Zéro Janvier

Chroniques d'un terrien en détresse – Le blog personnel de Zéro Janvier

Travailler sans patron, sous-titré Mettre en pratique l’économie sociale et solidaire est un essai signé par Simon Cottin-Marx et Baptiste Mylondo et publié en avril 2024 dans la collection Folio Actuel chez Gallimard.

Alors que de nombreux salariés aspirent à une transformation de l’organisation du travail, que signifie concrètement la promesse de travailler dans des collectifs sans patron ? Se passer de chefs est-il envisageable, ou n’est-ce qu’une utopie datée condamnée à échouer ?

Cet essai dynamique va à l’encontre des discours pessimistes ou méprisants qui ne voient dans l’autogestion qu’un doux rêve aussi poussiéreux qu’irréaliste. Prenant au sérieux les valeurs de démocratie et d’équité prônées par les acteurs de l’économie sociale et solidaire, ses deux auteurs, sociologue et économiste, en questionnent d’abord l’application actuelle, et montrent ensuite qu’il est possible de créer des associations employeuses ou des coopératives adoptant une organisation démocratique, horizontale et même autogestionnaire.

À travers les nombreux exemples qu’ils mobilisent dans ce livre – scieries, boulangeries, crèches, organisations non gouvernementales… –, les auteurs recensent les questions à se poser, les problèmes fréquemment rencontrés, mais aussi les solutions expérimentées. De quoi donner des clés utiles pour apprendre à s’organiser sans chefs.

Les deux auteurs interrogent le fonctionnement des organisations autogérées et parcourent de nombreux exemples concrets pour montrer les pratiques et les succès, mais aussi illustrer les questionnements et les difficultés auxquelles font face les structures autogérées. Ils le font sans présenter les organisations autogérées comme utopies réalisées, ils ne cachent pas les questionnements, les débats et les obstacles. Ils montrent cependant que ce sont des expériences concrètes, certes perfectibles mais qui ont le mérite d’imaginer et de mettre en pratique des alternatives au travail capitaliste et la domination hiérarchique. Tout n’est pas parfait dans le monde de l’autogestion, mais des solutions existent ou existeront, il suffit de les chercher et de les expérimenter. Est-ce pire que ce que nous impose le capitalisme ?

Si vous souhaitez en savoir plus, je vous propose ensuite une longue synthèse de ma prise de notes pendant ma lecture, chapitre par chapitre. Ou mieux, vous pouvez lire le livre !

Introduction : l’idéal égalitaire

Les deux auteurs partent d’un constat global d’échec des expériences autogestionnaires, ou en tout d’un écart souvent observé entre les valeurs affichées et les pratiques réelles, entre les bonnes intentions et les résultats décevants. Il ne s’agit pourtant pas pour eux de condamner l’autogestion mais d’en tirer des leçons pour continuer à expérimenter et tendre vers l’idéal égalitaire.

Partie 1 : l’économie sociale et solidaire introuvable

Si notre approche est résolument critique, notre ambition n’est pas de déconstruire cette idée. Au contraire, puisque notre critique se veut constructive, nous voulons prendre au sérieux son projet et le discours de celles et ceux qui clament son unité et participent à en construire la cohérence. L’idée est belle, donnons-nous les moyens de la concrétiser et de bâtir une économie vraiment sociale et solidaire.

Chapitre 1 : brève histoire d’une idée politique

Ce chapitre retrace l’histoire de l’économie sociale et solidaire, qui émerge à la fin du XVIIIe siècle comme résistance au nouvel ordre capitaliste et libéral, avant de s’institutionnaliser à partir de la fin du XIXe siècle et même d’être instrumentalisée par l’État qui lui délégue, en la contrôlant, une partie des politiques publiques.

Chapitre 2 : les mythes de l’économie sociale et solidaire

3 mythes fondateurs de l’ESS qui alimentent l’imaginaire de ses acteurs, et la réalité derrière le mythe :

  1. La démocratie, en réalité la démocratie comme simulacre
  2. Une économie équitable, en réalité une forme dominée de l’économie dominante
  3. Un monde du travail qui se veut différent, en réalité, en réalité la réconciliation du travail et du capital

Chapitre 3 : l’utopie face à la réalité des pratiques

Deux facteurs peuvent expliquer le décalage entre les valeurs affichées et les pratiques :

  • des contraintes externes aux structures : la mise en concurrence sur le marché pousse à adopter et à intérioriser les modes de gouvernance et de fonctionnement des entreprises classiques, tandis que État, par le financement direct ou indirect ou par l’établissement de normes, produit également des effets sur les organisations

  • le fonctionnement interne des structures, avec une dégénérescence de la démocratie et une bureaucratisation des organisations

Partie 2 : une économie démocratique

Les auteurs tentent de conjurer le risque d’une démocratie en entreprise qui serait inefficace ou purement formelle. Ils identifient 4 risques :

  1. La confiscation du pouvoir (centralisation et hiérarchisation)
  2. L’exclusion de certains membres de la participation aux prises de décision
  3. L’inaction, en raison de délibérations sans fin ou sans cesse remises en cause
  4. L’érosion, la difficulté à maintenir une démocratie vivante sur la durée

Chapitre 4 : conjurer l’émergence d’un pouvoir centralisé et hiérarchique

La loi d’airain de l’oligarchie n’épargne pas les organisations qui se veulent horizontales et informelles. Faute de structure formelle, les dominations se reconstituent. Il est donc préférable de définir une structure et des règles de prise de décision, sans quoi une structure et des règles informelles apparaissent.

Si on reprend la typologie de domination du sociologue Max Weber : refuser la mise en place de règles, c’est refuser la domination locale et s’inscrire dans la domination traditionnelle ou charismatique.

Les pistes explorées dans ce chapitre sont :

  • la saisonnalité du pouvoir, avec des organisations plus ou moins horizontales ou verticales selon les périodes
  • des chefs sans pouvoir, qui honorent des devoirs sans autorité (notamment quand des contraintes extérieures, comme les administrations, les banques ou la justice réclament un responsable légal officiel)

Chapitre 5 : le périmètre de la démocratie

La démocratie athénienne, souvent présentée comme la mère des démocraties, était en réalité une démocratie d’hommes libres et excluait de la citoyenneté une majorité des habitants (femmes, enfants, esclaves, étrangers).

De la même façon, il est nécessaire de s’interroger sur les limites de la démocratie dans l’ESS : qui est « citoyen » dans l’entreprise et qui ne l’est pas ? Qui participe à la prise de décision ? Qui doit exclu de la démocratie ? Des statuts divers se côtoient : adhérents, bénévoles, salariés, stagiaires, services civiques, indépendants, sans oublier les parties prenantes (financeurs, bénéficiaires, partenaires).

Les réponses à ces questions varient de structure en structure. Le cadre statutaire joue un rôle important : – associations : les adhérents sont citoyens, pas les salariés – SCOP : les salariés sociétaires décident, au détriment des autres salariés et des clients ou usagers – SCIC : les salariés, les financeurs et les usagers sont citoyens

La démocratie peut avoir un écueil : la tyrannie de la majorité, où la majorité peut imposer ses préférences à la minorité. Le principe de majorité qualifiée (barre plus haute que 50% + 1 voix ) pour prendre certaines décisions peut atténuer cet effet.

Il est possible voire souhaitable d’associer les parties prenantes :

Le terme de « partie prenante » est la traduction française de stakeholders ; il ne rend pas bien compte de son origine, à savoir l’opposition à « stockholders » (les détenteurs d’actions). Il s’agit bien, avec cette formule, de remettre en cause la position dominante des actionnaires dans la prise de décision au sein des entreprises et l’idée selon laquelle l’entreprise n’aurait de responsabilité qu’envers celles et ceux qui détiennent le capital, et qu’il n’y a qu’à eux qu’elle devrait rendre des comptes.

Le philosophe américain Edward Freeman qui, dans le cadre d’une réflexion sur l’éthique des affaires, a inauguré la théorie des parties prenantes les définit comme « tout groupe ou individu qui peut affecter l’atteinte des objectifs de l’entreprise ou être affecté par celle-ci ».

Parmi les parties prenantes, on peut distinguer, d’une part, celles qui sont de premier rang, avec lesquelles l’entreprise est liée juridiquement : dirigeants, actionnaires, clients, fournisseurs, salariés, etc., et, d’autre part, les parties prenantes de second rang envers lesquelles l’entreprise n’a qu’une obligation morale : concurrents, société civile, médias, collectivités locales, riverains, etc.

La théorie des parties prenantes postule qu’aucun des stakeholders ne doit être privilégié. Il doit donc exister une égalité de fait ou de droit entre toutes les parties prenantes de même rang. Toutefois, cette égalité supposée ne doit pas conduire à gommer les différences en termes d’enjeux, de poids, d’intérêts, de situations internes ou externes, etc. Et ce, y compris au sein de chaque catégorie de parties prenantes : les salariés peuvent avoir des intérêts divergents suivant leur statut, leur poste, leur niveau de rémunération, etc. Les actionnaires aussi peuvent avoir des intérêts divergents (petits actionnaires, gros actionnaires, regroupements d’actionnaires, fonds spéculatifs, etc.). Chaque partie prenante ne constitue donc pas nécessairement un ensemble homogène.

Enfin, cette égalité des parties prenantes ne doit pas être utilisée comme prétexte pour négliger ou minorer les revendications des salariés, afin de maximiser le profit par exemple (c’est d’ailleurs à ce titre que la théorie des parties prenantes a pu être défendue par certains auteurs libertariens).

Chapitre 6 : décider tous ensemble, une question de taille ?

Ce chapitre aborde une question qui revient souvent quand on parle d’autogestion : la taille des collectifs et le passage à l’échelle. Comment faire en sorte que ce qui fonctionne avec un petit groupe restreint continue à fonctionner efficacement et démocratiquement au fur et à mesure que l’organisation grandit ? Est-il d’ailleurs souhaitable de vouloir absolument grandir ?

Certains pensent que la taille d’un collectif doit rester limitée pour que tout le monde se connaisse. D’autres considèrent qu’il est possible de grandir, mais en étant vigilant au rythme de croissance pour réussir l’intégration des nouvelles équipes sans remettre en risque le fonctionnement démocratique. Une autre stratégie est l’essaimage, qui consiste à créer de nouvelles structures sur le même principe et ayant vocation à devenir autonomes tout en coopérant si nécessaire.

L’exemple du groupe espagnol de coopératives Mondragon, le plus grand groupe coopératif au monde, montre que la croissance peut donner des résultats mitigés en terme de démocratisation et surtout de solidarité entre les cooozratives. En effet, face à des difficultés financières à partir des années 2000, les coopératives en meilleure santé financière ont faut le choix d’abandonner les structures en difficulté.

La taille et le passage à l’échelle restent donc un sujet de débat dans le secteur de l’économie sociale et solidaire.

Chapitre 7 : organiser et cultiver la démocratie

3 préoccupations, il faut que la démocratie soit : – effective : que tous les citoyens aient la possibilité effective de participer à la prise de décision et que leur avis soit pris en compte – vivante : qu’elle cherche à susciter la participation des citoyens et citoyennes – efficace : que les décisions soient prises et mises en œuvre

Les auteurs détaillent plusieurs modèles d’organisation avec leurs principes et leurs limites : la sociocratie, l’holacratie, et la sollicitation d’avis.

