Zéro Janvier

Chroniques d'un terrien en détresse – Le blog personnel de Zéro Janvier

Deep Secrets, Boys' Friendships and the Crisis of Connection, est un livre de la psychologue et chercheuse Niobe Way, publié en 2011 chez Harvard University Press.

“Boys are emotionally illiterate and don’t want intimate friendships.” In this empirically grounded challenge to our stereotypes about boys and men, Niobe Way reveals the intense intimacy among teenage boys especially during early and middle adolescence. Boys not only share their deepest secrets and feelings with their closest male friends, they claim that without them they would go “wacko.” Yet as boys become men, they become distrustful, lose these friendships, and feel isolated and alone.

Drawing from hundreds of interviews conducted throughout adolescence with black, Latino, white, and Asian American boys, Deep Secrets reveals the ways in which we have been telling ourselves a false story about boys, friendships, and human nature. Boys’ descriptions of their male friendships sound more like “something out of Love Story than Lord of the Flies.” Yet in late adolescence, boys feel they have to “man up” by becoming stoic and independent. Vulnerable emotions and intimate friendships are for girls and gay men. “No homo” becomes their mantra.

These findings are alarming, given what we know about links between friendships and health, and even longevity. Rather than a “boy crisis,” Way argues that boys are experiencing a “crisis of connection” because they live in a culture where human needs and capacities are given a sex (female) and a sexuality (gay), and thus discouraged for those who are neither. Way argues that the solution lies with exposing the inaccuracies of our gender stereotypes and fostering these critical relationships and fundamental human skills.

Je le dis tout de suite : il s’agit d’un livre absolument génial, dans lequel Niobe Way fait la synthèse de ses travaux de recherche auprès d'adolescents américains sur les amitiés entre garçons.

La thèse présentée par l'autrice tient en deux temps :

Au début de l'adolescence, les garçons ont et cherchent des amitiés fortes, intimes, avec d'autres garçons avec lesquels ils peuvent se confier, partager leurs secrets et leurs sentiments.

A la fin de l'adolescence, sous la pression de la culture masculiniste et des stéréotypes de genre, les mêmes garçons ont perdu ou renoncé à ces amitiés et considèrent que parler de leurs sentiments n'est pas “viril”, que seuls les filles et les gays le font. En même temps, ils regrettent, plus ou moins ouvertement, cette situation et les effets que cela a sur eux.

Ce livre illustre parfaitement les dégâts de la culture masculiniste sur les garçons, transformant de jeunes adolescents sensibles, empathiques et ouverts à soi et aux autres, en jeunes adultes solitaires, méfiants, souffrant d'isolement émotionnel et parfois de dépression.

Ce livre confirme ce que je pense depuis quelque temps : si le patriarcat est d'abord une oppression sur les filles et les femmes, en sortir libèrera aussi les garçons et les hommes.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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J’ai entendu la sociologue Isabelle Clair parler de ses enquêtes de terrain et du livre où elle en a fait la synthèse dans un épisode récent du podcast Les Couilles sur la table, créé par Victoire Taillon et désormais repris par Naomi Titti. Son sujet de recherche, ce sont l’amour, la sexualité et le couple chez les adolescents. En l’espace de vingt ans et sur trois terrains différents, elle a suivi une centaine d’adolescents pour étudier comment leurs premières fois accompagnent leur transformation de filles en femmes et de garçons en hommes. Elle a synthétisé ses travaux dans ce livre : Les Choses sérieuses, Enquête sur les amours adolescentes, publié mars 2023 au Seuil.

Les premières amours sont des choses sérieuses : les filles s’y transforment en femmes, les garçons en hommes. Loin de la fraîcheur et de la liberté que leur prêtent parfois les souvenirs adultes, ces métamorphoses sont difficiles, pleines d’enjeux et d’embûches. Pour faire leurs preuves, les jeunes doivent s’efforcer de répondre à des attentes sans que celles-ci ne soient jamais nettement formulées, tant l’attirance et le sexe sont réputés affaires naturelles et spontanées.

À partir de trois terrains d’observation qui l’ont menée des cités d’habitat social aux beaux quartiers parisiens en passant par le monde rural, Isabelle Clair propose une lecture sensible et incarnée de la façon dont les jeunesses françaises traversent cet âge des amours débutantes, du collège à l’entrée dans l’âge adulte. Elle montre qu’on attend toujours de la réserve de la part des filles, de la puissance de la part des garçons et que les conduites quotidiennes sont loin d’être bouleversées par le mariage pour tous et le mouvement MeToo. Son travail d’enquête au plus près des expériences révèle ainsi comment les jeunes viennent à la sexualité.

Isabelle Clair a travaillé sur trois terrains différents, dans trois milieux socio-culturels différents : les cités populaires de la banlieue parisienne, la ruralité dans la Sarthe, et les beaux quartiers parisiens.

L’étude illustre la construction des rapports de genre, des modèles genrés, des contre-modèles à éviter et à rejeter, des injonctions différentes et parfois contradictoires qui pèsent sur les garçons et sur les filles.

Isabelle Clair décrit le couple adolescent, forcément hétérosexuel, comme une parade, aux deux sens du terme : une mise en scène pour performer son genre, et une façon d’écarter le risque d’être considéré comme une pute (pour les filles) ou comme un pédé (pour les garçons).

Les filles doivent être intéressées par les garçons, mais pas trop ouvertement. Elles doivent justifier leurs sentiments amoureux pour accéder à la sexualité sans subir l’injure et la mauvaise réputation.

Les garçons doivent séduire, se montrer intéressés par la sexualité et non par les sentiments. Ils doivent prouver leur hétérosexualité et leur masculinité, démontrer à la fois leur appartenance au groupe des hommes et leur domination sur les filles.

