Zéro Janvier

Chroniques d'un terrien en détresse – Le blog personnel de Zéro Janvier

Le Chant des glaces est un roman de science-fiction de Jean Krug, publié en 2021 chez Critic. À la ville, Jean Krug est aussi glaciologue, c’est avec cette double casquette de scientifique et d’écrivain que je l’ai entendu témoigner dans plusieurs podcasts ou à l’occasion de tables rondes. Il n’est en tout cas pas étonnant que son roman parle beaucoup de glaciers :

Delas est une planète glaciaire dont les ressources, extraites jour et nuit par des milliers de prisonniers, alimentent en eau potable le reste de la galaxie. Mais on y trouve également le cryel, un morceau de glace aux propriétés spéciales que seuls les plus agiles des détenus parviennent à prospecter : les chanteurs.

Lorsqu’un jour, l’occasion est donnée à Bliss et Fey, chanteurs insurgés, de se libérer, ils n’hésitent pas une seconde. Accompagnés par Nox, ancien pilote, et Jennah, scientifique exilée, ils vont plonger au cœur du plus gigantesque des glaciers. Et dans les méandres de ses galeries obscures, animés par la quête folle d’un cryel parfait, c’est surtout leur propre conscience qu’ils vont explorer. Avec cette question lancinante : « Au fond, quelle liberté ? »

Autour de la trame principale autour des « chanteurs » de glace sur la planète Delas, nous suivons en parallèle une intrigue politico-militaire plus classique mais passionnante. Comme dans tout récit bien construit, les trames finissent par converger. Globalement, le récit efficace, rythmé et prenant.

Les personnages ne sont pas forcément très développés mais suffisamment pour que chacun ait une personnalité, une voix, un rôle et une trajectoire dans le récit. On s’y attache, on les comprend et on prend plaisir à les suivre, c’est bien l’essentiel.

La passion de l’auteur pour les glaciers et son métier de glaciologue se ressentent dans le livre, dans le bon sens du terme : les descriptions sont précises, mais aussi poétiques et envoûtantes.

Au-delà des descriptions de paysages glaciaires majestueux qu’il connait bien, Jean Krug propose également une terrible mise en scène de l’extractivisme, de cette machine folle qui exploite tout sur son passage, sans se soucier des déchets, matériels et humains, qu’elle laisse sur son passage. Il aborde également la question des liens incestueux entre recherche scientifique et intérêts militaires, mais aussi la course à l’innovation technologique et à l’expansion infinie. Bref, une critique en règle du capitalisme.

L’auteur s’appuie sur une écriture qui peut parfois sembler froide, si je peux me permettre ce mot d’esprit, mais qui dérive parfois vers des passages plus poétiques, ou en tout cas empreints d’émotion contenue. C’est plutôt joli et diablement efficace. À l’image de l’ensemble du livre, à vrai dire.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

Chez soi, sous-titré Une odyssée de l’espace domestique est un essai de la journaliste et essayiste Mona Chollet, publié en 2015 chez La Découverte.

Mona Chollet est connue pour ses engagements et ses écrits féministes, dont le plus connu est sans doute Sorcières, la puissance invaincue des femmes, publié en 2018 et que j’avais lu avec beaucoup d’intérêt l’année dernière.

Récemment, elle était invitée dans un épisode de Folie douce, l’excellent podcast de Lauren Bastide consacré à la santé mentale. C’est à cette occasion que j’ai découvert cet essai plus ancien consacré à l’espace domestique. Ce que j’en ai entendu dire par l’animatrice et l’autrice m’a donné envie de le lire.

Le foyer, un lieu de repli frileux où l'on s'avachit devant la télévision en pyjama informe ? Sans doute. Mais aussi, dans une époque dure et désorientée, une base arrière où l'on peut se protéger, refaire ses forces, se souvenir de ses désirs. Dans l'ardeur que l'on met à se blottir chez soi ou à rêver de l'habitation idéale s'exprime ce qu'il nous reste de vitalité, de foi en l'avenir.

Ce livre voudrait dire la sagesse des casaniers, injustement dénigrés. Mais il explore aussi la façon dont ce monde que l'on croyait fuir revient par la fenêtre. Difficultés à trouver un logement abordable, ou à profiter de son chez-soi dans l'état de “ famine temporelle ” qui nous caractérise. Ramifications passionnantes de la simple question “ Qui fait le ménage ? “, persistance du modèle du bonheur familial, alors même que l'on rencontre des modes de vie bien plus inventifs...

Autant de préoccupations à la fois intimes et collectives, passées ici en revue comme on range et nettoie un intérieur empoussiéré : pour tenter d'y voir plus clair, et de se sentir mieux.