Ils relèvent également plusieurs limites à la mise en œuvre effective de la démocratie : – la démocratie prend du temps – la recherche de consensus implique un fort niveau d’homogénéité en terme de valeurs et donc une homogénéité sociale (souvent des personnes avec un fort capital économique, culturel et social)

Ces limites peuvent être en partie surmontées par des dispositifs spécifiques. Par exemple des réseaux d échanges de pratiques en coopératives peuvent aider à apprendre à coopérer, ce à quoi l’institution scolaire nous prépare peu et le monde professionnel classique nous prépare mal, avec des structures hiérarchiques et ses fonctionnements descendants, grâce à des réseaux d’échanges de pratiques en coopératives.

Les co-auteurs concluent ce chapitre en insistent sur le fait que la démocratie ne se décrète pas mais se vit au quotidien. Il s’agit d’en faire un sujet stratégique et d’investir dans la formation, l’apprentissage continu, et la mise en œuvre d’une « technologie de la démocratie » avec des techniques, des dispositifs, des pratiques, des règles qui appuient et font vivre le processus démocratique.

Partie 3 : une économie juste

L’économie sociale et solidaire ne cache pas son ambition d’offrir une véritable alternative à l’économie capitaliste. Dans cette optique, elle est porteuse d’une promesse, celle de rompre avec les rapports de production capitalistes. Afin de mieux saisir comment certaines structures de l’ESS entendent s’en démarquer, peut-être est-il utile de revenir brièvement sur ce qui les caractérise : d’une part, l’existence d’une distinction et, plus encore, d’une séparation, entre les salariés et les propriétaires des entreprises ; d’autre part, le fait que les premiers travaillent activement à l’enrichissement des seconds. Nous avons là les deux éléments caractéristiques de l’exploitation et de l’aliénation capitaliste. Exploitation car, dans les entreprises capitalistes, les propriétaires accaparent toujours une part du travail des salariés. Aliénation aussi, car les salariés ne possèdent ni les moyens de production, ni le fruit de leur travail, ils ne contrôlent pas l’organisation de leur activité, ne maîtrisent pas ce qu’ils produisent et doivent se contenter de travailler pour la paye, la finalité de leur travail leur demeurant étrangère. Pour en finir avec de tels rapports de production, il faut donc déjà cesser d’avoir à travailler dans l’entreprise d’un autre et, surtout, cesser d’avoir à œuvrer à l’accroissement de la propriété de cet autre.

Les auteurs mettent en garde contre la confusion entre entreprise autogérée et entreprise libérée :

En effet, les salariés y bénéficient souvent d’une très grande autonomie et les relations hiérarchiques s’estompent, ce qui n’est d’ailleurs pas sans troubler les cadres et managers de ces entreprises qui peinent parfois à s’y retrouver. En fin de compte, les rapports de production capitalistes s’invisibilisent mais, ne nous y trompons pas, ils ne disparaissent pas pour autant. Pourquoi ? Parce que la propriété n’est pas partagée. C’est la grande différence formelle entre l’autogestion anticapitaliste et l’autogestion néolibérale. Dans les « entreprises libérées », l’autonomie accordée aux employés ne l’est que grâce au bon vouloir de leur chef. En conséquence, celui-ci peut la leur reprendre quand bon lui semble et les bénéfices tirés de l’autonomisation des travailleuses et travailleurs peuvent être librement accaparés par les propriétaires de l’entreprise sous forme de dividendes.

Chapitre 8 : une économie non lucrative… mais rémunératrice ?

Par nature, les associations sont sans but lucratif. Elles ne possèdent pas de capital social, elles n’ont ni propriétaires ni actionnaires.

Les coopératives sont dotées d’un capital social mais remettent en cause la séparation entre propriétaires et salariés. Une partie, plus ou moins grande selon les statuts juridiques, de leur capital social doit être détenue par les salariés. Les capitalistes sont donc exclus ou mis en minorité.

Les plus-values sur les parts sociales détenues par les salariés sont interdites : en quittant l’entreprise, on revend ses parts sociales à leur valeur d’achat, éventuellement corrigée par l’inflation.

Les bénéfices réalisées par la coopérative peuvent être répartis entre 3 usages : – réinvestissement dans la coopérative (trésorerie et/ou investissements futurs) – complément de rémunération pour tous les salariés (pas seulement les sociétaires) – dividendes distribués aux propriétaires (y compris les coopérateurs salariés)

Les coopératives peuvent appliquer un principe de non-lucrativité en indiquant clairement que les bénéfices ne seront jamais redistribués aux propriétaires, mais uniquement réinvestis ou distribués aux salariés.

Tout ceci semble encourageant, mais dans les faits la situation en terme de rémunération des salariés dans l’ESS est plus mitigée :

Ne pas avoir à rémunérer le capital peut constituer un atout important pour les structures de l’ESS. En principe, elles devraient disposer ainsi de davantage de marges de manœuvre que les entreprises capitalistes pour assurer la pérennité de leur activité et la rémunération de leurs salariés. Pourtant, force est de constater que les salaires sont, en moyenne, plus faibles dans l’ESS que dans le reste du secteur privé. Travailler dans l’ESS rapporte en moyenne, pour un emploi à temps plein, environ 11 % de moins que dans une entreprise classique… La situation est toutefois variable suivant les secteurs d’activité, le poste occupé et le statut juridique des structures.

De manière générale, les salariés des associations se retrouvent souvent pénalisés par le fait qu’ils ont tendance à intervenir dans des secteurs d’activité peu rentables. C’est d’ailleurs pour cette raison que ces potentiels « marchés » sont délaissés par les entreprises lucratives. On retrouve là une illustration du paradoxe de l’utilité sociale évoqué par David Graeber dans son ouvrage Bullshit Jobs lorsqu’il pointe le fait que les activités les plus utiles ne sont pas les mieux rémunérées5. Cela traduit en réalité le manque, et même le déni, de reconnaissance accordée à l’utilité sociale au sein de notre société, surtout si on la compare à la reconnaissance dont bénéficie, en proportions inverses, la valeur marchande.

Outre le secteur d’activité, les écarts de salaires entre les salariés associatifs et les autres salariés du privé dépendent beaucoup du poste occupé. De manière générale, on retrouve dans l’ensemble de l’ESS un écrasement des grilles salariales. Si les bas salaires sont à peu près identiques que la structure soit lucrative ou non, les hauts salaires, en revanche, sont nettement plus faibles dans l’ESS que dans le reste du secteur privé.

Ces écarts de rémunération entre l’ESS et le secteur lucratif, qui s’expliquent surtout par un écrêtage des plus hauts salaires, ne doivent pas nécessairement être vus comme un problème. De fait, les inégalités salariales existant au sein de l’ESS sont plus faibles qu’ailleurs. Il s’agit d’ailleurs d’un principe de justice salariale parfaitement assumé par les Scop dont les coopérateurs cherchent à limiter les écarts de rémunération entre travailleurs.

Le livre détaille ensuite les spécifités du travail associatif, avec une frontière parfois floue entre salariés et bénévoles :

Dans les associations, ce sont les emplois atypiques qui sont typiques. L’emploi associatif concentre en effet trois formes principales de précarité : les emplois à temps partiel subis, les contrats précaires (notamment dans le cadre de contrats aidés), et les faibles rémunérations. En raison des contraintes financières auxquelles elles doivent faire face, les associations ont souvent recours à des conditions d’embauches dégradées.

Le travail associatif se distingue également des autres cadres d’emploi par cette spécificité : la cohabitation entre salariat et bénévolat – une situation qui tend à brouiller la frontière entre travail rémunéré et travail gratuit. Dans le secteur associatif, il n’existe pas de séparation stricte entre salariat et bénévolat, mais plutôt un continuum, et chaque poste semble en être affecté.

Cette hypothèse de la motivation intrinsèque des salariés associatifs est souvent avancée pour expliquer les écarts de rémunération entre économie lucrative et non lucrative. La question est de savoir ce qui pousse les salariés à se rendre au travail chaque jour : le font-ils par goût pour leur emploi ou par simple nécessité économique ? Un salarié est dit « intrinsèquement motivé » lorsque le premier facteur l’emporte sur le second, c’est-à-dire lorsque sa volonté de travailler résulte davantage de motivations internes – l’intérêt pour le travail effectué, son caractère épanouissant, ou le cadre social et politique dans lequel il est réalisé –, que de motivations externes – les contreparties matérielles et financières proposées. Les associations œuvrant pour l’intérêt général sont, semble-t-il, mieux placées pour attirer des salariés intrinsèquement motivés. Dans la mesure où les salariés trouvent un intérêt direct à l’activité qu’ils réalisent et à la cause qu’ils servent, cette motivation agit comme une forme de réduction de la pénibilité, du sacrifice de temps libre consenti pour travailler. Dès lors, ils sont disposés à accepter des niveaux de rémunération plus faibles que dans le secteur lucratif ou, plutôt, à faire don d’une partie de leurs heures de travail. De ce point de vue, l’ambivalence entre salariat et bénévolat semble parcourir chaque salarié associatif qui accepte une part de travail gratuit. Toute la question est alors de savoir si ce don de travail est librement consenti ou s’il s’agit d’un sacrifice regrettable, qui trouve notamment sa source dans la cohabitation avec des bénévoles.

Quand les salariés travaillent avec des bénévoles, ils semblent avoir tendance à devenir, eux aussi, un peu bénévoles ou, du moins, à accepter de moins bonnes conditions de rémunération. En moyenne, plus le recours aux bénévoles est important (mais il faudrait aussi ajouter les stagiaires et les services civiques), plus l’activité s’appuie sur du travail gratuit ou quasi gratuit, et plus les salaires sont bas par rapport à ceux pratiqués dans les entreprises privées classiques.

Ce continuum entre travail gratuit et rémunéré dans les associations trouve à s’illustrer lorsqu’un bénévole d’une structure change de statut pour y devenir salarié. Il n’est pas rare en effet que certains salariés associatifs soient d’anciens bénévoles dont le poste, occupé initialement à titre gracieux, a finalement pu être financé.

Les auteurs abordent ensuite plus spécifiquement la rémunération dans les coopératives :

L’analyse des politiques salariales des entreprises coopératives met en lumière leur volonté claire de réduire les écarts de rémunération. L’enjeu, pour les coopérateurs, est de proposer un modèle économique alternatif qui rompt avec les excès des entreprises capitalistes.

Dans les faits, les écarts de salaires sont effectivement plus faibles dans les coopératives que dans les entreprises classiques. Cette réduction volontaire des inégalités salariales est la conséquence logique du modèle démocratique des coopératives. D’une part, comme la grille des salaires fait l’objet d’une délibération collective, elle conduit plus facilement à une réduction des écarts de rémunération jugés justes. Ce principe de justice procédurale, qui implique de devoir justifier systématiquement les niveaux de rémunération des différents postes, prémunit donc contre les excès et rémunérations obscènes que l’on peut observer dans les entreprises capitalistes.

Pour autant, un certain degré d’inégalité, encadré parfois par des décisions prises en assemblée générale (un ratio maximum à ne pas dépasser entre le salaire le plus bas et le salaire le plus haut dans l’entreprise par exemple), est généralement accepté. L’objectif est de trouver un équilibre entre le partage, entre tous, de la valeur produite et la juste rémunération du travail accompli par chacun suivant ses missions et son statut.

La réduction des écarts de rémunération s’opère par les deux bouts de la grille salariale. Dans les Scop, les bas salaires sont ainsi plus hauts que dans les autres entreprises. Du côté des cadres en revanche, les salaires sont généralement revus à la baisse par rapport à ce qui se fait dans les autres entreprises. Là encore, cette baisse est justifiée par des principes de justice salariale et de partage du fruit du travail.