J’ai trouvé ce livre passionnant et très bien construit. L’alternance entre les verbatim des échanges avec les adolescents et l’analyse de la sociologue rendent la lecture vivante et enrichissante. Le discours sur le genre, les modèles genrés et les risques de la marginalité m’ont particulièrement intéressés, ainsi que les intersections entre les rapports de classe, de race et de genre.

En conclusion, l’autrice retient 4 caractéristiques des expériences adolescentes de l’amour, du couple, et de la sexualité : – le devoir d’aimer ou le tribut des filles à la supériorité des garçons – un noyau normatif du genre diversement contrarié – virilité racaille et féminité classe : des idéaux aux antipodes de l’espace social – les conditions sociales du récit de soi (et de sa réception)

Sur ce dernier point, et en particulier sur la difficulté des garçons à parler de soi, j’ai particulièrement retenu cet extrait, qui l’a particulièrement parlé :

On peut supposer que le fait d'occuper une position dissidente ou marginalisée au sein du groupe de garçons, et de le reconnaître, a des effets dans la durée, engendrant de plus grandes capacités à parler de soi, à se penser soi-même et à penser les autres comme problème. Une aptitude que la majorité des garçons ne développent pas ou répriment, comme on attend généralement d'eux qu'ils répriment l'expression de leurs émotions (et leurs émotions elles-mêmes).

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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J’ai découvert l’autrice et psychologue Carol Gilligan dans un épisode récent du podcast Folie douce de Lauren Bastide. Elle y parlait notamment de son best-seller In a Different Voice, publié en 1982 et qui a semble-t-il révolutionné la psychologie féministe, et de son dernier livre In a Human Voice, publié en 2023 et qui revient plus de quarante ans après sur le sujet de son premier succès.

Carol Gilligan's landmark book In a Different Voice – the “little book that started a revolution” – brought women's voices to the fore in work on the self and moral development, enabling women to be heard in their own right, and with their own integrity, for the first time.

Forty years later, Gilligan returns to the subject matter of her classic book, re-examining its central arguments and concerns from the vantage point of the present. Thanks to the work that she and others have done in recent decades, it is now possible to clarify and articulate what couldn't quite be seen or said at the time of the original publication: that the “different voice” (of care ethics), although initially heard as a “feminine” voice, is in fact a human voice; that the voice it differs from is a patriarchal voice (bound to gender binaries and hierarchies); and that where patriarchy is in force or enforced, the human voice is a voice of resistance, and care ethics is an ethics of liberation. While gender is central to the story Gilligan tells, this is not a story about gender: it is a human story.

With this clarification, it becomes evident why In a Different Voice continues to resonate strongly with people's experience and, perhaps more crucially, why the different voice is a voice for the 21st century.

L’entretien que Carol Gilligan avait accordé à Lauren Bastide m’avait donné envie de lire à la fois In a Different Voice, son succès de 1982, et In a Human Voice, le livre qui en est le prolongement quatre décennies plus tard. J’ai évidemment commencé par le plus ancien, mais j’ai eu beaucoup de mal avec ce livre. Le texte était peut-être trop pointu pour moi, le style trop aride, j’en ai en tout cas abandonné la lecture après quelques chapitres.

Cependant, comme le sujet m’intéressait et que j’avais senti dans le podcast de Laurent Bastide que l’autrice avait des choses vraiment intéressantes à dire, j’ai voulu insister et je me suis plongé dans In a Human Voice. Je ne le regrette pas, car c’est un livre passionnant, voire bouleversant, sur la souffrance psychique que subissent les filles puis les femmes, mais aussi les garçons puis les hommes, dans le système patriarcal.

J’ai apprécié que l’autrice fasse une sorte d’auto-critique ou en tout cas de relecture critique de son premier livre, en tenant compte des remarques que celui-ci a suscité depuis sa sortie. Il y a notamment cet extrait qui reconnait les limites du premier livre et le complète parfaitement :

From the vantage point of the present, then, it has become possible for me to clarify and articulate what couldn’t quite be seen or said at the time when my work was first published: that the “different voice” (the voice of care ethics), although initially heard as a “feminine” voice, is in fact a human voice, that the voice it differs from is a patriarchal voice (listen for the tell-tale gender binaries and hierarchies), and that where patriarchy is in force and enforced, the human voice is a voice of resistance, and care ethics is an ethics of liberation. With this theoretical clarification, it becomes evident why In a Different Voice continues to resonate strongly with people’s experience and, perhaps more crucially, why the different voice is a voice for the twenty-first century.

En tant qu’homme, j’ai également été touché quand l’autrice aborde la question de l’éducation des garçons et de leur « initiation » au patriarcat :

By undercutting human relational capabilities, the initiation into patriarchy compromises children’s ability to survive and to thrive. It also lays the ground for all forms of oppression, whether on the basis of race, class, caste, sexuality, religion, or what have you. This is because children’s internalization of gender codes, which require them to dissociate themselves from aspects of their humanity, clouds their ability to perceive and to resist injustice.

By following a group of 4- and 5-year-olds as they move from prekindergarten through kindergarten and into first grade, Chu saw children who had been attentive, articulate, authentic, and direct in their relationships with one another and with her gradually becoming more inarticulate, more inattentive, more inauthentic, and indirect with one another and with her. They were becoming “boys,” or how boys are often said to be. But, as Chu cautions, boys know more than they show. Chu was tracking a process of initiation whereby children, in their desire to establish themselves as boys, were putting on a cloak of masculinity. They were disguising themselves by shielding those aspects of themselves that would lead them to be seen as not masculine (meaning feminine) or as like a woman (girly or gay), in a world where being a man means being superior.

A picture was settling into place of an initiation that begins with young boys, roughly between the ages of 4 and 7, continues with girls when they reach adolescence (roughly between 11 and 14), and then replays with boys in the late years of high school, when, in the words of one of the boys in Way’s studies, they “know how to be more of a man.” An initiation that mandates dissociation and compromises children’s relational capacities – an initiation that leaves a psychological scar.