L’essai se compose de 7 chapitres :

  1. La mauvaise réputation. « Sors donc un peu de cette chambre ! » : ode à la sédentarité, défense de l’esprit casanier, de la solitude (et accessoirement de la lecture)

  2. Une foule dans mon salon. De l’inanité des portes à l’ère d’Internet : les bouleversements (pas forcément négatifs) d’Internet et des réseaux sociaux sur l’espace domestique et le rapport à la solitude

  3. La grande expulsion. Pour habiter, il faut … de l’espace : les sans-abri, la crise du logement, le marché de l’immobilier, les inégalités sociales et générationnelles face au logement, et plus généralement la question de l’espace ; j’y ai vu des prémisses de la critique de l’ordre propriétaire que j’avais lue dans les ouvrages de Pierre Crétois

  4. À la recherche des heures célestes. Pour habiter, il faut … du temps : les contraintes temporelles qui empêchent de profiter de chez soi (le travail), le sommeil et la façon dont il est perçu dans nos sociétés

  5. Métamorphoses de la boniche. La patate chaude du ménage : domestiques, femmes de ménage, fées du logis, et inégalités sociales et de genre dans le travail domestique

  6. L’hypnose du bonheur familial. Habiter, mais avec qui ? : critique et remise en cause du modèle familial typique, évolution de la place de la femme dans la société, au travail, et dans la maison

  7. Des palais plein la tête. Imaginer la maison idéale : réflexions sur l’architecture, avec une critique de l’architecture contemporaine, qui cherche plus à briller qu’à bâtir, réflexions sur la maison idéale et sur l’opposition parfois trompeuse entre ville et campagne

Comme l’indique cette brève synthèse du sommaire, le sujet est vaste et aborde de multiples questions. Malgré quelques digressions, j’ai trouvé le propos très intéressant. J'ai notamment apprécié la façon dont Mona Chollet mêle les aspects intimes et politiques. C’est à la fois une ode à la sédentarité et à la solitude, et un appel à politiser l'espace domestique. Je ne sais pas si c’est le livre de référence sur le sujet, mais c’est en tout cas une contribution utile aux réflexions sur l’espace domestique et nos façons d’habiter nos logements et nos espaces.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

L’imaginaire au pouvoir : science-fiction, politique et utopies est un essai de Vincent Gerber, publié en octobre 2024 chez Le passager clandestin. L’auteur est historien de formation, spécialiste de l’écologie sociale et notamment de la pensée de Murray Bookchin, mais c’est aussi un amateur éclairé de science-fiction et d’utopie, ce qui explique l’écriture de ce livre qui mêle science-fiction et politique.

Les littératures de l’imaginaire et particulièrement la SF ont longtemps été perçues comme des mauvais genres ou comme un vecteur de divertissement. Aujourd’hui, c’est encore et surtout par les essais que se transmettent les idées. La SF a pourtant un potentiel politique immense ! C’est ce que soutient Vincent Gerber qui avec L’imaginaire au pouvoir souhaite sensibiliser un public engagé aux vertus de ce genre.

La SF, c’est l’extrapolation. A ce titre, elle peut avertir, prévenir, montrer les brèches du système. Si elle n’est pas divinatoire, elle permet de décadrer le regard et peut être porteuse de réflexions collectives. Ce livre vise à susciter le désir de découvrir une littérature qui peut à plusieurs titres nous aider à penser aujourd’hui et à imaginer demain.

Je dois d’abord dire que le début du livre m’a un peu déçu. J’ai trouvé l’introduction et les premiers chapitres un peu légers et superficiels. Il m’a semblé que l’auteur cherchait à écrire pour deux publics différents : d’une part des amateurs de science-fiction sensibles à ses enjeux politiques, d’autre part des militants politiques peu familiers avec les genres de l’imaginaire. Cela donne un entre-deux un peu déséquilibré, difficile à tenir, en tout cas au début de l’ouvrage.

Heureusement, j’ai trouvé qu’il y avait un saut qualitatif après quelques chapitres, peut-être le temps pour l’auteur d’entrer dans le vif du sujet sans se soucier de présenter aux non-initiés des concepts de base et quelques références essentielles.

J’ai commencé à accrocher avec un chapitre consacré à l’histoire politique de la science-fiction, qui part des récits impérialistes, colonialistes, militaristes et virilistes de l’âge d’or, se poursuit à partir des années 1960 et 1970 avec la new wave qui a situé la science-fiction comme une contre-culture contestataire de l’ordre dominant, avant d’arriver aujourd’hui avec un paysage science-fictif qui se veut féministe, queer, écologiste, plus ouvert et attentif à la pluralité des points de vue, des thématiques et des représentations.

Il y a également un chapitre absolument passionnant entièrement consacré à l’utopie ambiguë imaginée par Ursula K. Le Guin dans Les Dépossédés. Vincent Gerber analyse parfaitement cette oeuvre majeure d’une grande richesse et la notion d’utopie ambigüe qu’elle véhicule, c’est-à-dire une utopie qui s’interroge sur ses limites et son besoin de changement.

J’ai beaucoup aimé un autre chapitre sur le Cycle de la Culture, une de mes oeuvres préférées en science-fiction, si ce n’est ma préférée. L’auteur montre bien comment l’utopie imaginée par Iain M. Banks est elle aussi ambigüe, à travers les interrogations sur ses frontières et son impérialisme, même involontaire.