Chapitre 9 : la question salariale dans les entreprises autogérées

Plusieurs réponses à la question salariale sont possibles dans les entreprises autogérées :

  • l’égalité salariale, simple d’un point de vue éthique et pratique : tous les salariés reçoivent le même salaire horaire ; cela se marie bien avec un système de rotation des tâches et une organisation non hiérarchique (si tout le monde fait à tour de rôle le même travail, rien ne justifie des écarts de salaires)

  • accepter des inégalités « justes », basées sur l’ancienneté par exemple mais pas seulement ; cela pose 2 questions : quelle est l’ampleur des écarts acceptables et en fonction de quels critères justifier ces inégalités ? Quels que soient les critères. Cousus, la transparence et la démocratie sont essentielles : les écarts se réduisent quand de grands écarts injustifiables ne révèlent au grand jour.

  • définir soi-même son salaire : plusieurs expériences sont évoquées, avec des salariés qui déterminent leur salaire en fonction de critères (ancienneté, compétences, autonomie, etc.) et des garde-fous

Chapitre 10 : le problème de l’efficacité

Pour les structures autogérées, qui sont souvent des entreprises militantes, tout l’enjeu est là. Comment assurer des niveaux de rémunération corrects, tout en conservant des services de qualité et accessibles au plus grand nombre ? La question des revalorisations salariales entre donc en conflit avec le projet politique qui implique, par exemple, la volonté de continuer à pratiquer des prix raisonnables.

Si la politique salariale des structures autogérées dépend étroitement des valeurs politiques qu’elles défendent, elle peut aussi avoir pour conséquence de limiter les capacités de recrutement. Surtout si l’on peut raisonnablement obtenir un meilleur salaire ailleurs, ce qui est la plupart du temps le cas des employés, souvent très diplômés.

Cette forme de sélection des profils les plus militants du fait des salaires pratiqués peut être vue d’un bon œil, puisque c’est un gage de l’adhésion des recrues aux valeurs politiques portées par les structures, mais on peut aussi la regretter pour l’entre-soi qu’elle ne manque pas d’engendrer. En arrière-plan, c’est la question de l’efficacité économique de ces entreprises qui est posée.

De ce point de vue,,les études sont contradictoires :

Certaines études montrent que les salariés sont plus motivés dans les entreprises qu’ils détiennent, plus productifs, moins souvent absents, et que le turn-over y est réduit. À l’inverse, d’autres travaux montrent que l’effet peut être nul, voire négatif, et font état de niveaux de satisfaction inférieurs à ceux que l’on peut trouver dans les autres types d’entreprises.

Il faut toutefois s’interroger sur la notion d’efficacité et sur les critères pour l’évaluer :

Dès lors que l’efficacité se mesure à la capacité d’atteindre des objectifs donnés, sa définition est toujours empreinte d’une dimension politique. Quels sont ces objectifs, et qui les définit ? Dans cette optique, il serait assez injuste d’évaluer l’efficacité des entreprises autogérées avec les critères mobilisés pour juger de la performance d’entreprises qui ne partagent pas le même cadre idéologique, et ne cherchent donc pas les mêmes finalités. Les structures autogérées redéfinissent la nature de l’efficacité hors du cadre de la rationalité capitaliste, et pour le meilleur.

À l’efficacité économique, les structures autogérées semblent préférer « l’efficacité militante », et celle-ci passe d’abord par le respect du projet politique porté par l’entreprise, et surtout par un souci de satisfaire / de prendre en compte l’ensemble des parties prenantes. Il s’agit avant tout d’incarner une alternative en mettent l’accent sur les conditions de travail des salariés, sur l’équité des relations entretenues avec les prestataires et fournisseurs, et sur l’accessibilité des biens et services proposés aux clients.

Voilà sans doute pourquoi, même en étant moins bien payés qu’ailleurs, les salariés associatifs et coopératifs se déclarent souvent plus satisfaits que les autres. Pour justifier leur satisfaction professionnelle, ils mettent en avant le sentiment d’utilité sociale, les contacts humains, l’autonomie, la polyvalence, l’ambiance au travail et l’enrichissement personnel.

Certaines structures vont jusqu’à remettre en cause les notions traditionnelles de salariat et de travail, en tenant compte du travail domestique et des activités militantes comme du temps de travail au service du collectif.

Partie 4 : travailler autrement

Chapitre 11 : des relations de travail sans antagonismes ?

L’économie sociale et solidaire est un monde du travail comme les autres, avec 3 spécificités :

  • c’est une économie peu rentable ou délaissée par les acteurs privés ou publics, le manque de moyens peut peser sur les conditions de travail et donc créer des tensions au sein des collectifs de travail
  • c’est une économie engagée, porteuse de valeurs et où certains acteurs essaient de développer d’autres modes de fonctionnement mais un risque de surengagement professionnel et affectif
  • c’est une économie affinitaire, avec un biais de sélection qui peut conduire à la constitution de collectifs homogènes socialement voire du copinage, où les conflits se règlent souvent par des ruptures à la fois professionnelles et humaines

Les auteurs conseillent d’assumer le rapport salarial au sein des organisations, et d’instaurer des relations de travail explicites et saines.

Le syndicalisme peut également répondre au besoin de clarifier les relations au travail. Dans les coopératives, le rôle des syndicats peut être double : d’une part représenter tous les salariés, qui ne sont pas tous coopérateurs, d’autre part offrir un espace de réflexion, de discussion et de propositions sur les conditions de travail et l’organisation de l’activité.

L’objectif de ce livre n’est toutefois pas de proposer des pistes pour devenir un bon patron, un bon chef, ou pour mettre en place une véritable démocratie sociale impliquant les représentants du personnel. Sa visée, plus ambitieuse, est d’explorer comment il est possible de faire tomber les rapports hiérarchiques au sein des collectifs de travail. Comment faire pour supprimer cette séparation récurrente entre employeurs et employés, entre ceux qui commandent et ceux qui exécutent, ceux qui ordonnent et ceux qui obéissent ? Bref, comment travailler sans chefs, entre égaux ? Mais ce n’est pas tout, car travailler sans patron implique aussi d’endosser collectivement ce rôle, pour pouvoir s’employer mutuellement.

Chapitre 12 : travailler entre égaux, le choix de la polyvalence

Faire faire, c’est pouvoir donner des ordres et instaurer un contrôle hiérarchique sous peine de sanction. C’est aussi le pouvoir d’empêcher de faire, d’interdire. La capacité à ne pas faire, de son côté, c’est le pouvoir de se soustraire à certaines tâches ou activités, de les déléguer à d’autres et de bénéficier d’un statut d’exception. Qu’il s’agisse de faire faire ou de ne pas faire, le pouvoir donne la possibilité d’exploiter les autres en leur déléguant, ou en leur imposant la réalisation des tâches qui nous déplaisent. Un tel pouvoir peut-il avoir sa place dans une entreprise autogérée par ses travailleurs et travailleuses, une entreprise horizontale, sans hiérarchie interpersonnelle, bref, dans une entreprise anarchiste ?

Si dans une entreprise classique, ce sont les chefs qui ordonnent, la hiérarchie qui structure, l’on pourrait vite croire que l’absence de chefs conduirait inéluctablement au désastre. En réalité, il existe déjà une large part d’auto-organisation dans toutes les entreprises, quelle que soit leur forme. À tous les échelons hiérarchiques, les salariés disposent et s’emparent de marges de manœuvre qui sont indispensables au bon fonctionnement des organisations. Comme l’explique le psychologue du travail Christophe Dejours, il existe un décalage entre le prescrit et le réel, et ce décalage est salutaire, car sans lui les entreprises ne tourneraient tout simplement pas. On le voit bien dans le cas des grèves du zèle par exemple, lors desquelles les employés s’efforcent de suivre à la lettre les ordres et procédures imposés par leur hiérarchie, pour mieux démontrer leur inefficacité.

Le philosophe Félix Guattari propose une définition plus informée de l’anarchie. Selon lui, elle renvoie « à tout espace social, de travail ou d’activité, qui est gouverné directement par ses acteurs ou ses producteurs, qui en établissent et en instituent collectivement et directement les règles, les normes et les institutions, refusant toute hiérarchie verticale, toute division entre gouvernants et gouvernés, patrons et salariés, éducateurs et éduqués ». Surtout, pour reprendre la célèbre formule de Proudhon, l’anarchie n’est pas le désordre, mais plutôt l’ordre sans le pouvoir. Plus précisément, il conviendrait de l’entendre comme un ordre social sans pouvoir centralisé et sans hiérarchie interindividuelle durable. Un ordre dans lequel seul le collectif a le pouvoir d’ordonner. Dans le cas d’une entreprise (coopérative ou associative), s’autogérer signifie donc que les travailleurs définissent eux-mêmes, et collectivement, les modalités d’organisation de la production, d’organisation du processus de travail, de l’utilisation des excédents et des relations qu’a la structure avec les autres acteurs de la société.

Concernant la notion de pouvoir, le livre précise 3 points :

  • il faut distinguer la hiérarchie capitaliste, pyramidale des hiérarchies linéaires basées sur l’ancienneté ou la compétence : dans le compagnonnage, tous les apprentis sont destinés à devenir compagnons, alors que rares seront les employés et salariés d’une entreprise capitaliste qui deviendront cadres et encore moins dirigeants et patrons …
  • il faut distinguer le pouvoir et l’autorité technique, légitimée par les compétences, les connaissances, un savoir-faire pour une tâche donnée
  • Il faut distinguer l’ordre et la consigne ou le conseil (en tant que lecteur, j’ai eu du mal ici à faire la différence entre ordre et consigne)

Ces réflexions alimentent le débat sur la polyvalence.

La polyvalence est souvent mise en avant pour éviter de retomber dans la spécialisation à outrance et notamment le dualisme entre travail intellectuel et manuel, entre décision et exécution, entre conception et production.

La polyvalence renvoie à 3 enjeux : – l’égalité entre les travailleurs – la démocratie, puisqu’il faut être informé et se sentir légitime pour participer aux prises de décision – la pénibilité, en partageant les tâches au sein du collectif : les tâches pénibles sont mieux réparties, et chacun accomplit des tâches variées

Malgré ses avantages, la polyvalence présente 3 limites : – l’inadaptation, en raison de la nature des tâches ou de la composition du collectif ; un exemple évident est celui du handicap, la polyvalence doit être appliquée avec souplesse et intelligence et ne doit mener à justifier, consciemment ou non, une politique de recrutement discriminatoire ; de façon générale, certaines tâches nécessitent des compétences qui ne s’acquièrent qu’après une longue formation et de l’expérience – l’insatisfaction des travailleurs, avec l’exemple d’une crèche à les activités administratives ont été réparties entre les salariées, qui ont regretté la charge mentale supplémentaire et d’avoir moins de temps à consacrer à leur métier qui les passionnent : s’occuper des enfants – l’inefficacité, avec un risque de manque de suivi des tâches et une coordination chonophage

En fin de compte, aucune des limites mentionnées ci-dessus n’est rédhibitoire au point de conduire à abandonner une fois pour toutes le principe de la polyvalence dans les entreprises sans patron. La plupart des structures autogérées y restent d’ailleurs très attachées, mais elles se montrent lucides sur la nécessité de l’aménager pour la rendre plus opérationnelle, soit parce que les tâches sont devenues plus complexes ou que l’équipe, les partenaires et les clients ou usagers sont devenus plus exigeants en termes d’efficacité, soit parce que la structure a grossi.