The initiation begins with boys. In When Boys Become Boys – the first panel of the triptych – Judy Chu records what she came to know by listening to 4- and 5-year-old boys. She saw evidence of boys’ resistance to becoming a “boy” in their strategic concealment of their empathy and desire for closeness. Chu observes that the very relational capacities boys learn to shield in becoming a “boy,” the empathy and emotional sensitivity that enable them to read the human world around them so accurately and so astutely, are essential if they are to realize the closeness they now seek with other boys. Yet in blunting or concealing these capacities in order to establish themselves as one of the boys, they render that closeness unattainable.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Des électeurs ordinaires, Enquête sur la normalisation de l'extrême droite, est un ouvrage du sociologue Félicien Faury, publié en mai 2024 au Seuil. J’avais vu, lu et entendu plusieurs fois son auteur en parler dans des articles, des vidéos ou des podcasts. Je savais que je le lirais un jour, mais j'avais repoussé ce moment car j'avais un peu peur d'être confronté à la parole de ces “électeurs ordinaires” qui donnent son titre au livre.

Ils sont artisans, employés, pompiers, commerçants, retraités… Ils ont un statut stable, disent n’être « pas à plaindre » même si les fins de mois peuvent être difficiles et l’avenir incertain. Et lorsqu’ils votent, c’est pour le Rassemblement national. De 2016 à 2022, d’un scrutin présidentiel à l’autre, le sociologue Félicien Faury est allé à leur rencontre dans le sud-est de la France, berceau historique de l’extrême droite française. Il a cherché à comprendre comment ces électeurs se représentent le monde social, leur territoire, leur voisinage, les inégalités économiques, l’action des services publics, la politique. Il donne aussi à voir la place centrale qu’occupe le racisme, sous ses diverses formes, dans leurs choix électoraux. Le vote RN se révèle ici fondé sur un sens commun, constitué de normes majoritaires perçues comme menacées – et qu’il s’agit donc de défendre. À travers des portraits et récits incarnés, cette enquête de terrain éclaire de façon inédite comment les idées d’extrême droite se diffusent au quotidien.

L’ouvrage est à la fois passionnant et terrifiant. Comme je le craignais, il a été difficile pour moi de lire les paroles et la vision du monde portées par les électeurs du RN que Félicien Faury a rencontrés entre 2016 et 2022. Pour autant, le travail de sociologue réalisé par l’auteur pour sa thèse de doctorat et pour ce livre est nécessaire et très éclairant.

D’après Félicien Faury, le racisme est central dans les motivations de ces électeurs, et il recommande de ne pas fermer les yeux sur cet aspect, au profit d’une vision purement sociale ou économique d’un vote que serait vu uniquement comme contestataire.

Evidemment, cette vision racialiste du monde s’appuie également sur des considérations sociales et matérielles : ces deux aspects s’auto-alimentent, dans un souci partagé par ces électeurs de rester majoritaires d’une part, et dominants parmi les dominés d’autre part.

Dans un système de triangulation sociale où ces individus s’estiment pris en étau entre des élites inaccessibles et des classes populaires immigrées bénéficiant d’un système de redistribution sociale dont ils considèrent ne plus bénéficier eux-mêmes, le racisme et le vote RN deviennent des moyens de lutter contre une impuissance économique, sociale et culturelle.

Je ne sais pas si je ressors très optimiste sur notre avenir politique et social après avoir lu ce livre, mais c’est en tout cas une étude sociologique qui me semble de grande qualité, accessible au plus grand nombre, et très utile pour comprendre à la fois les motivations de ce vote croissant pour l’extrême-droite et les déterminants sociologiques derrière ce phénomène politique inquiétant.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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La Société contre l’État est un recueil de textes de l’ethnologue et anthropologue Pierre Clastres, spécialiste des peuples autochtones d’Amérique du Sud et penseur libertaire. L’ouvrage a été publié pour la première fois en 1974 chez Les Éditions de Minuit, et j’en ai lu une réédition numérique récente.

Quand, dans la société primitive, l’économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l’activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c’est que la société n’est plus primitive, c’est qu’elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c’est qu’elle a cessé d’exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c’est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c’est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes.

J’avais entendu parler de ce livre à plusieurs reprises et j’avais souvent été tenté de le lire, et c’est finalement après l’avoir vu être cité une nouvelle fois dans ma dernière lecture que je me suis enfin décidé de me lancer.

Le livre réunis d’abord dix articles de Pierre Clastres, autour des thèmes du pouvoir, de la chefferie, du rôle de la parole, et plus généralement de l’organisation sociale. Il s’achève par un dernier texte, inédit, qui synthétise la pensée de Pierre Clastres sur les sociétés « primitives » et leur rapport à la coercition et à l’État.

Pierre Clastres s’oppose à l’idée que les sociétés « primitives » soient des sociétés qui n’ont pas su ou pu atteindre un stade de développement avancé. Au contraire, il défend la thèse selon laquelle ces sociétés refusent volontairement de basculer dans un pouvoir coercitif, dans une organisation inégalitaire et inégalitaire. A ce titre, ce sont des sociétés contre l’État, des sociétés où la société lutte consciemment contre l’instauration d’un État.

Si tous les chapitres ne m’ont pas tous intéressé au même degré, l’ensemble est passionnant et le chapitre conclusif est magistral. Je comprends pourquoi ce livre est devenu un classique de l’anthropologie politique et de la pensée politique en général.

