurs moyens infaillibles d’empêcher les inondations ».

On a d’abord le puissant corps des Ponts et chaussées, qui veut en profiter pour asseoir son hégémonie sur les cours d’eau. Ses ingénieurs se font entendre bruyamment pour défendre des solutions d’endiguement et d’artificialisation, en montagne comme en plainte. Ils se mobilisent en même temps pour nier que les inondations aient pour cause majeure le déboisement. L’un d’eux ironise : Vous voulez planter des arbres et « refaire la Gaule au XIXe siècle ? »

En face, la technocratie forestière voit dans ces catastrophes une formidable opportunité de promouvoir ses projets, anciens, de « mise en réserve » et de reboisement des montagnes. Elle mobilise ses soutiens pour diffuser son interprétation des crues en tant que résultante des déforestations d’altitude. Ceux-ci peuvent s’appuyer sur les innombrables mémoires, articles et pamphlets qui, depuis plusieurs décennies, décrivent les montagnes françaises comme ravagées par le déboisement.

Entre administrations des Ponts et des Forêts, c’est arguments contre arguments pour emporter les arbitrages du pouvoir impérial et obtenir toujours plus de moyens.

Le combat sans merci entre forestiers et ingénieurs accouche du triomphe général de l’État technicien. Les Ponts et chaussées annexent la gestion des bassins, les alertes aux crues. Les forestiers, eux, étendent leur emprise jusqu’à devenir l’incarnation de l’État technocratique en montagne.

Sur le recul de l’anxiété climatique à la fin du XIXe siècle :

Si le spectre d’un changement anthropique recule à la fin du siècle, cela tient aussi à la réduction drastique de la vulnérabilité sociale aux aléas climatiques. Pour la première fois dans l’histoire, l’enchaînement entre saisons défavorables, récoltes déficitaires, pénuries alimentaires, troubles et violences est brisé. Les crises de subsistance s’effacent. L’hiver glacial, le printemps trop sec, l’état pourri ne sont plus synonymes de désorganisation des marchés, de panique et de manque.

Cette rupture est due çà une profonde mutation des système de production et d’échanges agricoles, souvent désignée comme la fin d’un « ancien régime économique ». Celle-ci s’exprime d’abord par une hausse de la productivité agricole, réelle depuis le début du siècle et accélérée après 1850. Cette productivité accrue est l’effet d’une transformation des outils de production et l’essor des engrais.

Mais un autre facteur est autant, si ce n’est plus décisif : le chemin de fer. Le rail (couplé aux canaux, à la route et aux chemins) bouleverse les structures de marché. Il crée des débouchés pour les productions locales, y compris à plusieurs centaines de kilomètres. La croissance des flux est rapide et l’intégration des marchés dope la productivité agricole.

Surtout, le chemin de fer fait chuter la vulnérabilité des populations aux aléas climatiques. Cela se joue à l’échelle de la France, entre terroirs, entre régions. La révolution ferroviaire joue aussi d’une autre façon : elle a un fort effet psychologique et diffuse une nouvelle vision du marché qui, en mettant en avant la possibilité toujours ouverte d’importer, s’oppose aux effets de panique. Or on sait que ces derniers jouaient un rôle clé dans les crises de subsistance, à côté des comportements spéculatifs opportunistes.

Avec le reflux des disettes, l’anxiété climatique perd en intensité. Les mauvaises saisons ne portent plus en elles une menace oppressante. Elles n’ont plus, de ce fait, la même importance politique : les autorités ne les guettent plus comme le premier maillon d’une chaîne pouvant mener à la panique, à l’émeute et parfois aux révolutions. Les préoccupations pour le changement climatique vont refluer avec celles, d’ordre public et de nature vitale, qu’aiguillonnaient les étés pourris et les grands hivers.