Certains collectifs font le chemin inverse : partant d’une organisation du travail très spécialisée, ils s’ouvrent peu à peu à la polyvalence. D’ailleurs, si cette polyvalence peut apparaître comme un idéal, elle peut aussi être choisie par défaut.

Reste alors à trouver la bonne formule, et comme nous l’avons déjà signalé, il existe sans doute mille manières différentes d’accorder l’autogestion et une dose plus ou moins grande de spécialisation et de polyvalence.

Les auteurs proposent tout de même quelques pistes pour trouver un bon équilibre : – partager les tâches pénibles – faire de la spécialisation une exception – éviter les chasses gardées – bien se coordonner

Chapitre 13 : s’employer mutuellement

Dans les entreprises classiques, la hiérarchie ne tranche pas seulement les questions de planning et d’attribution des tâches. Elle a aussi pour fonction de produire les règles du « vivre ensemble » et d’en assurer le respect en instaurant une certaine discipline et un contrôle des salariés. Dans les structures horizontales, ce travail d’établissement des règles doit aussi être réalisé mais pas sous la houlette d’un contremaître ou d’un chef soucieux de productivité. L’enjeu ici est plutôt de prendre soin du collectif et de ses membres. Cela suppose, évidemment, de prévenir les conflits, de se donner les moyens de les gérer et de les arbitrer lorsqu’ils surviennent, de sanctionner le non-respect des décisions collectives, mais aussi d’apprendre à se séparer convenablement lorsque l’envie d’ailleurs se fait sentir ou que certaines tensions deviennent intenables. Avant toute chose, il faut déjà veiller à bien organiser les arrivées, c’est-à-dire apprendre à recruter collectivement.

Concernant le recrutement de nouvelles recrues, la question touche principalement à l’adhésion aux valeurs de la structure, voire au projet politique pour les projets les plus engagés, et à la compréhension et à l’acceptation du mode de fonctionnement spécifique de l’organisation. La réponse passe souvent par un processus de recrutement collégial pour une responsabilité collective. Il faut toutefois prendre garde à ne pas faire peser la lourdeur du processus sur les candidats.

L’intégration de nouvelles recrues est évidemment un moment fort, pour elles-mêmes mais aussi pour le collectif. Quand le recrutement se fait surtout sur les critères de motivation et d’adhésion aux valeurs et à l’autogestion, il faut ensuite former au travail concret qui est attendu, mais aussi au mode de fonctionnement de l’organisation :

De fait, l’autogestion s’apprend. Dans sa thèse, en partie consacrée à l’organisation d’associations féministes autogérées, la sociologue Auréline Cardoso observe que la mise en œuvre concrète de l’autogestion « nécessite un certain nombre de savoir-faire pratiques et une maîtrise d’outils de coordination : il faut par exemple savoir prendre et lire un compte rendu, élaborer un ordre du jour, être en mesure de définir des priorités… ». Des compétences transversales qui ne relèvent pas d’apprentissages académiques mais s’acquièrent par la pratique militante. Pourtant, la sociologue constate aussi que les salariées-militantes les plus diplômées sont inévitablement celles qui animent les réunions d’équipe, proposent un ordre du jour et prennent les comptes rendus : « Le processus d’acquisition de la “culture de l’autogestion” et les inégales dispositions à se l’approprier recoupent des inégalités en termes de classe sociale et de formation. La maîtrise de savoir-faire rhétoriques et émotionnels, typique des classes détentrices d’un fort capital culturel, semble alors un prérequis implicite au travail autogestionnaire. »

Dans ces structures comme ailleurs, prendre soin de soi et et des autres est primordial :

Autogestion ne rime pas forcément avec bien-être au travail, c’est malheureusement un fait éprouvé. Les salariés des structures autogérées n’y travaillent pas forcément mieux qu’ailleurs, et ils ne disposent pas nécessairement de plus de moyens pour agir sur leurs conditions de travail et la réalisation de leurs tâches. Il semble que faire du bon travail soit plutôt bon pour la santé, mais les entreprises autogérées (tout comme les autres entreprises) ne mettent pas automatiquement cette question du « bon travail » en tête de leurs priorités. Ce n’est pas nécessairement un objectif privilégié ni même clairement identifié et, par conséquent, certaines structures peuvent avoir tendance à sacrifier la qualité du travail au profit de l’efficacité. Par ailleurs, comme tout collectif, les structures autogérées connaissent aussi des crises, des conflits, de la gestion de relations humaines et tout cela peut devenir pesant.

Il faut également prendre garde au « burn-out militant ». Surcharge de travail, écart entre le niveau de responsabilités et la capacité à prendre des décisions, mais aussi décalage entre les valeurs portées par le collectif et les pratiques quotidiennes réellement observées et vécues, tout cela peut être source de souffrance au travail. Le risque est encore plus fort lorsque nous ne tirons pas assez de satisfaction des tâches que nous effectuons quotidiennement, que notre contribution n’est pas suffisamment reconnue par les autres, ou lorsque le groupe n’assume pas son rôle de soutien, voire que les relations deviennent hostiles. Cela est vrai dans toutes les entreprises, mais le risque est probablement accentué lorsqu’on évolue dans un cadre professionnel militant.

Face à ces risques, les auteurs évoquent plusieurs pistes : – construire une culture « anti heures supplémentaires » – repenser l’entretien individuel d’évaluation pour en faire un temps d’échange collectif – accompagner les salariés tout au long de l’année, par exemple avec du mentorat – créer des temps propices aux discussions collectives

En l’absence d’une hiérarchie chargée de gérer les conflits, inévitables dans tout collectif, ceux-ci doivent être adressés par l’organisation :

Il est toujours bon de chercher à prendre soin du collectif et à prévenir les conflits mais, en réalité, certains conflits sont simplement inévitables, et mieux vaut s’y préparer. Combien de collectifs autogérés ne commencent à penser la résolution des conflits qu’une fois que ceux-ci ont germé. Il est alors déjà trop tard car la situation conflictuelle ne garantit généralement pas les conditions de sérénité nécessaires à l’élaboration de procédures de régulation susceptibles d’être acceptées par tous les membres. De fait, dans un collectif qui se déchire, la question même du choix des modalités de gestion du conflit peut finir par ajouter des tensions aux tensions… On ne répétera donc jamais assez que c’est lorsque tout va bien qu’il faut envisager la gestion des conflits et s’accorder sur la manière dont on entend les résoudre.

Pour cela, les co-auteurs proposent de s’appuyer sur la pensée d’Elinor Octrom sur la gouvernance des communs, qui s’appuie sur 8 principes : 1. Identifier les personnes qui souhaitent avoir accès et participer à la gestion du bien commun 2. Définir les règles d’usage adaptées 3. Ces règles d’usage doivent être définies de façon démocratique 4. Instaurer un système de contrôle du respect des règles 5. Adopter un système de sanctions graduelles en cas de non-respect des règles 6. Prévoir des instances et des modalités de gestion des différends 7. Prévoir des arbitres extérieurs reconnaissant l’existence et le fonctionnent du collectif 8. Organiser les grands bien communs en sous-ensembles emboîtés les uns dans les autres

Au regard des principes identifiés par Elinor Ostrom, l’organisation démocratique et horizontale du travail présente plusieurs défis. En effet, comme le note justement Daniel Chauvey (pseudonyme d’un militant et intellectuel autogestionnaire), il faut à la fois organiser l’activité pour que tout le monde y trouve son compte et instaurer une discipline « de telle sorte qu’elle puisse être considérée par chacun comme librement consentie ». Par ailleurs, « la hiérarchie de commandement étant abolie ainsi que les pendules et les cartons de pointage, l’autogestion se présente ici comme autodiscipline et discipline collective : autodiscipline pour ce qui est de l’application, discipline collective pour le contrôle ». Autrement dit, il faut que le collectif se dote, démocratiquement, de bonnes règles de fonctionnement et se saisisse des rôles de contrôle du respect de ces règles et d’application des sanctions en cas de non-respect. Pour que cela fonctionne, chacun doit bien avoir conscience de jouer le rôle d’employeur pour soi et pour les autres.

Comme dans toute structure, des départs se produisent, qu’ils soient à l’initiative du salarié, de la structure ou d’un commun accord.

S’il peut être bénéfique aux collectifs comme aux membres qui décident de les quitter, le turn-over implique aussi, pour ces derniers, une incertitude économique qu’il faut réussir à gérer. Dans cette perspective, penser l’évolution professionnelle, c’est aussi réfléchir à la formation permanente et aux options de reconversion. La difficulté ici est qu’une fois qu’on a connu l’autogestion, il est difficile de retourner dans une structure hiérarchique classique. Voilà bien le problème : à travailler trop longtemps sans patron, on peut finir par développer une inaptitude à évoluer dans une organisation hiérarchique.

Conclusion

Dans son grand roman politique publié en 1974, Les Dépossédés, l’écrivaine de science-fiction Ursula Le Guin met en parallèle deux mondes qui se font face. Dans le premier, l’utopie anarchiste a été mise en œuvre ; dans le second, c’est le capitalisme ultra-libéral qui triomphe. Avec ce livre, l’autrice offre aux lecteurs et aux lectrices bien plus qu’une simple mise en miroir manichéen du Bien et du Mal. Si nous en parlons ici, c’est qu’elle montre les coulisses du premier. Son personnage se heurte, en l’absence de gouvernement centralisé, à celui « inavoué et inadmissible de l’opinion publique », aux limites et contradictions de cette société démocratique et égalitaire. Dans cette œuvre, que l’écrivaine a elle-même qualifiée d’« utopie ambiguë », « l’ambiguïté ne réside pas, de toute évidence, dans ses inclinations politiques. Elle résulterait plutôt de l’exigence qu’elle met à explorer celles-ci méthodiquement et à les pousser dans leurs retranchements sans céder à la facilité de la propagande ».

Affirmer ses valeurs ; les proclamer. Se déclarer de l’économie sociale et solidaire ne suffit cependant pas pour avoir, en pratique, une organisation démocratique, économiquement juste où l’on travaille mieux. Ce n’est pas parce que l’entreprise appartient à celles et ceux qui y travaillent que tous les problèmes sont résolus. Rendre les utopies concrètes, c’est affronter des difficultés, rencontrer des épreuves, devoir assumer des paradoxes et des ambiguïtés. Plus encore, choisir un mode d’organisation, c’est choisir ses problèmes. L’administration publique et les entreprises privées ont les leurs, l’économie sociale et solidaire a les siens, nous espérons avoir montré lesquels.

L’ambition de ce livre est d’aider à faire réussir l’économie sociale et solidaire. L’enjeu est d’autant plus important qu’elle est une politique « préfigurative », c’est-à-dire qu’elle forme, dans l’ici et maintenant, une société alternative miniature et réaliste qui annonce les changements plus grands qui doivent advenir. Car il est évident que les principes qui animent l’ESS doivent se généraliser, parmi lesquels celui, avancé par les zapatistes du Mexique ou différents mouvements comme Occupy Wall Street, de supprimer la distinction entre fin et moyen. Comme l’écrit l’anthropologue David Graeber, c’est l’idée « selon laquelle la forme organisationnelle qu’adopte un groupe doit incarner le type de société qu’il veut créer ».

Chercher la cohérence, la mise en adéquation des valeurs et des pratiques est un projet ambitieux et difficile. C’est prendre le risque de la déception. Nous espérons que ce livre permettra d’éviter certains obstacles.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Vous ne détestez pas le lundi, vous détestez la domination au travail est le nouvel essai de Nicolas Framont, sociologue du travail et co-fondateur du magazine en ligne Frustration Magazine, dont je suis un lecteur assidu. Il vient d’être publié en octobre 2024 chez Les Liens qui Libèrent.