J’en ai retenu quelques extraits :

Sur le jugement de valeur porté sur les sociétés primitives vu de l’Occident :

Les sociétés primitives sont des sociétés sans État : ce jugement de fait, en lui-même exact, dissimule en vérité une opinion, un jugement de valeur qui grève dès lors la possibilité de constituer une anthropologie politique comme science rigoureuse. Ce qui en fait est énoncé, c’est que les sociétés primitives sont privées de quelque chose – l’État – qui leur est, comme à toute autre société – la nôtre par exemple – nécessaire. Ces sociétés sont donc incomplètes. Elles ne sont pas tout à fait de vraies sociétés – elles ne sont pas policées –, elles subsistent dans l’expérience peut-être douloureuse d’un manque – manque de l’État – qu’elles tenteraient, toujours en vain, de combler. Plus ou moins confusément, c’est bien cela que disent les chroniques des voyageurs ou les travaux des chercheurs : on ne peut pas penser la société sans l’État, l’État est le destin de toute société. On décèle en cette démarche un ancrage ethnocentriste d’autant plus solide qu’il est le plus souvent inconscient. La référence immédiate, spontanée, c’est, sinon le mieux connu, en tout cas le plus familier. Chacun de nous porte en effet en soi, intériorisée comme la foi du croyant, cette certitude que la société est pour l’État. Comment dès lors concevoir l’existence même des sociétés primitives, sinon comme des sortes de laissés pour compte de l’histoire universelle, des survivances anachroniques d’un stade lointain partout ailleurs depuis longtemps dépassé ? On reconnaît ici l’autre visage de l’ethnocentrisme, la conviction complémentaire que l’histoire est à sens unique, que toute société est condamnée à s’engager en cette histoire et à en parcourir les étapes qui, de la sauvagerie, conduisent à la civilisation.

Dans le même ordre d’idée :

On s’est déjà aperçu que, presque toujours, les sociétés archaïques sont déterminées négativement, sous les espèces du manque : sociétés sans État, sociétés sans écriture, sociétés sans histoire.

Sur l’idée d’économie de subsistance :

Voilà justement la vraie question : l’économie de ces sociétés est-elle réellement une économie de subsistance ? Si l’on donne un sens aux mots, si par économie de subsistance on ne se contente pas d’entendre économie sans marché et sans surplus – ce qui serait un simple truisme, le pur constat de la différence –, alors en effet on affirme que ce type d’économie permet à la société qu’il fonde de seulement subsister, on affirme que cette société mobilise en permanence la totalité de ses forces productives en vue de fournir à ses membres le minimum nécessaire à la subsistance. Il y a là un préjugé tenace, curieusement coextensif à l’idée contradictoire et non moins courante que le Sauvage est paresseux. Si dans notre langage populaire on dit « travailler comme un nègre », en Amérique du Sud en revanche on dit « fainéant comme un Indien ». Alors, de deux choses l’une : ou bien l’homme des sociétés primitives, américaines et autres, vit en économie de subsistance et passe le plus clair de son temps dans la recherche de la nourriture ; ou bien il ne vit pas en économie de subsistance et peut donc se permettre des loisirs prolongés en fumant dans son hamac.

Sur le rapport au travail et à la production :

Nous voici donc bien loin du misérabilisme qu’enveloppe l’idée d’économie de subsistance. Non seulement l’homme des sociétés primitives n’est nullement contraint à cette existence animale que serait la recherche permanente pour assurer la survie ; mais c’est même au prix d’un temps d’activité remarquablement court qu’est obtenu – et au-delà – ce résultat. Cela signifie que les sociétés primitives disposent, si elles le désirent, de tout le temps nécessaire pour accroître la production des biens matériels. Le bon sens alors questionne : pourquoi les hommes de ces sociétés voudraient-ils travailler et produire davantage, alors que trois ou quatre heures quotidiennes d’activité paisible suffisent à assurer les besoins du groupe ? À quoi cela leur servirait-il ? À quoi serviraient les surplus ainsi accumulés ? Quelle en serait la destination ? C’est toujours par force que les hommes travaillent au-delà de leurs besoins. Et précisément cette force-là est absente du monde primitif, l’absence de cette force externe définit même la nature des sociétés primitives. On peut désormais admettre, pour qualifier l’organisation économique de ces sociétés, l’expression d’économie de subsistance, dès lors que l’on entend par là non point la nécessité d’un défaut, d’une incapacité, inhérents à ce type de société et à leur technologie, mais au contraire le refus d’un excès inutile, la volonté d’accorder l’activité productrice à la satisfaction des besoins. Et rien de plus.

Sur le travail aliéné :

Pour l’homme des sociétés primitives, l’activité de production est exactement mesurée, délimitée par les besoins à satisfaire, étant entendu qu’il s’agit essentiellement des besoins énergétiques : la production est rabattue sur la reconstitution du stock d’énergie dépensée. En d’autres termes, c’est la vie comme nature qui – à la production près des biens consommés socialement à l’occasion des fêtes – fonde et détermine la quantité de temps consacré à la reproduire. C’est dire qu’une fois assurée la satisfaction globale des besoins énergétiques, rien ne saurait inciter la société primitive à désirer produire plus, c’est-à-dire à aliéner son temps en un travail sans destination, alors que ce temps est disponible pour l’oisiveté, le jeu, la guerre ou la fête. À quelles conditions peut se transformer ce rapport de l’homme primitif à l’activité de production ? À quelles conditions cette activité s’assigne-t-elle un but autre que la satisfaction des besoins énergétiques ? C’est là poser la question de l’origine du travail comme travail aliéné.

Dans la société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maîtres de la circulation des produits de cette activité : ils n’agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d’échange des biens médiatise le rapport direct de l’homme à son produit. Tout est bouleversé, par conséquent, lorsque l’activité de production est détournée de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C’est alors que l’on peut parler de travail : quand la règle égalitaire d’échange cesse de constituer le « code civil » de la société, quand l’activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette. C’est bien là en effet qu’elle s’inscrit, la différence entre le Sauvage amazonien et l’Indien de l’empire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent : il faut payer ce que tu nous dois, il faut éternellement rembourser ta dette à notre égard.