Sur le triomphe – apparent et provisoire – de la technique face à la nature :

L’empire du climat a battu en retraite – pour un temps – devant l’empire des techniques. La vulnérabilité aux aléas atmosphériques existe toujours, elle prend parfois des formes inédites, mais elle n’a plus l’épaisseur que lui conférait la menace des disettes. Au même moment, l’État mobilise savants et ingénieurs pour combattre d’autres risques.

Dans ce nouveau monde fait de rails, de locomotives, de fils télégraphiques, de montagnes corsetées et de forêts au garde-à-vous, on peut rêver enfin de s’émanciper, peut-être, un jour, complètement des humeurs de l’atmosphère.

Sur les liens entre climat, colonisation et impérialisme :

Aux XIXe et XXe siècles, les empires coloniaux britanniques et français s’étendent sur une grande partie des terres émergées. Ce sont des continents de forêts, de déserts, de savanes, d’espaces cultivés, gouvernés par des élites coloniales désireuses de les contrôler pour les « mettre en valeur ». On a vu que la croyance en une supériorité occidentale fondée sur une maîtrise de la nature est ancienne et sous-tend déjà, dans les Amériques des XVIe-XVIIIe siècles, le projet d’améliorer le climat, d’en civiliser les traits par le déboisement et l’agriculture.

Mais les empires des XIX-XXe siècles y ajoutent une dimension nouvelle : désormais, les peuples colonisés sont accusés d’avoir dégradé leur climat. Les colonisateurs dénoncent l’impact des pratiques agricoles et forestières autochtones sur les pluies, les vents, les températures. Les Européens se donnent pour mission de protéger et restaurer les climats. Le paradigme de la dégradation climatique conserve ainsi longtemps une influence centrale en contexte impérial.

Cette influence est d’autant plus grande qu’elle permet aux conquérants de se dédouaner de tragédies immenses et longtemps sous-estimées : les terribles famines qui frappent des décennies l’Inde, le Maghreb et l’Afrique-Occidentale française. Ces catastrophes coloniales naissent de la vulnérabilité climatique de régions dont les moyens de subsistance sont déstabilisés par la conquête et l’arrimage au système-monde capitaliste. Pour les puissances coloniales, elles sont tout à la fois des affronts à leur prétention de mise en valeur des territoires et des énigmes scientifiques à élucider. Les récits de dégradation climatique leur fournissent, dans ce contexte, une grille de lecture idéale : contre toutes les apparences, la famine n’est pas le signe de leur mauvaise gestion des populations et des territoires, mais incrimine au contraire une destruction de l’environnement par les colonisés eux-mêmes, appelant, paradoxalement, à un renforcement du pouvoir impérial.

Sur l’application de ce discours en Algérie par la France coloniale :

Tout est en place, des grandes lignes d’un récit maintes et maintes fois mobilisé, des premiers temps de la conquête au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Ce récit est omniprésent et consensuel dans la société coloniale algérienne à partir de la fin des années 1860.

Il hérite de tout un imaginaire de l’effondrement, nourri de réflexions sur la chute des empires, l’Orient, le rôle du climat dans la fin des civilisations. Dès la fin du XVIIIe siècle, on l’a vu, les visions de cités ruinées et englouties dans les sables, vestiges du suicide climatique de sociétés entières, hantent les esprits. Elles servent à la lancer l’alerte à propos de la France. Ces visions dystopiques sont projetées sur les vestiges romains qui parsèment l’Algérie : ces ruines sont lues comme ce qui reste d’un pays jadis prospère et désormais stérile.

Le grand récit du déclin climatique est intimement lié à l’expropriation des communautés algériennes de leurs forêts, un processus qui devient massif à partir de 1850. Il sert à justifier cette politique, à construire un cadre de perception où la coercition coloniale s’impose comme légitime au nom de la conservation de la nature et des ressources.