En France, comme ailleurs, le mal-être au travail s’amplifie. Les travailleurs expriment leur mécontentement face à l’organisation, à l’utilité perçue et à la reconnaissance hiérarchique de leur entreprise. Tous les secteurs, y compris l’associatif et le service public, sont désormais contaminés par des formes de management absurdes et violentes qui font redouter le lundi matin.

En réponse à ce désenchantement, le patronat et le gouvernement optent pour l’indignation et la contrainte : plus d’arrêts maladie ? Imposons des jours de carence. Les démissions se multiplient ? Coupons les allocations chômage. Cette souffrance conduit à une mise au travail forcée.

Vous ne détestez pas le lundi est une invitation à se libérer des mythes du travail : présentéisme, mérite, psychologisation de la souffrance. Ce manuel de développement collectif propose une nouvelle culture de la révolte, capable de légitimer et de soulager les souffrances individuelles en faveur d’une insurrection globale, ancrée dans le réel.

Comme dans Frustration Magazine ou son récent essai Parasites, Nicolas Framont s’attache à démasquer les impostures de la bourgeoisie et du capitalisme. Il révèle les intérêts matériels, les intérêts de classe qui se cachent derrière le vernis de l’idéologie dominante et de ses discours médiatiques.

Il le fait avec un style et un vocabulaire accessibles à tous et toutes, avec pédagogie mais sans pour autant prendre ses lecteurs pour des idiots. Il s’appuie sur des exemples médiatiques ou tirés de son expérience personnelle et professionnelle. Cela donne un ouvrage à la fois aisé à lire, riche en idées, et enthousiasmant pour la lutte.

Chapitre 1 : L’invention de la domination au travail

Nicolas Framont montre d’abord comment la domination au travail a muté avec l’évolution des modes de production et des modèles de société :

Notre histoire des chefs nous rappelle donc qu’un certain type de hiérarchie dépend d’un certain mode de production : selon la configuration sociale de l’époque, c’est-à-dire qui est le groupe dominant et quelle production de richesse garantit son pouvoir, l’organisation du travail nécessite un certain type de chef.

À l’échelle de l’histoire de l’humanité, les sociétés fondées sur la chasse et la cueillette ont été très nombreuses à choisir des organisations du travail très faiblement hiérarchique. D’une part parce que le type de production ne nécessitait pas une forte division du travail, et d’autre part parce que ces sociétés relativement égalitaires ne nécessitaient pas de travail contraint ou exploité. Ou plutôt : tout le monde était soumis à la même contrainte qui était la survie et la pérennité du groupe. C’est une vérité qu’ont du mal à accepter toutes celles et tous ceux qui, de nos jours, ne conçoivent pas que l’on puisse travailler autrement que sous la contrainte : quand le travail n’est pas exploité par autrui, nul besoin de coup de fouets, de pointeuse et de reporting.

En revanche, dans les sociétés inégalitaires où un groupe, souvent petit en nombre, règne sur le reste de la population grâce à son contrôle de la production de richesse, la hiérarchie devient indispensable. C’est le cas dans les sociétés antiques marquées par l’omniprésence de l’esclavage dans la production de biens et de services. Le groupe dominant, composé des citoyens masculins ou des aristocrates, selon le type d’État (les cités grecques, la République romaine, l’Empire, etc.) pratiquait un contrôle étroit d’une main-d’oeuvre prisonnière.

Au Moyen Âge, l’extraction de richesse essentiellement liée à l’agriculture donne le pouvoir aux seigneurs, dont les bras droits (intendants ou sénéchaux) s’assuraient de la collecte de l’impôt auprès des paysan·nes. Ces dernier·es subissaient un contrôle essentiellement fiscal, en plus de mobilisations périodiques obligatoires pour de grands travaux (les corvées). Dans les villes, le monde des artisan·es repose sur un tout autre ordre hiérarchique : organisé·es en guildes ou corporations, les artisan·es travaillent sous une logique de subordination principalement liée à l’expérience. C’est la maîtrise d’un savoir-faire sur la durée qui donnait un rôle supérieur.

De la Renaissance au milieu du XIXe siècle, la bourgeoisie émergente rétablit un esclavage qui se distingue de celui des sociétés antiques par son utilisation intensive et rationalisée sur le plan économique : il s’agit non plus seulement de traiter l’esclave comme une chose, mais comme une machine. Dans les plantations du « Nouveau Monde », la bourgeoisie invente l’organisation industrielle du travail. Elle déploie une armée de contremaîtres pour lutter contre les révoltes et les fuites qui n’ont jamais cessé.

L’organisation hiérarchique héritée de la traite négrière est une organisation qui vise à assurer le maintien à l’état de machine d’individus dotés de raison et d’affects. Il s’agit de les en priver et de s’assurer de leur docilité, ce qui nécessite une surveillance continue. Le chef-exemple du modèle artisanal corporatif, maître reconnu pour son expérience, disparaît totalement après la Révolution française : les chefs de l’âge industriel sont les contremaîtres hérités des plantations sucrières. Leur fonction est d’empêcher l’esclave puis l’ouvrier·e de se tourner les pouces, de saboter ou de fuir.

Un certain type de hiérarchie est donc engendré par un certain mode de production : collecteurs d’impôt quand il s’agit de travail agricole, gardes armés dans les plantations négrières, contremaîtres pour surveiller le travail industriel… Cette hiérarchie est aussi produite par une peur omniprésente qui étreint les groupes dominants. Le seigneur du Moyen Âge doit maintenir la paysannerie dans un état de pauvreté pour garder le contrôle sur son fief. Le négrier doit empêcher ses esclaves de s’enfuir ou de se révolter. Le bourgeois industriel doit prévenir l’insubordination, le ralentissement du rythme puis la grève. Il a besoin de contremaîtres pour y parvenir.

L’époque contemporaine répond à un autre type de défi. La classe dirigeante doit parvenir à conserver un contrôle sur les esprits, à empêcher la contestation de logiques perçues – à juste titre – comme absurdes : chercher à obtenir 15 % de bénéfices par an pour une entreprise privée (mission impossible sans constamment percuter le sens du travail), devoir toujours faire davantage avec moins dans le service public, montrer que l’on est le plus rentable dans une association à but non lucratif. Pour tenir ces objectifs impossibles et insupportables, il faut maintenir le salariat sous un régime d’emprise et de terreur.

L’histoire de la domination au travail, c’est donc l’histoire de la lutte des classes dans ses aspects économiques : qui possède quoi ? Quelle richesse est exploitée par quelle main-d’œuvre ? Mais c’est aussi une lutte des classes du point de vue de la gestion, par les classes dominantes, de la résistance permanente des classes dominées.

Chapitre 2 : Comment la hiérarchie détruit le travail

L’auteur détaille ensuite les modes de domination, les archétypes de « chefs » que l’on peut rencontrer dans les organisations, et le rôle des hiérarchies pour le maintien du statu-quo social et économique :

Les grands discours sur la « valeur travail » ont pour objectif de présenter le travail comme un lieu neutre, qu’on aime, ou pas. La question du « comment » et « pour qui » est évacuée par cette discussion. Or, ces deux questions – qui sont liées entre elles – sont fondamentales. On travaille toujours pour quelqu’un. Dans de très rares cas, on travaille pour soi et ses proches – par exemple, certaines travailleuses et certains travailleurs réellement indépendant·es (c’est-à-dire celles et ceux qui ne dépendent pas d’un·e seul·e client·e ou d’un très faible nombre de client·es). Mais le plus souvent, on travaille pour d’autres. Soit dans le cadre classique de l’exploitation capitaliste, dans une petite entreprise ou un grand groupe, soit pour une administration ou encore dans le monde artistique, associatif ou politique.

Chacun de ces secteurs contient, à l’heure où nous écrivons ces lignes, des contradictions ou anomalies fondamentales que toute organisation cherche à masquer pour « réenchanter » le travail en son sein. Par anomalie, j’entends une impossibilité de justifier pleinement la façon dont les choses se passent. Par exemple, la séparation entre le capital et le travail, le fait que les possédants puissent, parce qu’ils possèdent, faire travailler d’autres gens, peine à être justifié. Le « mérite », les « efforts » invoqués volent en éclat à partir du moment où l’héritage du capital est mis sur le tapis.

En réalité, le fait d’avoir du pouvoir sur le travail des autres et de s’en servir pour s’enrichir ne va absolument pas de soi. Cela relève d’un choix de société parfaitement arbitraire que rien ne permet de pleinement justifier. Le capitalisme a donc intrinsèquement besoin d’une hiérarchie forte pour que cette anomalie perdure sans encombre. La mise au travail forcée a toujours fait partir de son histoire, et la hiérarchie y joue depuis ses débuts un rôle essentiel

Les hiérarchies sont là pour étouffer les protestations qui surviennent systématiquement lorsqu’une organisation du travail est injuste. Elles viennent empêcher que le vernis ne craque et que ce qu’il dissimule – la fainéantise et l’incompétence des chefs, notamment – soit exposé aux yeux de tous et toutes. En répondant à la question « comment devient-on chef », on remet en question la nécessité même du chef, mais surtout, on montre la fragilité de toute organisation injuste : beaucoup doit être fait pour qu’elle tienne, et les chefs que nous avons décrits doivent s’acquitter de cette basse besogne. En creux, ils montrent par leur existence même que nous pourrions tout à fait faire autrement.

Chapitre 3 : La sécession qui vient

L’auteur poursuit sa démonstration en décrivant les résistances mises en œuvre par les travailleurs face à cette domination étouffante au travail et à la souffrance qu’elle génère. Il regroupe ces actions de résistance passive ou active sous le terme de « sécession » : démission, sabotage, grève.

Mais plus récemment, et de façon nettement plus flagrante, c’est bien la sécession par le changement récurrent d’entreprise – les démissions en hausse –, le sabotage larvé et le maintien d’un haut niveau de conflictualité au travail qui produisent des effets réels sur le bien-être des capitalistes et des dirigeants d’États. La sécession domine et s’étend, et j’en vois les signes dans les rictus crispés et contrariés des staffs d’entreprise que j’ai eu l’occasion de visiter comme expert. Malgré tous leurs efforts et toute leur science managériale, les dirigeants d’entreprise et d’administration ne parviennent pas à augmenter « l’engagement des collaborateur·rices » et d’empêcher la défiance de s’exprimer régulièrement à leur encontre.

Ce qui est sûr, c’est que la baisse de la productivité est une mauvaise chose pour les actionnaires, mais pas nécessairement pour les salarié·es, bien au contraire. En travaillant moins dur et moins fort, on récupère du temps, et on en retire aux actionnaires. Faire baisser la productivité horaire, c’est donc réduire l’exploitation au travail.

Il se pourrait bien que ce mouvement de sécession ne soit qu’un début. Car plutôt que de réfléchir à s’amender, à rendre le travail un peu plus vivable et donc à enrayer la prise de distance de leurs salarié·es, le patronat, aidé par le gouvernement, se complait dans une logique répressive. Pour lutter contre les pénuries de main-d’œuvre et juguler le mouvement de démission, le gouvernement de Macron est en train de briser petit à petit le système d’assurance-chômage, en restreignant progressivement les conditions pour en bénéficier. Il espère ainsi forcer les travailleurs et travailleuses à rester en poste et contenter le patronat.