Ce livre rejoint tout un ensemble d’ouvrages et textes de fiction qui appellent à se saisir des littératures de l’imaginaire pour imaginer des futurs possibles et désirables. Vincent Gerber le fait avec une approche libertaire qu’il revendique et qui apporte un regard un peu différent sur certaines thématiques. Si le début du livre m’avait un peu laissé sur ma faim, la suite m’a vraiment enchanté.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

Catherine Dufour est une personnalité que j’apprécie et que je prends plaisir à écouter régulièrement dans des émissions de radio ou dans des épisodes de podcasts pour parler de science-fiction ou d’informatique. Je connais finalement moins l’autrice, même si j’avais lu et beaucoup aimé son roman Le goût de l’immortalité. Il faudra que je rattrape un jour mon retard sur ses publications mais en attendant j’ai eu envie de lire son dernier roman, Les Champs de la Lune, qui vient tout juste de sortir dans la collection Ailleurs & Demain chez Robert Laffont.

Puisqu'il faut trouver une autre planète habitable, pourquoi pas la Lune ? Mais la vie est rude sous le feu blanc du Soleil. À l'abri de son dôme agricole près du cratère Lalande, une fermière regarde les moissons et les générations s'élever et retomber comme les marées terrestres.

Le soir, au clair de la Terre, elle parle avec son chat des fièvres qui frappent les humains, des fissures qui menacent la survie de la ferme, des enfants saisis par l'appel du vide, des robots fous et des fleurs dans la mer de la Tranquillité.

Son quotidien bascule le jour où on lui confie le soin d'une petite fille a la main verte. Qui fera éclore l'autre ?

Nous suivons le quotidien à la surface de la Lune d’El-Jarline, une agricultrice qui s’occupe d’une ferme qui doit nourrir la cité voisine souterraine, ou plutôt soulunaire. Le récit prend la forme des rapports qu’elle adresse à l’institution bureautique pour laquelle elle travaille. Le ton est ironique, un peu désabusé, et le rendu est plutôt drôle.

Ses alertes de sécurité sur la fissure du dôme ou sur une plante invasive sont ignorées, et on pense à ces scientifiques qui ont alerté sur le changement climatique sans être véritablement entendus. Se sachant non lue, El-Jarline se permet de plus en plus de remarques sarcastiques, et cela devient franchement hilarant.

La narratrice nous fait voyager avec elle sur la Lune colonisée, nous découvrons avec elles ses paysages naturels et ses constructions humaines. À travers ses voyages et ses rencontres, El-Jarline fait part de ses observations et son regard étonné et mi-moqueur fait penser aux Lettres persanes de Montesquieu, comme je l’ai entendu dans une émission de radio où était évoqué le roman de Catherine Dufour. A travers elle, nous observons la façon dont les humains vivent sur la Lune et comment la société lunaire s’organise. Les conditions à la surface sont dangereuses, la vie peut être cruelle, mais l’autrice montre comment cette cruauté n’est pas sans poésie.

Le rythme du récit peut sembler lent mais je préfère le qualifier d’immersif, on suit le quotidien de la narratrice et on se laisse emporter par les descriptions des paysages lunaires et de ses habitants, humains et non-humains. Il y a un fil rouge autour de la fièvre aspic, une maladie qui décime la population lunaire et sur laquelle la narratrice va enquêter.

L’humour est très présent mais il y aussi des émotions plus tristes, quand la narratrice découvre le deuil. El-Jarline s’éveille progressivement à des émotions qu’elle découvre, et c’est assez touchant.

Globalement, il s’agit d’un très beau roman de science-fiction, inventif et poétique. Après cette lecture, je suis encore plus décidé à rattraper mon retard dans les oeuvres de Catherine Dufour.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

Cyberpunk’s Not Dead, sous-titré Laboratoire d’un futur entre technocapitalisme et post-humanité est un essai de l’enseignant-chercheur en science politique Yannick Rumpula, publié en 2021 chez Le Bélial.

Surgi au cours des années 1980, le cyberpunk a marqué la science-fiction de son empreinte, donnant une contrepartie littéraire aux fulgurances esquissées au cinéma par l’iconique Blade Runner. Avec des œuvres majeures comme Neuromancien de William Gibson, tout un imaginaire s’est alors ouvert, révélant des anxiétés appelées à résonner durablement…

Prolifération technologique, évasion dans des mondes virtuels, domination économique des multinationales, précarisation sociale, fragmentations culturelles en nouvelles tribalités : en quoi et comment ces visions peuvent-elles (encore) faire sens à quelques décennies de distance ?

Yannick Rumpala, maître de conférences en science politique à l’université de Nice, explore ici les thématiques et projections installées par ce mouvement littéraire, la manière dont il s’est coulé dans une modernité déjà chancelante et a cultivé les germes des incertitudes futures de nos existences. Tel un laboratoire dont les expérimentations auraient malencontreusement débordé…

J’avais bien aimé Hors des décombres du monde : écologie, science-fiction et éthique du futur, l’essai précédent de Yannick Rumpala que j’avais lu la semaine passée, même s’il était dense et pas toujours accessible aux non-initiés en sciences sociales. Celui-ci reste érudit et bien documenté mais il m’a semblé plus facile d’accès. J’ai en tout cas moins buté sur ces concepts inconnus, à moins qu’ils soient tout simplement mieux expliqués ou contextualisés.