Sur une soi-disant « découverte » du changement climatique :

L’histoire des précurseurs du changement climatique sécrète une vision doublement positiviste des enjeux environnementaux contemporains : elle donne l’impression que l’alerte climatique a découlé spontanément des avancées de la science et que le changement climatique a été « découvert » par une poignée de grands savants héroïques. Il faudrait en somme que le réchauffement climatique ait eu son Galilée.

Pourtant, l’histoire du changement global n’est en rien celle d’une « découverte ». Au milieu des années 1950, des savants américains alertent à la fois le public et les compagnies pétrolières sur les conséquences de l’augmentation du CO2 dans l’atmosphère. Exxon et Shell prennent au sérieux ces menaces et mènent dès cette époque des recherches approfondies et vite enterrées. Ce qui émerge d’abord comme une curiosité et une menace lointaine devient un constat scientifique de plus en plus indiscutable.

Les moyens attribués aux sciences de l’environnement terrestre (et à la météorologie) décuplent. Ce sont les avions d’observation, les ballons-sondes, les nouées thermométriques, les satellites ainsi que toute la logistique permettant d’organiser, standardiser, calibrer toutes ces mesures qui rendent peu à peu possible de saisir l’évolution du climat global. À cet énorme travail sur les observations, répond la mise en oeuvre de super-ordinateurs et de modèles numériques globaux toujours plus puissants, fin et réalistes – des modèles autour desquels se structurent des communautés entières de savants apportant chacun leur pierre à l’édifice.

C’est en ce sens que le diagnostic du réchauffement global n’est pas une « découverte » : c’est un constat d’autant plus robuste qu’il émerge d’un colossal effort collectif d’observation, d’analyse et de modélisation. Seule une immense infrastructure de connaissance mêlant les hommes et les machines a permis d’y parvenir.

Sur la préoccupation environnementale croissante dans les années 1960-1970 :

En outre, rien n’aurait été possible si cette expertise n’avait pas rencontré, dans les années 1960-1970, une préoccupation croissante quant aux effets destructeurs de l’action humaine sur la planète. Comme pour l’expertise savante, cette réflexivité environnementale s’enracine dans un contexte marqué par des enjeux de guerre froide. On s’inquiète des effets des essais nucléaires sur l’atmosphère, d’un possible « hiver nucléaire » qui suivrait l’échange atomique. Tout ceci alimente à sa façon la montée du mouvement environnementaliste, qui lutte contre la pollution de l’air, contre les avions supersoniques, contre les atteintes à la couche d’ozone. L’atmosphère globale devient un enjeu politique qui mobilise savants, militants, mais aussi responsables politiques et opinion publique. Le changement climatique n’est au départ qu’une composante de ces alertes : il s’imposera peu à peu comme le grand défi auquel l’humanité doit aujourd’hui faire face.

En guise d’épilogue :

Si le réchauffement global a été et reste un choc pour les consciences, c’est parce que depuis le début du XXe siècle la civilisation industrielle et la science nous ont inculqué deux confortables mais fausses. D’une part, que l’agir humain ne saurait perturber le climat, de l’autre, que les sociétés riches n’avaient, pour l’essentiel, plus rien à craindre de ses soubresauts. Notre sidération face à la crise existentielle du réchauffement tient largement à ces illusions rassurantes d’un climat à la fois inébranlable et inoffensif. Elle est l’épilogue funeste de l’histoire qu’a retracée ce livre.

À la fin XIXe siècle, l’horizon climatique de l’Europe s’éclaircit. Le triomphe du rail et du bateau à vapeur a réduit la vulnérabilité aux aléas du ciel. L’augmentation de la production agricole et la globalisation de l’approvisionnement ont brisé l’enchaînement classique et récurrents entre évènements météorologiques, mauvaises récoltes, paniques, troubles frumentaires et disettes.