Je le dis d’emblée : les mesures de ce type sont criminelles. En effet, la démission, la rupture conventionnelle ou l’arrêt maladie font partie des recours face à la souffrance au travail. Lorsque, dans un entretien, j’ai face à moi une salariée ou un salarié qui va très mal, est confus·e, a des crises de larmes, tient des propos suicidaires, après avoir été exposé·e pendant des mois voire des années à de la violence et à du dénigrement, je lui parle d’arrêt maladie ou de départ. « Sauvez-moi » : cela reste pour moi une priorité, car on sous-estime hélas trop souvent la façon dont le travail peut nous détruire, bien au-delà de notre habileté à occuper notre poste. Parfois, c’est notre capacité à vivre tout le reste de notre vie que le travail détruit. Aussi, il nous faut des portes de sortie. Sinon, la porte de sortie que de plus en plus de personnes choisiront sera la mort, qu’on le veuille ou non.

Ces mesures sont criminelles mais elles sont aussi profondément contre-productives et ne parviendront pas à endiguer le mouvement de sécession. En effet, si les recours légaux pour gérer sa propre souffrance disparaissent, alors on se tournera encore davantage vers le sabotage, la démission silencieuse, un « désengagement » qu’aucun DRH n’est prêt à affronter.

La sécession, pour qu’elle soit efficace et puisse un jour nous sortir de cet état de sujétion permanent au travail, d’exposition quotidienne à la souffrance et à l’arbitraire, doit être encouragée, valorisée et, si possible, organisée. Ainsi, nous sortirons de la solitude de nos résistances individuelles pour espérer, et durablement, renverser la table.

Chapitre 4 : Se libérer au travail, mode d’emploi

Nicolas Framont explore ensuite les voies qui s’offrent à nous pour résister collectivement, et leurs limites. Il se montre notamment critique du syndicalisme traditionnel, empêtré dans un « dialogue social » fictif qui n’a trop souvent pour seul effet que d’anesthésier les revendications et de détourner la lutte de ce qui devrait être son objectif principal : libérer le travail au profit des travailleurs.

S’il est localement d’une grande efficacité, le syndicalisme traditionnel échoue à intervenir de façon convaincante en raison de plusieurs grands défauts :

– Dans les petites entreprises, où la loi ne prévoit pas de représentation du personnel, les salarié·es sont délaissé·es et sont fortement exposé·es à la culture de la violence au travail en l’absence de contre-pouvoir. Iels subissent une grande inégalité dont on n’entend jamais parler et qui, il me semble, nourrit des réactions de colère et de désespoir de natures diverses, des Gilets jaunes (qui comptaient beaucoup d’artisan·es et de salarié·es non syndiqué·es) au vote pour le Rassemblement national.

– La précarité du travail, qui s’est étendue durablement, en particulier dans la jeunesse, et le développement de formes d’emploi dégradées comme l’apprentissage, les services civiques, l’intérim ou encore le boom des contractuel·les dans la fonction publique créent une catégorie de travailleuses et de travailleurs qui ne sont pas la première cible des syndicats traditionnels. Comme j’ai pu moi-même en faire l’amère expérience, le bureaucratisme syndical développe une forme de clientélisme qui s’intéresse tout particulièrement aux salarié·es les plus stables, engagé·es dans une carrière longue et garanti·es d’un investissement durable dans le syndicat. Les autres sont moins intéressant·es dans une perspective bureaucratique.

– Le syndicalisme traditionnel a abandonné toute perspective de changement global du travail, en France comme ailleurs. Fondé pour porter un projet d’émancipation des travailleuses et des travailleurs par elles et eux-mêmes, même un syndicat comme la CGT n’assume plus, publiquement, des velléités de transformation globale. En l’absence de perspective ambitieuse, le syndicalisme traditionnel se condamne à une analyse partielle de la situation, et à des avancées minimes, quand ce n’est pas la défense qui résume sa stratégie. Il est évident que sans syndicalisme, le monde du travail serait encore plus violent et injuste qu’il ne l’est. Mais à l’heure actuelle, le syndicalisme traditionnel ne semble plus porter le moindre idéal de libération du travail de l’emprise du capital et, plus largement, des hiérarchies. Ce combat est laissé aux partis de gauche, qui le portent sans pouvoir l’appliquer, car ils n’interviennent pas directement dans le monde du travail. Résultat, cet idéal est orphelin de toute forme d’organisation efficace et massive.

Il appelle donc à une nouvelle organisation pour la lutte, avec quelques principes fondateurs :

Il semble que, pour prendre en compte les leçons de notre histoire récente, et ne pas reproduire les défauts des structures existantes, il faille que cette organisation réponde aux exigences suivantes :

– Une organisation attractive : composées de meneuses et meneurs habitué·es à l’écoute des autres, capables de s’intéresser de près au quotidien des salarié·es, porteurs et porteuses de techniques d’organisation collective qui ont fait leurs preuves (notamment hors de nos frontières).

– Une organisation adaptée à la diversité du monde du travail. On pourrait la rejoindre quand on veut, pour la durée que l’on souhaite, pas loin de chez soi. On pourrait imaginer, pour commencer, des cercles de paroles sur le travail ouverts à tous les métiers et tous les statuts, animés par des gens aguerris mais visant à l’échange d’expériences individuelles qui créerait une solidarité commune. Dans une ville, un quartier, un village, ces cercles ou groupes ou amicales du travail permettraient dans un premier temps à chacun·e de sortir de la solitude dans laquelle la souffrance au travail nous plonge. Ces espaces existent déjà sur les réseaux sociaux, comme je le disais au chapitre précédent. C’est un premier pas, à concrétiser dans la vraie vie.

– Une organisation imbureaucratisable : ses statuts prévoiraient qu’elle ne génère ni chef ni instinct de protection de l’organisation. Elle ferait toujours passer la fin avant tout, en se reposant sur des leaders éphémères, soumis·es aux suffrages des membres, comme aux États-Unis.

– Une organisation qui ose poser comme objectif la libération du travail de l’emprise du capital et des autres formes d’assujettissement. Elle n’aurait dans son viseur que des objectifs à court terme (ce qui ne veut pas dire minimes) et se ferait justement connaître au fil de ses victoires, pour sa pugnacité, son efficacité à défendre les salarié·es et indépendant·es de la violence du travail. Elle imaginerait un travail libéré, c’est-à-dire une œuvre collective plus utile que « productive », visant la satisfaction des besoins d’une société et non la création de « besoins artificiels » pour garantir à quelques possédants l’accumulation de profits.

Je crois sincèrement qu’une telle organisation est nécessaire pour les décennies à venir, sans entrer en concurrence avec le syndicalisme traditionnel qui continuerait d’assurer ses fonctions actuelles. En réinstaurant un rapport de force avec les hiérarchies, elle freinerait l’extension de la culture de la violence au travail. En donnant une perspective de changement global pour enfin faire du travail une expérience collective utile et joyeuse, elle a le pouvoir de changement de la société à la racine de ses activités économiques.

Conclusion : 3 propositions pour libérer le travail

Dans une conclusion qui prend la forme d’un récit d’anticipation utopique imaginant une libération du travail dans les décennies à venir, Nicolas Framont propose 3 mesures phares :

  1. La reprise en main du travail par celles et ceux qui l’exercent, c’est-à-dire la socialisation des moyens de production, par la généralisation de l’actionnariat salarié collectif

  2. La remise en cause des systèmes hiérarchiques, l’abolition des rôles de « chefs » et leur remplacement par des modes de décision et de coordination basés sur le collectif, et l’élection si nécessaire de « leaders » temporaires pour un mandat donné

  3. L’égalité salariale intégrale, avec la remise en cause complète des inégalités salariales et donc sociales basées sur une soi-disant « méritocratie » qui ne sert qu’à justifier les privilèges de la classe dominante

L’auteur s’appuie sur son expérience au sein de la rédaction de Frustration Magazine pour montrer qu’un travail sans domination est possible :

Le travail à quasi-temps plein dans Frustration m’a appris une chose que je n’étais pas sûr de connaître auparavant : toute violence peut être bannie du travail, ainsi que tout rapport de domination. Si le collectif est constitué de gens qui se font confiance, qui se reconnaissent comme estimables et tentent de s’entraider, nulle contrainte n’est nécessaire. Si la coordination est nécessaire, car la liberté n’implique pas le chaos, nul besoin d’entretiens annuels d’évaluation, de mises au point sèches et même de contrôle horaire. Si les moments de stress ou de tension peuvent survenir, en raison de difficultés financières ou d’un article qui a mécontenté un groupe d’estimé·es lecteur·rices, la nervosité n’est plus un état permanent de ma vie professionnelle.

Le livre s’achève par de jolies lignes qui appellent à l’optimisme :

J’ai la conviction qu’en libérant le travail de toutes les contraintes inutiles décrites dans ce livre, nous pourrons tous et toutes renouer avec le sentiment de joie collective. Il pourrait se résumer comme suit.

Nous sommes lundi matin, je retrouve mes collègues. Nous nous consacrons chacun·e à des tâches qui, collectivement, produiront un résultat. Ce résultat sera utile aux autres, et cela nous plaît. Nous construisons le monde et cette construction nous comble. Le fruit de notre travail revient à nous-mêmes et son produit est utile aux autres. Ce que je décris là n’est pas le bonheur, car ses mystères sont insondables, mais une condition indispensable à sa venue.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Leadership, agilité, bonheur au travail...bullshit !, sous-titré En finir avec les idées à la mode et revaloriser (enfin) l'art du management est un essai de Christophe Genoud, publié en avril 2023 chez Vuibert. J’ai découvert ce livre et son auteur dans l’excellent podcast Zéro Virgule consacré au monde du travail et ses travers.

Une critique mordante et ludique des concepts managériaux fumeux !

Votre leadership n’est pas assez authentique ou transformationnel ? Votre agilité laisse à désirer ? Les mindsets de vos équipes ne sont pas encore libérés ? Quant à votre bienveillance, un stage de développement personnel ne serait pas superflu ?

Qui n’a pas ressenti un malaise lorsque, au cours d’un séminaire, l’animateur présente un concept creux mais ronflant ? Ou lorsque notre supérieur hiérarchique nous annonce son intention de se lancer dans une démarche « d’agilience » ? L’atmosphère se fige, personne ne se regarde, de peur de déclencher l’hilarité ou la consternation générale. Malgré les appels insistants à l’authenticité, nous éprouvons des difficultés à faire part de notre opinion, à questionner, à discuter, à réfuter. C’est ainsi que le bullshit managérial se diffuse dans les organisations et les ronge.

Appuyé par les illustrations de Luc Tesson, ce livre dénonce avec un humour mordant le bullshit managérial qui envahit nos organisations et apporte aux managers des solutions concrètes tirées de l’expérience de l’auteur et de sources solides et documentées.

Outre une introduction et une conclusion, l’ouvrage se compose de dix chapitres qui proposent une analyse critique de dix concepts à la mode dans les discours managériaux :

  1. Le leadership
  2. L’organisation libérée
  3. L’agilité
  4. La résilience
  5. Le change management
  6. Le design thinking
  7. La qualité de vie au travail
  8. La bienveillance et l’empathie
  9. Le mindset et la pensée positive
  10. Le développement personnel

Dans chacun des chapitres, le ton est volontairement ironique mais l’auteur sait de quoi il parle et présente un argumentaire rigoureux. Son approche est scientifique : étudier les concepts à la mode et en faire une analyse critique pour identifier leurs appuis théoriques, leur efficacité empirique, et leurs effets présumés et réels.