L’auteur propose un parcours autour de 6 thématiques, dans 6 chapitres successifs :

  1. Cyber / Code
  2. Capitalisme / Corporations
  3. Cités
  4. Corps / Cyborgs
  5. Chaos / Contre-cultures / Criminalité
  6. Cyberespace

Yannick Rumpala propose ainsi une exploration de l’imaginaire cyberpunk à travers ses aspects et ses figures, en faisant des liens avec les sciences sociales. Il analyse cet imaginaire angoissé et désenchanté typique des années 1980, et comment il peut être relu et revisité aujourd’hui. Le texte se lit très bien et je l’ai souvent trouvé passionnant. Moi qui avais plutôt un apriori défavorable à l’esthétique et aux thématiques du cyberpunk, je dois dire que cela m’a donné envie de plonger dans les oeuvres emblématiques de ce genre.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

La séquence Aardtman est un roman de science-fiction de Saul Pandelakis, publié en 2021 Éditions Goater.

Alors que la Terre devient progressivement inhabitable, les êtres humains restants doivent cohabiter avec des bots post-singularité. Pour faire face à l’effondrement climatique, des navettes spatiales sont envoyées à travers la galaxie, à la recherche de planètes susceptibles d’être terraformées.

Le vaisseau ari-me poursuit cette mission. À son bord, Roz, homme transgenre, est l’un des informaticiens en charge de l’intelligence artificielle navigatrice. Mais quand un problème inattendu sur l’IA survient, il a besoin d’aide pour y faire face. Il la trouve auprès d’Asha, une chercheuse bot transgenre, qui milite sur Terre pour la cause des siens.

Entre Terre et espace, la correspondance entre Roz et Asha va rapidement prendre une importance cruciale. Jusqu’où celle-ci va-t-elle les mener ?

Je dois d’abord prévenir d’éventuels lecteurs de ce roman : le récit met du temps à se déployer, cela commence comme des tranches de vie de deux protagonistes, l’une sur Terre, l’autre dans son vaisseau d’exploration spatiale. Personnellement, cela ne m’a pas dérangé car j’aime ces récits d’un quotidien à la fois banal et dépaysant. Par moment, cela m’a fait pensé à Eutopia de Camille Leboulanger, même si ici l’utopie qui fait rêver a laissé la place à une dystopie ultra-capitaliste inquiétante, et diablement réaliste.

Les graines semées dans la première moitié du roman donnent de très beaux fruits quand le récit met en contact Asha et Roz, et j’ai beaucoup aimé suivre leur relation épistolaire. Les deux personnages sont attachants, et le lien qu’ils tissent en quelques jours l’est tout autant.

Tout cela donne un roman qui laisse une impression difficile à décrire, à la fois réconfortante et mélancolique. En tout cas, c’est très beau, et très bon.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

Hors des décombres du monde : Ecologie, science-fiction et éthique du futur est un essai de Yannick Rumpala, enseignant-chercheur en science politique, publié en 2018 aux Editions Champ Vallon.

L’humanité doit-elle se préparer à vivre sur une planète de moins en moins habitable ? Comment adapter l’équipement intellectuel collectif pour éviter cette situation ? Et pourquoi pas en recourant à la science-fiction et à son potentiel imaginaire ?

Dans la masse de récits et de représentations qu’elle offre, on peut trouver des ouvertures inspirantes, aidant à réfléchir, éthiquement et politiquement, sur les manières pour une collectivité de prendre en charge les défis écologiques.

La science-fiction, au-delà du découragement ou du sursaut de conscience qu’elle est censée susciter, offre à la réflexion , en plus d'un réservoir imaginaire, un support de connaissance qui est susceptible de nous aider à habiter les mondes en préparation. Et à avancer vers une autre éthique du futur…

En s’appuyant sur un corpus de textes francophones et anglophones, Yannick Rumpala plaide pour un usage des oeuvres de science-fiction comme des expériences d’exploration des futurs possibles. La science-fiction pourrait alors être un outil pour inclure le souci du long terme dans nos prises de décision collectives, en interrogeant les conséquences de nos décisions. Il s’agit en fait d’un moyen de tenir compte des effets de nos actions sur les générations futures ou sur les écosystèmes sur le long terme, à travers des expérimentations fictives mais non dénuées d’enseignements.

Le propos s’articule dans trois grands chapitres :

  1. Éprouver l’habitabilité des mondes
  2. Par-delà apocalypses et utopies
  3. Des espérances pour l’habitabilité planétaire ?

Dans la troisième partie, j’ai notamment retenu 6 typologies de lignes de fuite proposées par l’auteur à partir des oeuvres qu’il a étudiées : – l’abstention technologique – la frugalité autogéré (Les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin) – la sécession acadienne (Ecotopia d’Ernest Callenbach) – l’abondance automatisée (avec le cycle de la Culture de Iain M. Banks) – le conservationnisme autoritaire – la spiritualité naturelle (comme dans le film Avatar de James Cameron)

Sur la forme, le vocabulaire est pointu et le texte est dense, ce qui ne le rend pas toujours aisé à lire. Ce n’est pas forcément un ouvrage de vulgarisation, mais le propos est très intéressant et ouvre des perspectives de réflexion.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

More Than Human est un roman de science-fiction publié en 1953 de l’écrivain américain Theodore Sturgeon. Bien que ce soit un grand classique de la science-fiction, je ne l’avais pas encore lu, mais cet oubli est désormais réparé.