Sur le pouvoir tel qu’il est perçu :

La propriété essentielle (c’est-à-dire qui touche à l’essence) de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’autonomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est de maintenir tous les mouvements internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la société. La tribu manifeste entre autres (et par la violence s’il le faut) sa volonté de préserver cet ordre social primitif en interdisant l’émergence d’un pouvoir politique individuel, central et séparé.

Sur les liens entre essor démographique et étatisation :

Sans songer à substituer à un déterminisme économique un déterminisme démographique, à inscrire dans les causes – la croissance démographique – la nécessité des effets – transformation de l’organisation sociale –, force est pourtant de constater, surtout en Amérique, le poids sociologique du nombre de la population, la capacité que possède l’augmentation des densités d’ébranler – nous ne disons pas détruire – la société primitive. Il est très probable en effet qu’une condition fondamentale d’existence de la société primitive consiste dans la faiblesse relative de sa taille démographique. Les choses ne peuvent fonctionner selon le modèle primitif que si les gens sont peu nombreux. Ou, en d’autres termes, pour qu’une société soit primitive, il faut qu’elle soit petite par le nombre. Et, de fait, ce que l’on constate dans le monde des Sauvages, c’est un extraordinaire morcellement des « nations », tribus, sociétés en groupes locaux qui veillent soigneusement à conserver leur autonomie au sein de l’ensemble dont ils font partie, quitte à conclure des alliances provisoires avec les voisins « compatriotes », si les circonstances – guerrières en particulier – l’exigent. Cette atomisation de l’univers tribal est certainement un moyen efficace d’empêcher la constitution d’ensembles socio-politiques intégrant les groupes locaux et, au-delà, un moyen d’interdire l’émergence de l’État qui, en son essence, est unificateur.

Et la toute fin, que je ne pouvais pas ne pas citer :

L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Une histoire des civilisations est un ouvrage co-dirigé par les archéologues Jean-Paul Demoule, Dominique Garcia, et Alain Schnapp, publié en octobre 2018 chez La Découverte. Il s’agit d’une synthèse de l’histoire des civilisations humaines, prenant en compte les recherches archéologiques les plus récentes sur chacun des sujets abordés.

Depuis les années 1980, une révolution silencieuse a bouleversé nos connaissances sur l’histoire de l’humanité : celle suscitée par les extraordinaires progrès techniques et méthodologiques de l’archéologie, particulièrement grâce au développement de l’archéologie préventive. Nombre des représentations d’hier ont été nuancées, des pans entiers de cette histoire, jusque-là ignorés, ont été mis au jour. Mais si cette révolution a donné lieu à un foisonnement de publications scientifiques, il manquait une vision globale, accessible aux non-spécialistes. C’est ce défi qu’ont voulu relever ici trois des plus éminents archéologues français.

Réunissant les contributions de soixante et onze spécialistes mondiaux, associées à une riche iconographie et à une cartographie originale, cet ouvrage propose une histoire renouvelée des civilisations. Il couvre l’ensemble des périodes et des continents, en mettant l’accent sur les avancées les plus significatives : la localisation du berceau de l’hominisation, les origines et l’extension des civilisations sédentaires, les stratégies économiques et politiques qui ont mené à la fondation des grands empires et les conditions de leurs dislocations, les modalités de la mondialisation des époques moderne et contemporaine, sans oublier les migrations qui se sont succédé de la préhistoire jusqu’à nos jours.

Grâce à cette vision globale de l’aventure humaine, on découvrira comment l’archéologie apporte sa contribution à la connaissance des sociétés sans écriture comme à celle des civilisations de l’écrit. Et comment elle rend possible un nouveau dialogue entre sources textuelles et sources matérielles, qui bouleverse plusieurs domaines de l’histoire ancienne, médiévale et moderne.

C’est un gros pavé, qui regroupe les contributions de soixante-et-onze spécialistes dans leur domaine respectif. C’est aussi un beau livre, avec des illustrations et une cartographie inédite de grande qualité.

L’ouvrage est découpé en 5 grandes parties, les quatre premières suivent un fil chronologique, la dernière étant consacrée à des sujets transversaux et méthodologiques :

  1. L’ hominisation et les sociétés de chasseurs-cueilleurs
  2. Les premières sociétés agricoles
  3. Origine et extension des États centralisés
  4. Des empires à la mondialisation
  5. De nouveaux champs d’étude pour l’archéologie

Chacune des parties débute par une introduction d’une vingtaine à une trentaine de pages qui présente les étapes majeures de la chronologie, les grandes évolutions, et les grands enjeux. Suivent des chapitres thématiques de cinq à dix pages qui abordent une aire géographique à une période chronologique donnée, ou une thématique transversale.

Comme souvent dans ce genre d’ouvrage, tous les thèmes et donc tous les chapitres ne passionneront pas tous les lecteurs. L’organisation du livre permet de suivre le fil des sujets abordés tout en passant rapidement sur les chapitres qui attirent le plus l’attention et l’intérêt du lecteur. C’est en tout cas ce que j’ai fait, alternant lecture attentive de certains chapitres et plus superficielle de l’autre, au gré de mes inspirations.

Quoi qu’il en soit, j’ai beaucoup aimé cette lecture. Le livre peut sembler impressionnant mais il est accessible et passionnant. J’ai particulièrement aimé que les auteurs mettent en avant les recherches les plus récentes mais aussi les débats sur les sujets qu’ils abordent. J’ai également adoré suivre cette histoire de l’humanité au long cours, à travers les traces qu’elle a laissées.

J’ai envie de conclure avec quelques citations glanées au fil de ma lecture.