Les débats qui ont traversé le XIXe siècle, sur la réalité et les causes de changements climatiques à l’échelle du siècle ou de la décennie, sont à bout de souffle. La menace a aussi trop servi : trop servi dans les combats politiques pour jeter l’opprobre sur les opposants ; trop servi administrateurs et forestiers qui en avaient fait un outil de leur pouvoir. Pendant ce temps, la connaissance de l’histoire de la Terre a avancé : oui, le climat a changé, et même énormément, mais à des échelles de temps géologiques. Notre planète a été torride dans un passé lointain, elle a connu des âges glaciaires. L’humanité, elle, vit désormais dans la tiédeur d’une période taillée sur mesure pour raconter son épopée : l’holocène.

Le reflux de la vision d’un climat fragile aura donc pris presque un siècle, du train traçant sa route dans les campagnes européennes aux missions des experts onusiens dans les régions arides du tiers-monde. Ainsi s’achèvent quatre siècles d’anthropocène confiant puis angoissé. Pendant un bref moment, l’Homme ne lira plus dans le miroir du ciel et du climat le reflet d’une nature prête à se révolter. C’est un interlude : celui d’un détachement des liens souvent oppressants qui enserraient, depuis l’aube de l’époque moderne, les sociétés européennes et leurs empires aux destinées d’un climat fragile. Ce détachement est double : non seulement les sociétés humaines n’agissent plus sur le climat, mais ce dernier perd aussi de sa puissance d’agir.

Notre sidération face au réchauffement global et notre procrastination devant les mesures douloureuses à prendre tiennent pour partie à ce double héritage. Pendant un bref interlude mêlant technique triomphante, incertitude scientifique, âges glaciaires, globalisation, microbes et sciences sociales, le climat a été délogé de nos consciences. Nous vivons encore dans cet épilogue, même si nous n’avons plus ce luxe : tenir le climat comme acquis.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Quand la moitié de nos contemporains disent s'épanouir dans leur travail,l'autre moitié du mondevit le sien, ou son absence, dans la souffrance. En réponse, la droite glorifie ceux qui “ se lèvent tôt ” et “ ne mesurent pas leur peine “, invite à ” travailler plus pour gagner plus “ et dénonce une ” épidémie de flemme “.

Face à ce discours, les hommes et femmes de gauche paraissent souvent désemparés. Au point que certains pensent utile d'emboîter le pas des libéraux et des conservateurs en opposant les travailleurs aux allocataires sociaux. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment la droite, qui ne cesse de mettre le travail sous pression et d'en dégrader les conditions, peut-elle s'en arroger les valeurs ? La gauche doit se les réapproprier de telle sorte que le travail réponde à nos aspirations individuelles et collectives. Cela est d'autant plus crucial que la transition énergétique et technologique en cours va le reconfigurer en profondeur.

Paul Magnette renoue dans cet ouvrage avec l'idéal d'émancipation personnelle et d'intégration sociale par le travail, et développe de véritables propositions pour lever les obstacles qui s'opposent aujourd'hui à son déploiement. Plutôt que de laisser les souffrances au travail entre les mains de consultants en risques psychosociaux et dechief happiness officers, il est temps de les repolitiser.

J’ai découvert l’homme politique belge Paul Magnette dans une vidéo du site Hors-Série où il échangeait avec un sociologue sur le travail et ses transformations ou non-transformations récentes. L’entretien s’appuyait notamment sur son livre publié récemment et consacré à ce sujet, cela m’a donné envie de le lire.

L’ouvrage est relativement court et se lit très bien. Le propos de Paul Magnette est clair et engagé. Il propose une analyse intéressante du monde du travail et de la place que celui-ci occupe dans nos vies. Il fait même des propositions générales pour reprendre collectivement le contrôle de notre travail.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Contrairement à ce que le titre a souvent pu laisser penser, il ne s’agit pas d’un livre sur les enfants surdoués. On y trouvera par contre une recherche autour de l’interrogation : pourquoi tant d’adultes doués, qui réussissent dans la vie, souffrent-ils de se sentir étrangers à eux-mêmes, intérieurement vides ?