All alone: an idiot boy, a runaway girl, a severely retarded baby, and twin girls with a vocabulary of two words between them. Yet once they are mysteriously drawn together this collection of misfits becomes something very, very different from the rest of humanity.

This intensely written and moving novel is an extraordinary vision of humanity's next step.

Je dois reconnaitre que j’ai eu un peu de mal au début : la première partie m’a semblé confuse. J’ai vraiment commencé à plonger dans le récit dans le deuxième partie, probablement la plus réussie. Le début de la troisième partie m’a à nouveau semblé confus, même si on finit par comprendre où l’auteur nous emmène. Ce qui est probablement un peu perturbant, c’est que plusieurs personnages ont des problème de mémoire, ce qui provoque de la confusion autant pour les personnages eux-mêmes que pour le lecteur. C’est peut-être l’effet visé par l’auteur, mais cela peut être déroutant.

Malgré ces quelques réserves, je comprends pourquoi ce roman est devenu un classique de la science-fiction. On y trouve des concepts novateurs à l’époque et qui vont ensuite irriguer les récits imaginaires pendant plusieurs décennies. Le récit lui-même est prenant, l’auteur joue parfaitement avec la structure de la narration pour créer du mystère et distiller progressivement des clefs de compréhension. En fait, on découvre la vérité plus ou moins en même temps que les personnages, et cela fonctionne parfaitement.

Ce que j’ai également beaucoup aimé dans ce roman, c’est que les protagonistes sont des personnes atypiques ou handicapées, des misfits comme le disent les anglo-saxons. Les héros et héroïnes sont des individus qui cherchent leur place dans une société qui les rejette. Je regrette presque de ne pas avoir découvert ce roman à l’adolescence, à une époque où une telle lecture aurait pu m’aider, ou du moins de me consoler.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

Après avoir consacré le très joli Monique s’évade à sa mère au début de cette année, Edouard Louis revient déjà avec un nouveau roman, L’effondrement, où il raconte la vie et la mort de son frère aîné, décédé à l’âge de trente-huit ans.

Mon frère a passé une grande partie de sa vie à rêver. Dans son univers ouvrier et pauvre où la violence sociale se manifestait souvent par la manière dont elle limitait les désirs, lui imaginait qu’il deviendrait un artisan mondialement connu, qu’il voyagerait, qu’il ferait fortune, qu’il réparerait des cathédrales, que son père, qui avait disparu, reviendrait et l’aimerait.

Ses rêves se sont heurtés à son monde et il n’a pu en réaliser aucun.

Il voulait fuir sa vie plus que tout mais personne ne lui avait appris à fuir et tout ce qu’il était, sa brutalité, son comportement avec les femmes et avec les autres, le condamnait ; il ne lui restait que les jeux de hasard et l’alcool pour oublier.

À trente-huit ans, après des années d’échecs et de dépression, il a été retrouvé mort sur le sol de son petit studio.

Ce livre est l’histoire d’un effondrement.

Sur la forme, comme souvent, Edouard Louis prend ce que j’appelle sa posture d’écrivain : il se met en scène en train d’écrire, le texte est donc à la fois un récit et la mise en scène de l’écriture de ce récit. Cela peut parfois agacer, mais cela fait partie du style de cet auteur, c’est ainsi qu’il écrit et il a au moins le mérite d’être cohérent d’un roman à l’autre.

Sur le fond, je dois dire que j’ai été emporté par ce récit d’une vie à la fois banale et tragique. Difficile de traverser ce livre sans être saisi d’une profonde tristesse et d’une cinglante indignation face aux déterminismes sociaux qui enferment dans des destins de malheur et de colère, tout le contraire de l’idéal d’émancipation qui doit permettre d’ouvrir le champ des possibles, de prendre d’autres chemins.

Il y a plusieurs passages qui en parlent très bien, comme celui-ci :

Mon frère a toujours eu cette tendance à vouloir le monde, il n’a jamais su que rêver grand, jamais de petits rêves, jamais les petits rêves que la plupart des gens formulent au quotidien, trouver un pavillon, acheter une voiture pour les promenades du dimanche, non, il n’a jamais su rêver que de gloire, et je crois que c’est la dimension de ses rêves, et le désajustement entre leur dimension et toutes les impossibilités qui ont formé sa vie, la misère, la pauvreté, le nord de la France, son destin, je crois que ce sont toutes ces contradictions qui l’ont rendu si malheureux. Mon frère était malade de ses rêves.

Ou celui-ci, sur l’école :

Comme tous les garçons dans notre monde il pensait que l’école ne l’intéressait pas, sans voir que c’était le cas de tous les garçons autour de nous, et que donc c’était un destin social qui s’imposait à eux, que c’était l’école qui ne voulait pas d’eux et qu’elle transformait l’exclusion en l’illusion d’un choix.