C’est assez jouissif quand on subit ce bullshit managerial quotidiennement dans le cadre professionnel (et désormais politique). C’est aussi instructif car l’auteur maîtrise la sociologie des organisations et sait en expliquer les concepts essentiels.

Tout au long du livre, l’auteur milite pour un management conscient des réalités des organisations, avec ses contraintes, ses intérêts divergents, et ses jeux de pouvoir.

Dans sa conclusion, il préconise de remettre la sociologie des organisations au centre des formations en management. Il va même jusqu’à proposer de fermer les écoles de commerce pour les remplacer par des « écoles de l’organisation » faisant la part belle aux sciences humaines et sociales, avec des bases scientifiques sérieuses, à la fois théoriques et empiriques, plutôt qu’à l’enseignement de concepts abstraits et creux qui n’ont pour effet (et intention) de conserver le statu-quo.

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Draconis est un roman de science-fiction de l’écrivain américain Ryan Night, auto-publié en anglais en décembre 2023.

Draconis is an episodic squad based sci-fi adventure like Cowboy Bebop or Firefly. Like a TV mini-series, it's structured as 6 distinct episodes that come together to form one big 500 page sci-fi epic.

Draconis's TV series-like episodes come together to form one cohesive space opera billed as “Cowboy Bebop meets Apocalypse Now,” with heavy influences from movies, TV, video games and anime. What begins as a grounded sci-fi military adventure expands to become increasingly unmoored from reality as the crew ventures further into unexplored space. They face military threats, lovecraftian horrors, godlike AIs and much more.

Draconis is about a black ops military crew led by Adam Ikari-Wright, a legendary special forces operative, as they journey to the edge of the universe in pursuit of their target: the powerful intergalactic cult leader, River Crowley.

Set 600 years in the future, in a universe where the Earth Defense Federation, Andromedan Technocracy and Centauri Trade Authority are competing over territory, an existentialist cult named Lea Monde emerges with power and influence to rival the three major factions. Its leader, River Crowley, is vicious and cutthroat, but also increasingly heralded as a hero on the colonized planets and other pockets of the galaxy.

Adam is sent on a mission to terminate River Crowley's command. He's joined by the genetically modified twins, Aztec and Tezca Rai. The hotshot rookie, Raziel Graves. The galactically renowned hacker Jackie Visken, aka Vice. And an enigmatic, scatter-brained scholar, Dr. Grant Fourier-Lee.

Le livre est construit autour d’une structure épisodique. Il se compose de six novellas, comme autant d’épisodes d’une série TV. L’ensemble forme tout de même un récit complet, avec un début, un milieu et une fin, comme peut le faire l’arc d’une saison télévisée.

1. Djevica 9

Adam infiltrates River Crowley’s compound on Djevica 9 only to discover what was described to him as a simple cult is actually a thriving academy.

La première novella est une très bonne introduction à l’univers à au personnage principal, Adam Ikari-Wright. Le récit est peut-être un peu trop didactique mais cela fonctionne bien et l’objectif principal est atteint : on découvre un univers riche en promesses, et on a envie de lire la suite.

2. Aesir Colony

The squad answers a distress call from Aesir Colony in the outskirts of the Andromeda Galaxy, but it looks like they may have bitten off more than they can chew.

Dans la deuxième novella, nous faisons connaissance avec l’équipage qui va accompagner Adam Ikari-Wright dans sa mission. C’est du classique, le groupe pourrait être tiré tout droit d’un jeu de rôles de science-fiction, mais le récit est divertissant et efficace.

3. The Triangulum

The Triangulum Galaxy is considered the Bermuda Triangle of space but the crew decides to take a shortcut and finds cosmic horrors beyond comprehension.

La troisième partie nous plonge dans une ambiance un peu différente, avec des influences lovecraftiennes. La science-fiction horrifique n’est pas forcément mon sous-genre préféré, mais ici cela fonctionne bien et cela permet de creuser la psychologie de certains personnages.

4. F.A.T.E.

The crew discovers an enormous A.I. in deep space that seems to be torturing a digital consciousness. They intervene and attempt to save the two robots Apollo and Sonmi.

L’idée de départ de cette quatrième partie est intéressante mais je n’ai pas été totalement convaincu par l’exécution. C’est peut-être la novella parmi les six qui m’a le moins plu, même si la fin douce-amère est jolie.

5. Shangri-La

Far in deep space, beyond the reach of humanity, the crew finds a perfect planet inhabited by party-goers gathered from across the universe. They meet a familiar face.

Cette cinquième novella m’est apparue comme une dernière pause avant d’atteindre la destination finale du voyage narratif et littéraire. Nous en apprenons plus sur le passé d’Adam, dans ce qui constitue la partie la plus intéressante de cette novella, le reste étant plaisant, sans plus.

6. Draconis

The crew finally reaches their destination: the mysterious planet Draconis. There they encounter Crowley and uncover the secrets of Draconis and its ancient civilization.

La sixième et dernière novella, qui est également la plus longue, conclut le récit avec des scènes d’action spectaculaires et sanguinolentes et fournit quelques explications, sans pour autant répondre à toutes les questions. C’est plutôt réussi, mais cela peut aussi être frustrant.

Conclusion

Globalement, Draconis un roman de science-fiction plaisant à lire, divertissant, et riche en idées. Peut-être même trop riche en idées, comme si l’auteur avait voulu faire entrer toutes ses idées dans un seul livre au lieu de se concentrer sur quelques unes et d’en garder d’autres pour d’autres romans à venir. J’ai en tout cas passé un très bon moment de lecture, et c’est bien l’essentiel.

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Class War : A Literary History est un ouvrage de Mark Steven, publié en anglais en 2023 chez Verso. L’auteur propose une histoire littéraire et politique de la lutte des classes, de la révolution haïtienne à nos jours.

A bold new history of the global class war

A thrilling and vivid work of history, Class War weaves together literature and politics to chart the making and unmaking of social class through revolutionary combat. In a narrative that spans the globe and more than two centuries of history, Mark Steven traces the history of class war from the Haitian Revolution to Black Lives Matter.

Surveying the literature of revolution, from the poetry of Shelley and Byron to the novels of Émile Zola and Jack London, exploring the writings of Frantz Fanon, Che Guevara, and Assata Shakur, Class War reveals the interplay between military action and the politics of class, showing how solidarity flourishes in times of conflict. Written with verve and ranging across diverse historical settings, Class War traverses industrial battles, guerrilla insurgencies, and anticolonial resistance, as well as large-scale combat operations waged against capitalism's regimes and its interstate system.

In our age of economic crisis, ecological catastrophe, and planetary unrest, Steven tells the stories of those whose actions will help guide future militants toward a revolutionary horizon.

L’ouvrage commence par un introduction où l’auteur définit la notion de classe et présente son approche, avec deux facettes de la lutte des classes : – la lutte économique et sociale – la lutte décoloniale et anti-impérialiste

L’auteur s’oppose ainsi au réductionnisme de classe et défend une vision large de la classe, qui inclut les aspects raciaux, coloniaux, féministes, etc.

Cette approche se retrouve dans le sommaire du livre. En effet, Mark Steven a choisi dix épisodes emblématiques de la lutte des classes dans l’histoire mondiale, en mêlant d’une part des luttes sociales ou des révolutions dans les états occidentaux, et d’autre part des luttes anti-impérialistes et décolonisées dans le Sud global. Le programme est le suivant :

1. The Burning South : la révolution haïtienne

2. Army of Redressers : le Luddisme et le Chartisme

3. Defend the City : la Commune de Paris

4. School of War : la guerre de Sécession et les grèves contre le capitalisme industriel américain

5. Towards a Red Army : la révolution russe

6. Protracted Peoples’ War : la révolution chinoise

7. For Complete Disorder : les guerres de décolonisation en Afrique, et en particulier la guerre d’Algérie

8. The Armed Nucleus : la révolution cubaine et la guérilla

9. Fighting after Fascism : autonomie et action directe en Italie

10. Army of the Wronged : les Black Panthers, la Black Liberation Army, et Black Lives Matter

Dans chaque chapitre, l’auteur propose à la fois un récit critique des événements et une analyse des récits littéraires qui en ont été faits. J’ai découvert ou redécouvert des épisodes plus ou moins connus de l’histoire sociale et révolutionnaire.

Le propos oscille ainsi sans cesse entre histoire sociale, politique et littéraire. Je ne sais pas s’il faut classer cet ouvrage comme un livre d’histoire, comme un essai politique ou un traité d’analyse littéraire, mais j’ai trouvé cela malin et intéressant.

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Cité d’Ivoire est un roman de science-fiction de Jean Krug, publié en 2023 aux éditions Critic. Il s’agit du deuxième roman de cet auteur, après Le Chant des glaces que j’avais lu la semaine dernière et dont je vous avais parlé ici.

2156, Iliane est le reliquat d’une société ébranlée par le réchauffement climatique. La ville, refermée sur elle-même sous un gigantesque dôme, est gérée par une IA et une surveillance généralisée. Mais l’épuisement des ressources grignote les stocks de caméras, et la population s’agite.

Le paisible Sam Deson et la tête brûlée Le Kid se rencontrent à une soirée organisée par les activistes clandestins de l’Ivraisse, où ils découvrent le mythe d’une cité libre : la Cité d’Ivoire. Ils rencontrent aussi Maëlle Swan, qui, à la tête de son escouade, interrompt la réunion dans une violente descente de police.

Chacun à leur façon, par l’enquête scrupuleuse, les tragiques compromissions ou en sautant en catastrophe d’un navire volant, ils vont partir à la recherche de la Cité d’Ivoire. Y trouveront-ils leurs réponses ? Un lieu pour vivre ?

Existe-t-elle seulement ?

Plus directement politique que le premier roman Le Chant des glaces de Jean Krug, celui-ci nous plonge dans une cité futuriste, refermée sur elle-même sous un dôme, gérée par une IA, avec une société policière et de surveillance généralisée.

Nous suivons trois personnages qui représentent trois attitudes initiales face à une société dystopique, même si ces attitudes peuvent évoluer par la suite : – la résignation – la révolte – la complicité

Malgré quelques rares passages qui m’ont fait un peu décrocher, j’ai bien aimé ce roman. Le récit est rythmé, les personnages sont attachants, et le sous-texte politique est intéressant. Jean Krug est clairement un auteur que je vais suivre avec attention dans les années qui viennent.

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Résister à la culpabilisation est le nouvel essai de la journaliste et essayiste Mona Chollet, publié en septembre 2024 chez La Découverte.

Harcèlement, humiliations, insultes : nous sommes bien averti.es de ces fléaux de la vie en société et nous nous efforçons de lutter contre eux. Mais il y a un cas de figure que nous négligeons : celui où l'agresseur, c'est... nous-même. Bien souvent résonne dans notre tête une voix malveillante qui nous attaque, qui nous sermonne, qui nous rabaisse ; qui nous dit que, quoi que nous fassions, nous avons tort ; que nous ne méritons rien de bon, que nous présentons un défaut fondamental. Cette voix parle particulièrement fort quand nous appartenons à une catégorie dominée : femmes, enfants, minorités sexuelles ou raciales...

Ce livre se propose de braquer le projecteur, pour une fois, sur l'ennemi intérieur. Quels sont ces pouvoirs qui s'insinuent jusque dans l'intimité de nos consciences ? Comment se sont-ils forgés ?