Depuis la première parution de ce livre en 1979, les réponses d’Alice Miller à cette question ont aidé de nombreux lecteurs à trouver un accès à leur propre histoire et à découvrir que la partie précieuse de leur Soi leur était restée cachée jusqu’alors (leur « drame »). Ses lecteurs sont encouragés à chercher les raisons de leur souffrance actuelle dans leur histoire, l’histoire du petit enfant qui ne devait vivre que pour les besoins de ses parents en ignorant ou niant ses propres besoins. Au lieu de payer plus tard avec des dépressions et de nombreuses maladies corporelles pour cette auto-mutilation, l’adulte peut s’en libérer en trouvant l’empathie pour l’enfant qu’il a été et pour sa souffrance muette. Aussitôt qu’il assume sa vérité, bloquée si longtemps dans son corps, il peut commencer à regagner, pas à pas, sa vitalité, la vie authentique qu’il n’avait pas osé vivre. La perception par l’auteur du vécu réel de l’enfant n’est plus en lien avec celle de la psychanalyse, à laquelle Alice Miller reproche de rester dans la vieille tradition qui accuse les enfants et protège les parents, autant dans la théorie que dans la pratique où les rapports des traumatismes réels sont interprétés comme fantasmes.

J'ai entendu parler de ce livre dans un épisode de Folie Douce, l'excellent podcast sur la santé mentale de Lauren Bastide. La journaliste et son invité Cyril Dion en parlaient et cela m'a donné envie de le lire. Malheureusement, j'ai été déçu par cet ouvrage.

Si je suis évidemment convaincu que l'enfance peut laisser des séquelles sur notre vie d'adulte, je regrette une tendance d'Alice Miller au réductionnisme, faisant du lien maternel et/ou paternel défaillant la cause ultime de toutes nos difficultés et de tous nos troubles.

Il y a des choses que j'ai trouvées intéressantes dans ce livre, mais l'ensemble m'a plutôt laissé sur ma faim.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Juin 1789, l’Ancien Monde bascule. Les Villemort forment une longue lignée d’aristocrates, un clan soudé par l’idée ancestrale de leur sang pur, un sang dont précisément cette famille se délecte. Les Villemort, ces « talons rouges », sont aussi des vampires. Deux d’entre eux veulent renoncer au sang de la race pour se fondre dans la communauté des égaux. Ils sont les héros de ce roman oscillant entre le fantastique et le réel des journées révolutionnaires. Voici William, l’oncle revenu d’Amérique, qui a pris là-bas le goût de la liberté et épouse la cause des esclaves affranchis, s’entourant d’une garde couleur ébène. Voici Louis, le neveu exalté, beau, précipité dans l’action révolutionnaire, épris de Marie de Méricourt jusqu’à lui donner la vie éternelle. Comment échapper à la malédiction venue du fond des âges ?

Johann Chapoutot citait ce roman dans son livre Le Grand Récit comme un bon exemple de fusion réussie entre histoire et littérature, et cela m'avait donné envie de le lire.

L'historien Antoine de Baecque signe un très beau livre, entre roman historique et fantastique, qui met en scène une lignée de vampires aristocrates pendant la Révolution française. Alors que la famille reste fidèle aux traditions aristocratiques et royalistes, un oncle et son jeune neveu choisissent le camp de la Révolution et de la République. Mais la Révolution, comme les vampires, dévore parfois ses enfants ...

L'allégorie du vampire fonctionne parfaitement, et l'auteur mêle parfaitement les éléments historiques et fantastiques pour proposer un récit que j'ai pris plaisir à suivre du début à la fin. Je ne peux que confirmer l'appréciation de Johann Chapoutot sur le mélange réussi entre histoire et littérature dans ce roman.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Johann Chapoutot citait et recommandait ce livre dans Le Grand Récit que j'ai terminé récemment, et cela m'avait donné envie de le lire.