Ou celui-ci, sur les secondes chances qui n’ont pas offertes à tout le monde :

Ce que je vois – et ce que je m’apprête à dire est important pour la compréhension de mon frère, je crois – c’est que dans notre monde on ne pouvait pas se permettre d’essayer, pendant que dans d’autres mondes les erreurs sont possibles, et je me dis – ce n’est qu’une hypothèse, c’est trop tard maintenant – je me dis aujourd’hui que si mon frère avait grandi dans un autre monde nos parents lui auraient donné l’argent nécessaire pour commencer sa formation, ils auraient pu le faire, et peut-être qu’il ne l’aurait pas suivie jusqu’au bout, peut-être qu’il aurait abandonné ou qu’il aurait menti comme il l’avait fait avec le lycée, mais peut-être qu’il l’aurait suivie jusqu’au bout, et peut-être que cette formation aurait changé sa vie, et peut-être qu’il serait devenu quelqu’un d’autre, et peut-être qu’il aurait été plus heureux, plus épanoui, ces choses qu’on dit, et peut-être que grâce à ce bonheur nouveau il n’aurait pas sombré, et qu’il ne serait pas mort, on ne le saura jamais, parce que dans notre monde essayer n’était pas une chose possible, je l’ai vu plus tard dans le monde de ceux qui vivent dans le confort et dans l’argent, ou du moins avec plus d’argent et plus de confort, certains de leurs enfants étaient comme mon frère, certains buvaient, certains volaient, certains détestaient l’école, certains mentaient, mais leurs parents essayaient des choses pour les aider et pour tenter de les transformer, ils leur offraient une formation de pâtissier, de danseur, d’acteur dans une mauvaise école de théâtre trop chère, ils essayaient, et c’est aussi ça l’Injustice, certains jours il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès à l’erreur, il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès aux tentatives, qu’elles soient ratées ou réussies, et je suis tellement triste, je suis tellement triste.

Ou, enfin, celui-ci :

Quand j’ai commencé l’enquête sur lui, j’ai pensé qu’écrire l’histoire de mon frère, c’était écrire l’histoire d’un garçon à la vie entièrement délimitée et définie par les déterminismes sociaux : masculinité, pauvreté, délinquance, alcool, mort prématurée. Mais je vois aujourd’hui que sa vie raconte autre chose. Et si mon frère était mort à trente-huit ans non pas à cause du déterminisme social, mais à cause d’un accident dans le fonctionnement normal des forces sociales ? Voilà ce que je crois : dans le milieu de mon enfance, nos conditions de vie nous dictaient souvent nos rêves et nos espoirs. La violence du déterminisme social résidait aussi dans la façon dont il délimitait nos désirs : avoir une promotion à l’usine, acheter une télévision plus grande, obtenir un prêt pour une voiture. Si les rêves de mon frère étaient si vastes, et si désajustés par rapport à son existence, si ses rêves le plongeaient dans ce désespoir qui un jour est devenu la substance de sa vie, alors c’est que les mécanismes du déterminisme social ont échoué à totalement conditionner la personne qu’il était. La société n’a pas accompli sa mission. Ou elle n’en a accompli qu’une partie : la précarité, l’isolement, l’alcool. Mais pas le reste. Pas la délimitation des rêves.

Edouard Louis parle également très joliment de la souffrance de son frère :

La vie de mon frère ressemble à l’image répétée à l’infini d’un corps qui se débat dans les sables mouvants : c’est quand il cherchait à s’échapper qu’il s’enfonçait. Il rêvait d’une vie de gloire, ses rêves se heurtaient à la réalité qui était la sienne et le blessaient ; au fond, plus il rêvait et plus il suffoquait. Il buvait de l’alcool pour se sentir mieux et l’alcool l’enfermait dans son destin ; lui-même avait dit à ma mère, quelques mois avant de mourir : « J’ai bu pour m’évader et l’alcool est devenu ma prison. »

Il décrypte la difficulté à exprimer cette souffrance dans les classes populaires :

Dans une large partie de la classe ouvrière les blessures psychologiques n’existent pas. Dans l’entourage de mon frère on ne parlait jamais de traumatisme, de mélancolie, de dépression. Il existe au contraire dans les classes plus privilégiées des lieux et des institutions collectives pour évoquer ses blessures : la psychanalyse, la psychologie, l’art, les thérapies collectives. Si mon frère était blessé, il n’avait aucun lieu pour le dire.

Il y a également de jolis passages sur leur relation fraternelle, complexe :

Quand j’ai reçu la lettre du lycée où j’allais passer trois ans, pour me dire que j’avais été accepté, ce lycée qui représenterait mon éloignement définitif avec ma famille et avec mon milieu social, j’ai voulu me rendre à une journée portes ouvertes dans le lycée en question, avant la rentrée. J’étais inquiet et je me disais que je devais aller voir, que mon adaptation à ce monde nouveau serait plus facile si j’avais, avant de commencer, une idée de ce monde – c’était peut-être une précaution stupide mais j’en étais convaincu ; j’avais quatorze ans. J’ai demandé à mon père de m’y conduire et il a refusé. Mon frère était là, dans la pièce principale. Je ne l’ai su que plus tard mais pendant les jours qui ont suivi, il s’est battu, il a contacté des personnes autour de lui, il a appelé des amis, il s’épuisait à trouver quelqu’un qui aurait pu m’emmener. Il a finalement convaincu Angélique, l’amie de ma mère avec qui il avait une relation à ce moment-là, de prendre une journée de congé au travail. Il m’a accompagné. Sur le trajet il se tournait vers moi et il disait : Je laisserai pas le père t’écraser comme il m’a écrasé. Il fronçait les sourcils et il serrait les lèvres. Je laisserai pas nos parents te faire ce qu’ils m’ont fait. Mon frère vivait dans la terreur que ma vie ressemble un jour à la sienne.