Dès l’introduction, j’ai noté cette citation que j’aime beaucoup sur l’étude du passé :

Étudier le passé, c'est perpétuer la longue chaîne de ceux qui ont vécu avant nous pour jouer notre rôle dans la continuité de l'évolution des groupes humains. Les hommes comme les sociétés ont besoin de la mémoire, non seulement pour satisfaire leur curiosité, mais pour s'assurer de leur place dans le monde, pour se reconnaître dans la suite infinie des générations.

Sur les effondrements successifs des sociétés du néolitihique :

Cette marche vers des sociétés de plus en plus complexes et finalement étatiques et urbaines n'a pas été continue, du moins pas partout dans le monde. Dès le VII millénaire, les grandes agglomérations du Proche-Orient avaient disparu au profit de villages beaucoup plus modestes. Celles de l'Europe orientale, avec les cultures de Cucuteni-Tripolje de Roumanie et d'Ukraine, qui rassemblaient plusieurs milliers d'habitants, s'effondrent à la fin du Ve millénaire. En Chine, au III millénaire, la brillante culture de Hongshan, avec ses tombes somptueuses et ses sanctuaires, s'efface au profit de petites communautés agricoles. Plus tard, en Europe, ces débuts d'urbanisation que sont les palais crétois et les citadelles mycéniennes s'effondrent vers 1200 avant notre ère, comme une partie des civilisations de la Méditerranée orientale, pour faire place à des « âges sombres», à l'instar des cités de l'Indus au III millénaire ou, à la fin du vie siècle avant notre ère, les « résidences princières » celtiques d'Europe occidentale, ou encore le célèbre effondrement des Mayas à la fin du Ier millénaire de notre ère, ainsi que celui des cités mississippiennes à peine plus tard.

Au-delà du constat banal du caractère éphémère des sociétés humaines, ces effondrements répétés posent question. Les causes paraissent à chaque fois multiples, impliquent la plupart du temps des raisons environnementales, dues à des dégradations climatiques momentanées, mais qui peuvent aussi avoir été accélérées par l'action humaine. En fragilisant les pouvoirs en place, ces phénomènes peuvent favoriser, par un effet « chaotique » ou « en domino », des réactions sociales contre un pouvoir devenu moins légitime, précipitant d'autant sa chute. L'environnement semble aussi jouer un rôle à un autre titre. Là où l'espace est limité, comme en Égypte ou en Mésopotamie, il sera beaucoup plus difficile aux populations de se disperser. Là où il l'est moins, ainsi en Europe ou dans la vallée de l'Indus, un retour à des formes de vie villageoises et disséminées sera beaucoup plus aisé.

Sur le récit de « progrès civilisationnel » pour justifier la colonisation :

Dans ses grandes lignes, la notion de « progrès » était associée à une hiérarchie culturelle allant du simple au complexe : des économies fondées sur la subsistance jusqu'aux sociétés plus élaborées reposant sur l'agriculture.

Même si les termes précis de ce récit ont évolué au cours des quatre siècles qui ont suivi, ce schéma global a abouti au XIXe siècle, avec les écrits du préhistorien et naturaliste britannique Sir John Lubbock et de l'ethnologue américain Lewis Henry Morgan, à une histoire évolutive des sociétés humaines, de l'état de «sauvage» à celui de «barbare», puis de «civilisé»; on était alors persuadé d'avoir établi des liens clairs entre la technologie, les stratégies de subsistance et les formations sociales complexes. En termes plus brutaux (qui étaient d'ailleurs ceux de l'époque), le schéma était le suivant : les populations partageant une culture matérielle paléolithique vivaient en bandes du produit de la chasse et de la cueillette, ceux qui partageaient une culture matérielle néolithique pratiquaient l'agriculture et vivaient dans des villages en obéissant à des structures sociales plus complexes, et ainsi de suite, jusqu'au jour où les êtres humains parvenaient à la civilisation, à la science et à l'État. Cette séduisante trajectoire ascendante de l'histoire humaine (dont le point culminant était les puissances coloniales européennes) constituait un «fait» établi à l'échelle planétaire et il appartenait à l'archéologie d'en faire mondialement la démonstration. Notons que, durant tout le XIXe siècle et la presque totalité du XXe, les mouvements majeurs survenus le long de cette trajectoire (considérés comme des indices de «progrès») résultaient pour les chercheurs de «révolutions» – comme la «révolution» agricole, la «révolution» urbaine, etc. Un grand nombre de théoriciens les considéraient comme des événements exceptionnels, fondateurs de principes centraux, à partir desquels l'agriculture et l'urbanisme s'étaient «répandus» dans les sociétés périphériques par le biais de processus migratoires et commerciaux.

Souvenons-nous également que la plupart des nations de l'Océanie d'aujourd'hui sont des créations postcoloniales, anciennes «possessions» de l'Angleterre, de la France, de l'Espagne, du Portugal, de la Hollande, de l'Allemagne et des Etats-Unis. La colonisation – un processus rarement pacifique – était étroitement liée à la théorie du «progrès», laquelle justifiait de facto la dépossession des groupes indigènes, Ce fut surtout le cas en Australie, où les sociétés indigènes étaient considérées comme étant parmi «les plus simples» du monde: des chasseurs-cueilleurs proches du véritable «état de nature». En Océanie, l'archéologie et l'anthropologie jouent un rôle vital dans les débats nationaux actuels à propos de l'histoire indigène et de la célébration d'une survie culturelle en dépit des séquelles du colonialisme. Les découvertes concernant la diversité de l'Océanie préeuropéenne (en particulier en Australie) participent activement à la refonte de l'identité indigène.