The year is 2393, and the world is almost unrecognizable. Clear warnings of climate catastrophe went ignored for decades, leading to soaring temperatures, rising sea levels, widespread drought and—finally—the disaster now known as the Great Collapse of 2093, when the disintegration of the West Antarctica Ice Sheet led to mass migration and a complete reshuffling of the global order. Writing from the Second People's Republic of China on the 300th anniversary of the Great Collapse, a senior scholar presents a gripping and deeply disturbing account of how the children of the Enlightenment—the political and economic elites of the so-called advanced industrial societies—failed to act, and so brought about the collapse of Western civilization.

In this haunting, provocative work of science-based fiction, Naomi Oreskes and Eric M. Conway imagine a world devastated by climate change. Dramatizing the science in ways traditional nonfiction cannot, the book reasserts the importance of scientists and the work they do and reveals the self-serving interests of the so called “carbon combustion complex” that have turned the practice of science into political fodder. Based on sound scholarship and yet unafraid to speak boldly, this book provides a welcome moment of clarity amid the cacophony of climate change literature.

Naomi Oreskes et Erik M. Conway, tous deux historiens des sciences, proposent un texte inclassable, entre science-fiction et non-fiction, le point de départ étant le suivant : et si un historien du futur racontait l'effondrement de la civilisation occidentale suite à la crise climatique ? C'est malin et très bien fait. Certains éléments sont des faits avérés dans notre passé commun, d'autres à venir sont imaginés, et comme le livre a été publié en 2014, il y a même des événements imaginés à l'époque dans le futur proche et tellement réalistes que je me suis parfois demandé si ce point en particulier était de la fiction ou pas.

L'effet est en tout cas saisissant quand on regarde tout cela à travers le regard d'un historien du futur : comment se fait-il que nous ayons conscience de ce qui se passe et de ce qui va nous arriver, mais que nous ne faisons rien collectivement ?

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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L'histoire n'est pas une réalité brute, mais surtout, le récit que l'on en fait, à l'échelle individuelle comme à l'échelle des groupes et des sociétés, pour donner sens au temps, au temps vécu, au temps qui passe. Jadis, le sens était tout trouvé : il avait pour nom(s) Dieu, Salut, Providence ou, pour les plus savants, Théodicée. À l'orée du XXe siècle, la lecture religieuse n'est plus crédible, dans le contexte de déprise religieuse qui caractérise l'Occident – l'Europe au premier chef. La question du sens (« de la vie », « de l'histoire »...) en devient brûlante et douloureuse, comme en témoignent les œuvres littéraires et philosophiques du premier XXe siècle, notamment après ce summum d'absurdité qu'aura constitué la mort de masse de la Grande Guerre. La littérature entra en crise, ainsi que la philosophie et la « pensée européenne » (Husserl).

On ne peut guère comprendre le fascisme, le nazisme, le communisme, le national-traditionnalisme mais aussi le « libéralisme » et ses avatars sans prendre en compte cette dimension, essentielle, de donation et de dotation de sens – à l'existence collective comme aux existences individuelles –, sans oublier les tentatives de sauvetage catholique ni, toujours très utile, celles du complotisme.

Au rebours de l'opposition abrupte entre discours et pratiques, ou de celle qui distingue histoire et métahistoire, il s'agit d'entrer de plain-pied dans l'histoire de notre temps en éclairant la façon dont nous habitons le temps en tentant de lui donner sens.

Avec ce livre publié en 2021, l'historien Johann Chapoutot signe un très beau livre d'histoire culturelle, autour de la notion de récit. C'est un texte érudit, passionnant, parfois même captivant, sur la modernité et notre rapport au temps et au récit. C'est aussi un plaidoyer pour l'histoire, pour la littérature, pour les ponts entre les deux, et en général pour les humanités, qui portent si bien leur nom.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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