Un autre passage :

Il disait qu’il était fier de toi. Il pleurait en parlant de toi, il me disait, Tu vois, mon petit frère, c’est un génie. C’est le génie de la famille. Il me disait, Des comme ça, tu en as dans une famille sur cent, peut-être une famille sur mille, sur dix mille. Personne n’est comme mon petit frère. Il fait des études, il va aller loin. Mon petit frère va faire ce que moi j’ai jamais réussi à faire et ça c’est ma fierté. Mon petit frère c’est ma revanche.

On retrouve ce parallèle entre leurs vies respectives :

Nos vies, ce n’était ni ma vie ni la sienne mais l’écart entre nous deux. Pendant que mon frère buvait j’étudiais la philosophie, je lisais des romans. Pendant que mon frère buvait j’écrivais. Pendant que mon frère buvait je voyageais. Rien ne peut dire cette distance entre nous. Rien ne peut dire la distance mais cette distance dit tout. La distance est une mémoire. Même quand je ne pensais pas à mon frère je ne l’oubliais pas. Je ne l’oubliais pas parce que sa vie était celle que j’aurais pu avoir, et que je ne l’ai pas eue, écrit Jamaica Kincaid. Je ne l’oubliais pas parce que sa vie contenait et représentait une trace de la mienne, de ma fuite loin de lui.

J’ai lu ce roman court et percutant en une journée, comme souvent avec Edouard Louis. Je crois qu’il m’a encore plus touché que son roman précédent sur sa mère.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

L’espoir et l’effroi est un livre de l’historien Xavier Vigna, publié en 2016 chez La Découverte. Il me semble que le sous-titre, Luttes d'écritures et luttes de classes en France au XXe siècle décrit bien l’objet de l’ouvrage : il s'agit pour l'auteur d'étudier les écrits par et/ou sur la classe ouvrière en France tout au long du XXe siècle, comme autant de luttes d'écritures qui participent aux luttes de classes.

En France, le XXe siècle a porté la classe ouvrière à son apogée. Vagues de grèves, syndicats et organisation politique ouvrière ont suscité l'espoir et l'effroi devant un possible bouleversement de l'ordre social. Ce double sentiment s'est exprimé dans une multitude d'écrits (ouvriers, patronat, fonctionnaires, prêtres, sociologues...) de tous types (brochures, témoignages, romans, archives, enquêtes...), autant de luttes d'écritures qui participent bien de luttes de classes.

Le XXe siècle a porté à son apogée la classe ouvrière en France. Les vagues de grèves qu'elle conduit et les organisations syndicales ou politiques qu'elle rejoint suscitent à la fois espoir et effroi, devant l'idée que les ouvriers puissent bouleverser radicalement l'ordre social.

Ce double sentiment s'est exprimé dans une multitude d'écrits. L'État par le truchement de la police ou des inspecteurs du travail, le patronat, les organisations catholiques, les sociologues, sans parler des lettrés qui choisirent de se faire ouvriers plus ou moins longtemps dès l'entre-deux-guerres, n'ont cessé d'évaluer la classe ouvrière et sa moralité. Les ouvriers ont répondu dans des tracts, des témoignages ou des romans, qui racontent le travail, la vie et les luttes.

Ce sont ces textes, tantôt sous forme d'archives, tantôt publiés, connus ou complètement inédits, que Xavier Vigna explore dans ce livre.Il montre que ces luttes d'écritures relèvent bien de luttes de classes.

On se souvient d'Emmanuel Macron dénonçant l'illettrisme supposé des ouvriers : quand un tel mépris vient légitimer la domination sociale et politique, quand l'anticommunisme conduit à l'anti-ouvriérisme, l'écriture ouvrière, qui réplique et réfute, oeuvre à l'émancipation individuelle et collective.

En revisitant l'histoire ouvrière, cet ouvrage invite à relire le XXe siècle français.

J’avais lu juste avant un autre ouvrage de Xavier Vigna, son Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, et je dois dire que je suis content de les avoir lus dans cet ordre. Si le premier était intéressant, il était aussi parfois un peu aride, alors que celui-ci est tout aussi dense mais m’a beaucoup plus séduit, sans doute parce qu’il aborde directement ces sujets qui me passionnent et me touchent : l’écriture et la littérature. Il y a ainsi une sorte de sensibilité dans cet ouvrage, et c’est appréciable dans un livre d’histoire au demeurant d’une grande rigueur.