Sur l’intensification des conflits au Néolithique :

L'intensification des conflits semble corrélée à l'augmentation de la démographie locale en Europe à l'arrivée d'agropasteurs venus d'Anatolie et au développement de l'économie de production qui, très tôt, engendra un changement radical des structures sociales. Les activités agropastorales nécessitant de plus en plus de terres cultivables, une concurrence croissante pour leur obtention transforma les conflits entre groupes, relativement peu meurtriers, en de véritables massacres, comme l'atteste la découverte de charniers. En outre, contrairement à l'exploitation des ressources sauvages, la production d'aliments permit l'obtention d'un surplus de nourriture. Très vite, les denrées stockées suscitèrent des convoitises, firent naître le concept de «propriété» et provoquèrent des luttes internes. Butins potentiels, elles entraînèrent des conflits entre communautés. En Europe occidentale, avec la seconde vague de néolithisation au cours du Vie millénaire, survint une nouvelle organisation sociale marquée par une plus grande hiérarchisation avec l'apparition d'une élite (émergence de la figure du chef) et de castes, dont celle des guerriers, et de son corollaire, les esclaves. Les travaux des champs nécessitant une main-d'œuvre plus abondante que celle que pouvaient fournir les habitants d'un village, il fallut sans doute recourir à de nouvelles forces de travail. Les prisonniers de guerre furent dès lors transformés en esclaves qui pouvaient faire souche et ainsi accroître la communauté. L'apparition d'une élite avec ses intérêts et ses rivalités propres entraîna le développement de conflits internes pour l'accession au pouvoir et aux biens et, s'appuyant sur la caste des guerriers, à des conflits intercommunautaires.

Sur l’avènement, pas forcément inéluctable, de l’État :

Dans la trajectoire de l'évolution des sociétés humaines, l'État n'est donc pas un aboutissement inéluctable, un point d'équilibre idéal, mais le dépassement d'un schéma «naturel», l'artificialisation d'un mode d'organisation du vivant. Le groupe est gouverné par une élite qui se revendique née des dieux ou de la Terre. Il constitue donc le « peuple premier » qui, par principe, domine l'ensemble de la communauté et s'arroge le droit de produire de nouvelles règles et de les substituer aux lois de la nature. Ce scénario, cette trajectoire, ce cadre est bien résumé par l'anthropologue Maurice Godelier pour qui «les sociétés humaines ne vivent pas en société mais elles produisent de la société pour vivre ». Ces productions sociales – ces franchissements de seuils – s'expriment dans plusieurs domaines économiques et culturels dont le résultat le plus maîtrisé semble l'organisation de la société.

L'État, que nous venons de présenter comme une organisation sociale suprafamiliale très codifiée, s'octroie la maîtrise directe – au-delà de la gestion domestique – des biens matériels des espaces et des hommes : c'est donc tout un « surplus» matériel, spatial et humain qui va être pris en charge et valorisé par une classe dominante. C'est bien ce levier particulier, cette «production sociale» supplémentaire, qui va marquer l'avènement de l'État et permettre l'affirmation de deux paramètres caractéristiques essentiels : les capacités coercitives et la légitimité politique.

Sur la naissance de l’État et d’une classe dominante :

La sédentarisation et l'essor démographique, en lien avec des modifications des pratiques agraires, apparaissent donc comme les ferments de la mise en place des États naissants, ayant pour marqueur de leur développement l'espace urbain. Dans ce cadre, l'organisation étatique va se substituer au phénomène « naturel» découlant de l'augmentation du taux de croissance démographique et qui entraînait l'« essaimage». En effet, le phénomène urbain conduit rapidement, selon l'historien Arnold I. Toynbee, à une situation de «non-autosubsistance», qui se traduit chez les habitants de l'agglomération par une nouvelle façon de se nourrir – et, plus largement, de consommer. Celle-ci ne repose plus que sur les activités agropastorales locales mais passe par des activités commerciales d'échanges et, par la suite, induit l'émergence d'un artisanat. Ce passage d'une « économie rurale» vers une « économie urbaine » entraîne soit une intensification de la production agricole dans les terroirs environnants, soit un développement des échanges de courte ou de longue distance.

Dans les deux cas, la maîtrise de la consommation se fait par la gestion du stockage – en particulier dans des greniers. Quand la production régionale est privilégiée, afin de garantir un approvisionnement satisfaisant, les efforts se concentrent sur la maîtrise et la valorisation des sols, avec le développement d'une ceinture vivrière et l'augmentation ou la régulation des rendements par une meilleure gestion des terres (irrigation, techniques agraires, apport de main-d'œuvre complémentaire...). Quand le choix se porte sur les apports vivriers extérieurs, cela implique d'établir des contacts réguliers et sûrs, de fabriquer des biens servant de contreparties (des produits finis ou semi-finis) et de maîtriser, voire de sécuriser, les voies de circulation. Dans les deux cas, la gestion des stocks est indispensable (gardiennage, comptabilité...) et peut être considérée comme un autre marqueur d'une société étatique.

Les fonctions politiques et religieuses sont exercées par une classe de dirigeants dont le niveau de consommation va souvent être plus élevé que celui des autres personnes de la communauté. Ils vont organiser la planification des activités par la maîtrise d'outils adaptés – la comptabilité et l'écriture –, puis assurer sa fluidité par l'usage, plus tardif, de la monnaie. Ils sont garants de l'équilibre du système par leur activité de redistribution des biens, mais aussi par le maintien de la sécurité qui va être prise en charge par un corpo spécial répondant à des règles définies et généralement acceptées. On assiste au même moment à un glissement des activités religieuses qui, dans les sociétés dites primitives, dictaient le déroulement « naturel » des choses alors que les sociétés étatiques vont les garantir en confortant le pouvoir de la classe dirigeante.