Nous étudierons quelques-unes de leurs manifestations : la disqualification millénaire des femmes et, notamment, aujourd'hui, des victimes de violences sexuelles ; la diabolisation des enfants, qui persiste bien plus qu'on ne le croit ; la culpabilisation des mères, qui lui est symétrique ; le culte du travail, qui indexe notre valeur sur notre productivité ; et enfin la résurgence de logiques punitives jusque dans nos combats contre l'oppression et nos désirs de changer le monde.

Outre une introduction, le texte est composé d’un prologue suivi de 6 grandes chapitres qui abordent chacun le thème de la culpabilisation à travers un prisme spécifique :

  1. Prologue : héritage culturel chrétien, péché et culpabilisation
  2. Les femmes
  3. Les enfants
  4. Les mères
  5. Le travail
  6. Le militantisme

Comme toujours avec Mona Chollet, le propos est richement documenté et l’argumentaire est souvent convaincant. L’autrice aborde de nombreux sujets, cela part parfois vers des directions inattendues, mais il y a toujours un fil rouge autour du sentiment de culpabilité et de la culpabilisation. Mona Chollet prend position, elle ne cache pas ses opinions, tout en sachant nuancer certains de ses propos et même reconnaître des erreurs commises dans ses ouvrages précédents. C’est plutôt sain et louable.

Globalement, j’ai trouvé ce livre très intéressant, et j’ai plutôt été convaincu par les idées partagées par Mona Chollet.

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Le Chant des glaces est un roman de science-fiction de Jean Krug, publié en 2021 chez Critic. À la ville, Jean Krug est aussi glaciologue, c’est avec cette double casquette de scientifique et d’écrivain que je l’ai entendu témoigner dans plusieurs podcasts ou à l’occasion de tables rondes. Il n’est en tout cas pas étonnant que son roman parle beaucoup de glaciers :

Delas est une planète glaciaire dont les ressources, extraites jour et nuit par des milliers de prisonniers, alimentent en eau potable le reste de la galaxie. Mais on y trouve également le cryel, un morceau de glace aux propriétés spéciales que seuls les plus agiles des détenus parviennent à prospecter : les chanteurs.

Lorsqu’un jour, l’occasion est donnée à Bliss et Fey, chanteurs insurgés, de se libérer, ils n’hésitent pas une seconde. Accompagnés par Nox, ancien pilote, et Jennah, scientifique exilée, ils vont plonger au cœur du plus gigantesque des glaciers. Et dans les méandres de ses galeries obscures, animés par la quête folle d’un cryel parfait, c’est surtout leur propre conscience qu’ils vont explorer. Avec cette question lancinante : « Au fond, quelle liberté ? »

Autour de la trame principale autour des « chanteurs » de glace sur la planète Delas, nous suivons en parallèle une intrigue politico-militaire plus classique mais passionnante. Comme dans tout récit bien construit, les trames finissent par converger. Globalement, le récit efficace, rythmé et prenant.

Les personnages ne sont pas forcément très développés mais suffisamment pour que chacun ait une personnalité, une voix, un rôle et une trajectoire dans le récit. On s’y attache, on les comprend et on prend plaisir à les suivre, c’est bien l’essentiel.

La passion de l’auteur pour les glaciers et son métier de glaciologue se ressentent dans le livre, dans le bon sens du terme : les descriptions sont précises, mais aussi poétiques et envoûtantes.

Au-delà des descriptions de paysages glaciaires majestueux qu’il connait bien, Jean Krug propose également une terrible mise en scène de l’extractivisme, de cette machine folle qui exploite tout sur son passage, sans se soucier des déchets, matériels et humains, qu’elle laisse sur son passage. Il aborde également la question des liens incestueux entre recherche scientifique et intérêts militaires, mais aussi la course à l’innovation technologique et à l’expansion infinie. Bref, une critique en règle du capitalisme.

L’auteur s’appuie sur une écriture qui peut parfois sembler froide, si je peux me permettre ce mot d’esprit, mais qui dérive parfois vers des passages plus poétiques, ou en tout cas empreints d’émotion contenue. C’est plutôt joli et diablement efficace. À l’image de l’ensemble du livre, à vrai dire.

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Chez soi, sous-titré Une odyssée de l’espace domestique est un essai de la journaliste et essayiste Mona Chollet, publié en 2015 chez La Découverte.

Mona Chollet est connue pour ses engagements et ses écrits féministes, dont le plus connu est sans doute Sorcières, la puissance invaincue des femmes, publié en 2018 et que j’avais lu avec beaucoup d’intérêt l’année dernière.

Récemment, elle était invitée dans un épisode de Folie douce, l’excellent podcast de Lauren Bastide consacré à la santé mentale. C’est à cette occasion que j’ai découvert cet essai plus ancien consacré à l’espace domestique. Ce que j’en ai entendu dire par l’animatrice et l’autrice m’a donné envie de le lire.

Le foyer, un lieu de repli frileux où l'on s'avachit devant la télévision en pyjama informe ? Sans doute. Mais aussi, dans une époque dure et désorientée, une base arrière où l'on peut se protéger, refaire ses forces, se souvenir de ses désirs. Dans l'ardeur que l'on met à se blottir chez soi ou à rêver de l'habitation idéale s'exprime ce qu'il nous reste de vitalité, de foi en l'avenir.

Ce livre voudrait dire la sagesse des casaniers, injustement dénigrés. Mais il explore aussi la façon dont ce monde que l'on croyait fuir revient par la fenêtre. Difficultés à trouver un logement abordable, ou à profiter de son chez-soi dans l'état de “ famine temporelle ” qui nous caractérise. Ramifications passionnantes de la simple question “ Qui fait le ménage ? “, persistance du modèle du bonheur familial, alors même que l'on rencontre des modes de vie bien plus inventifs...

Autant de préoccupations à la fois intimes et collectives, passées ici en revue comme on range et nettoie un intérieur empoussiéré : pour tenter d'y voir plus clair, et de se sentir mieux.

L’essai se compose de 7 chapitres :

  1. La mauvaise réputation. « Sors donc un peu de cette chambre ! » : ode à la sédentarité, défense de l’esprit casanier, de la solitude (et accessoirement de la lecture)

  2. Une foule dans mon salon. De l’inanité des portes à l’ère d’Internet : les bouleversements (pas forcément négatifs) d’Internet et des réseaux sociaux sur l’espace domestique et le rapport à la solitude

  3. La grande expulsion. Pour habiter, il faut … de l’espace : les sans-abri, la crise du logement, le marché de l’immobilier, les inégalités sociales et générationnelles face au logement, et plus généralement la question de l’espace ; j’y ai vu des prémisses de la critique de l’ordre propriétaire que j’avais lue dans les ouvrages de Pierre Crétois

  4. À la recherche des heures célestes. Pour habiter, il faut … du temps : les contraintes temporelles qui empêchent de profiter de chez soi (le travail), le sommeil et la façon dont il est perçu dans nos sociétés

  5. Métamorphoses de la boniche. La patate chaude du ménage : domestiques, femmes de ménage, fées du logis, et inégalités sociales et de genre dans le travail domestique

  6. L’hypnose du bonheur familial. Habiter, mais avec qui ? : critique et remise en cause du modèle familial typique, évolution de la place de la femme dans la société, au travail, et dans la maison

  7. Des palais plein la tête. Imaginer la maison idéale : réflexions sur l’architecture, avec une critique de l’architecture contemporaine, qui cherche plus à briller qu’à bâtir, réflexions sur la maison idéale et sur l’opposition parfois trompeuse entre ville et campagne

Comme l’indique cette brève synthèse du sommaire, le sujet est vaste et aborde de multiples questions. Malgré quelques digressions, j’ai trouvé le propos très intéressant. J'ai notamment apprécié la façon dont Mona Chollet mêle les aspects intimes et politiques. C’est à la fois une ode à la sédentarité et à la solitude, et un appel à politiser l'espace domestique. Je ne sais pas si c’est le livre de référence sur le sujet, mais c’est en tout cas une contribution utile aux réflexions sur l’espace domestique et nos façons d’habiter nos logements et nos espaces.

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L’imaginaire au pouvoir : science-fiction, politique et utopies est un essai de Vincent Gerber, publié en octobre 2024 chez Le passager clandestin. L’auteur est historien de formation, spécialiste de l’écologie sociale et notamment de la pensée de Murray Bookchin, mais c’est aussi un amateur éclairé de science-fiction et d’utopie, ce qui explique l’écriture de ce livre qui mêle science-fiction et politique.

Les littératures de l’imaginaire et particulièrement la SF ont longtemps été perçues comme des mauvais genres ou comme un vecteur de divertissement. Aujourd’hui, c’est encore et surtout par les essais que se transmettent les idées. La SF a pourtant un potentiel politique immense ! C’est ce que soutient Vincent Gerber qui avec L’imaginaire au pouvoir souhaite sensibiliser un public engagé aux vertus de ce genre.

La SF, c’est l’extrapolation. A ce titre, elle peut avertir, prévenir, montrer les brèches du système. Si elle n’est pas divinatoire, elle permet de décadrer le regard et peut être porteuse de réflexions collectives. Ce livre vise à susciter le désir de découvrir une littérature qui peut à plusieurs titres nous aider à penser aujourd’hui et à imaginer demain.

Je dois d’abord dire que le début du livre m’a un peu déçu. J’ai trouvé l’introduction et les premiers chapitres un peu légers et superficiels. Il m’a semblé que l’auteur cherchait à écrire pour deux publics différents : d’une part des amateurs de science-fiction sensibles à ses enjeux politiques, d’autre part des militants politiques peu familiers avec les genres de l’imaginaire. Cela donne un entre-deux un peu déséquilibré, difficile à tenir, en tout cas au début de l’ouvrage.

Heureusement, j’ai trouvé qu’il y avait un saut qualitatif après quelques chapitres, peut-être le temps pour l’auteur d’entrer dans le vif du sujet sans se soucier de présenter aux non-initiés des concepts de base et quelques références essentielles.

J’ai commencé à accrocher avec un chapitre consacré à l’histoire politique de la science-fiction, qui part des récits impérialistes, colonialistes, militaristes et virilistes de l’âge d’or, se poursuit à partir des années 1960 et 1970 avec la new wave qui a situé la science-fiction comme une contre-culture contestataire de l’ordre dominant, avant d’arriver aujourd’hui avec un paysage science-fictif qui se veut féministe, queer, écologiste, plus ouvert et attentif à la pluralité des points de vue, des thématiques et des représentations.

Il y a également un chapitre absolument passionnant entièrement consacré à l’utopie ambiguë imaginée par Ursula K. Le Guin dans Les Dépossédés. Vincent Gerber analyse parfaitement cette oeuvre majeure d’une grande richesse et la notion d’utopie ambigüe qu’elle véhicule, c’est-à-dire une utopie qui s’interroge sur ses limites et son besoin de changement.

J’ai beaucoup aimé un autre chapitre sur le Cycle de la Culture, une de mes oeuvres préférées en science-fiction, si ce n’est ma préférée. L’auteur montre bien comment l’utopie imaginée par Iain M. Banks est elle aussi ambigüe, à travers les interrogations sur ses frontières et son impérialisme, même involontaire.

Ce livre rejoint tout un ensemble d’ouvrages et textes de fiction qui appellent à se saisir des littératures de l’imaginaire pour imaginer des futurs possibles et désirables. Vincent Gerber le fait avec une approche libertaire qu’il revendique et qui apporte un regard un peu différent sur certaines thématiques. Si le début du livre m’avait un peu laissé sur ma faim, la suite m’a vraiment enchanté.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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