Xavier Vigna parcourt avec nous des écrits sur la classe ouvrière, qu’ils soient écrits par des ouvriers ou non, et y décèle deux sentiments distincts : l’espoir et l’effroi, qui donnent au livre son titre. En mobilisant une multitude d’exemples issus d’enquêtes administratives ou policières, de discours et rapports patronaux, de textes syndicaux, des sciences sociales, et de la littérature, l’auteur montre comment ces écrits donnent vie à des représentations de la classe ouvrière, éclairent sur les points de vue divers sur cette classe centrale tout au long du XXe siècle, et participent ainsi d’une lutte des classes.

C’est un livre remarquable, l’un des meilleurs et plus beaux livres d’histoire que j’ai eu l’occasion de lire. Il est vrai que par mon histoire familiale, par ma passion pour l’écriture et la littérature, le sujet me touche particulièrement, mais je ne souhaite pas sous-estimer le travail remarquable et le talent d’auteur de Xavier Vigna qui ont permis de proposer cet ouvrage érudit et sensible. Quand l’Histoire touche au sublime …

J’ai passé une bonne partie de ma lecture à surligner des passages sur ma liseuse, j’aurais pu en restituer un grand nombre ici, mais je préfère me concentrer sur 2 extraits :

Le premier, qui peut sembler anecdotique mais m’a fait sourire, parle du fossé qui semble exister entre la classe ouvrière et le genre autobiographique :

Autant l'écriture militante peut en effet justifier de sa légitimité politique ou morale, autant l'introspection autobiographique ne semble pas présenter le même intérêt dans la classe ouvrière. Le sociologue Jean Peneff rappelle à cet égard que « l'attitude consistant à verbaliser longuement sur soi et à prendre comme centre d'intérêt la continuité de sa propre existence n'appartient pas également à toutes les classes sociales ».

Le second, plus long, est extrait de la conclusion :

Du côté de la classe ouvrière, deux effets politiques de la prise d’écriture méritent d’être relevés. Tout d’abord, l’analogie entre écrire et crier n’est pas seulement phonique : la prise d’écriture correspond également à la volonté de formuler une plainte ou une colère et d’alerter, de rassembler autour de cette voix. Dans le tract qui dénonce une condition et formule des revendications, dans l’article d’un journal ouvrier qui raille et alerte, dans le témoignage qui rapporte une trajectoire, s’entendent des voix coléreuses ou ironiques, un ton résolu ou emporté, une douleur et une crainte aussi. Car le récit ouvrier, quelle que soit la forme qu’il choisit, ne baigne jamais dans la sérénité, jusque dans l’évocation d’une victoire ou le récit d’une ascension exemplaire. Les ouvriers écrivent et crient tout en même temps : leur histoire, et donc leurs triomphes et leurs défaites, leur quotidien, leur travail, leur vie. L’écriture donne forme, consistance et ampleur à l’impétuosité liminaire et lui permet de circuler, d’émouvoir, de convaincre peut-être.

Il ne s’agit certes pas de faire de l’écriture un autre trait de la classe ouvrière qu’on associerait à une tradition de lutte. L’écriture, a fortiori ouvrière, demeure une pratique minoritaire. Toutefois elle constitue une activité individuelle qui, dans ses usages, et notamment ses usages militants au travers des tracts et des journaux, déborde vers le collectif, et d’abord parce qu’elle le vise et le construit. Surtout, elle constitue de part en part une pratique politique dans la mesure où, même quand elle entend seulement porter témoignage, elle vient ratifier ou, le plus souvent, contester un discours tenu sur le monde ouvrier, faire connaître un métier et une usine ou, plus simplement encore, transmettre la mémoire de travailleurs ordinaires.

Dès lors, par sa seule existence, elle vient se substituer soit au silence, soit aux vociférations qu’on attend ou qu’on redoute de cette classe et ainsi manifester une pensée, aussi précaire et démunie soit-elle. Même quand l’auteur se contente de copier une analyse ou des mots d’ordre élaborés ailleurs et plus haut, tel ce militant attaché à reprendre littéralement des formules de son organisation, un acte politique, parfois minuscule, est posé : car une ouvrière ou un ouvrier, supposé(e) d’abord travailler et se taire, vient prendre la parole et faire un pas de côté, qui prolonge le plus souvent celui opéré par l’organisation dans laquelle il ou elle se reconnaît.

C’est pourquoi l’écriture participe de l’émancipation, la permet, la traduit et l’amplifie tout à la fois. Contre la subordination et l’assignation au silence et à une place, un texte vient manifester un écart, pour contredire, porter témoignage, et, plus rarement, faire entendre une voix singulière. Or l’émancipation marque un trajet et opère un déplacement, au terme desquels l’ouvrière ou l’ouvrier ne se trouve pas, ou plus, là où l’on l’attendait et, peut-être, là où l’on l’espérait : il ou elle adopte en effet des positions inattendues, singulières, à la fois étonnantes et individuelles, qui signalent la trajectoire d’un sujet. L’émancipation ouvrière vient bousculer et compliquer, sans nécessairement défaire, l’assignation à la classe et à ses organisations : elle reconfigure sans cesse les partages traditionnels. L’ouvrier, dont la prise d’écriture traduit l’émancipation, vient surprendre, déconcerter, par sa radicalité ou sa modération, ses engagements nouveaux ou son retrait ; il peut alors susciter l’espoir ou l’effroi, la déception peut-être.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

Discuss...

Enter your email to subscribe to updates.