Dans ces sociétés urbaines préétatiques et étatiques, artisans, commerçants et guerriers ne participent plus de façon notable aux tâches agricoles. Il est communément admis que la spécialisation du travail est, dans toutes les sociétés, l'étape qui suit un développement agricole significatif. L'augmentation de la production agricole libère une partie de la main-d'œuvre indispensable à l'essor urbain, que ce soit pour des productions para-agricoles, l'artisanat du métal et de la céramique en particulier par la fabrication d'outils et de contenants, ou pour des activités de service comme l'organisation du commerce. Ce dernier fait partie intégrante de la cité et, pour les plus importantes, il impliquait la présence d'une classe de marchands spécialisés dans la collecte et la redistribution des vivres, comportant un corps de professionnels adonnés au stockage, au transport et à la comptabilité. Ce système implique donc de nouvelles formes de mobilisation du travail et d'accumulation du capital, entraînant le recours à un travail servile ou salarié et la collecte de tributs et de taxes.

La gestion de ces ressources, à un certain niveau de production, ne peut être maîtrisée et contrôlée que par la mise en œuvre d'une comptabilité suivie, dont l'écriture est l'outil dédié; son existence est avérée en Mésopotamie à partir du milieu du IVe millénaire. Combinée à une standardisation des poids et des mesures, la mise au point de systèmes de comptabilité est une innovation majeure, qui va fournir à l'État les fondements d'une organisation efficace et accentuer un mouvement de complexification sociale, impulsée notamment par la croissance du commerce extérieur. C'est seulement, le plus souvent, dans un second temps que l'apparition de la monnaie permet de fluidifier les échanges. L'administration nouvellement constituée apporte les cadres qui permettent la formation de centres entrepreneuriaux: l'accumulation du capital couplée à la recherche de profits s'est d'abord développée avec l'appareil d'Etat et les institutions des palais ou des temples.

Phénomène déterminant dans la trajectoire des communautes humaines, l'apparition des sociétés étatiques peut, cependant, être considérée comme une anomalie. En effet, des contrôles« naturels» des formes du pouvoir sont connus et, dans des environnements controleaux ressources riches et variées, l'accroissement de la production peut accompagner stendustraines sociales 'évolution des communautés Poursuivant l'hypothèse de Clastres, Jean-Paul Demoule a rappelé en 2017 que la « norme de l'évolution des sociétés humaines ne serait pas d'aller vers une hiérarchisation de plus en plus forte, mais qu'au contraire des mécanismes de contrôle caractérisaient normalement les sociétés simples, pour empêcher toute montée d'un pouvoir coercitif, soit par la remise en jeu de leur pouvoir par les chefs (guerriers prestigieux), soit par le mécanisme de solidarité, ou encore par la redistribution de biens alimentaires par les big men des sociétés primitives pour conserver leur prestige...

En fait, si on admet que l'État est une « dérégulation sociale » résultant de plusieurs phénomènes imbriqués, l'essor démographique semble alors être le facteur commun à chacun des exemples exposés. Ainsi, l'État apparaît comme le mode d'organisation politique adapté lorsque, dans un territoire donné, la croissance d'une population humaine dicte la dynamique des modes de production au lieu de s'y soumettre. Cet accroissement démographique a puêtre initié par des améliorations climatiques, la mise au point d'innovations techniques (irrigation, arboriculture...) ou la maîtrise de nouvelles ressources (métal...). Dans ce cadre, la gestion des stocks d'une production supérieure aux besoins de subsistance du groupe va pouvoir être réalisée par un personnel spécialisé. Grâce au prélèvement d'une part des récoltes sous forme de tribut ou d'impôt, une régulation de la consommation de la communauté est assurée. Ces prélèvements permettent, également, de subvenir aux besoins d'un personnel armé assurant la sécurité interne et externe du groupe. Ecriture et usage de la monnaie sont les deux outils assurant une fluidité de la gestion du système.

La coordination de l'activité politique est assurée par une élite dont l'autorité est renforcée par une dimension religieuse et la captation de biens de prestige. En fait, l'Etat apparait Le plus souvent lorsque le mode d'économie domestique ne permet plus «naturellement» de satisfaire les besoins d'un groupe en plein essor. Se développe alors un mode économique supradomestique qui vient réguler ces besoins. C'est au nom d'un ordre divin – donc «naturel» – que l'autorité nécessaire à sa mise en œuvre est exercée.

Le passage d'une société à pouvoir diffus vers une société à pouvoir centralisé a pu être freiné par les mécanismes de contrôle déjà évoqués mais également par les caractéristiques du biotope régional: diversité, instabilité climatique, cloisonnement ou extension des terroirs (en Afrique de l'Ouest, en Amérique du Nord), isolement des groupes (en Océanie) ou – inversement – dissolution dans un réseau dynamique (en Gaule) ou absence de sédentarisation (populations steppiques ou caravanières en Asie centrale)... Ces causes naturelles ont souvent été affermies par des visions du monde et des représentations collectives variables d'une culture à une autre.

Sur l’expansion grecque :

Depuis des siècles, l'historiographie désigne le mouvement dont nous parlons par le nom de «colonisation grecque». Mais il faut souligner d'emblée que les déplacements des Grecs vers l'Asie Mineure ne furent en aucune manière les projections de poleis structurées, comme nous les rencontrons à partir du Ville siècle.

Aussi préférons-nous le terme de «migration», sous réserve des correctifs apportés plus haut quant à la durée d'un mouvement qui, nous l'avons dit, s'étendit dans le temps et ne fut en rien simultané. L'expression «colonisation grecque» est d'ailleurs trompeuse et inadéquate puisque le mot «colonisation», du latin colere avec le substantif colonia qui en dérive, n'était pas employé par les Grecs eux-mêmes pour décrire leur départ du pays natal dans le dessein de fonder une cité nouvelle. Le concept de colonia, propre au monde romain, implique en fait (et aujourd'hui encore dans les langues modernes) la domination du colon et de celui qui le délègue, dans l'intention première d'exploiter les ressources d'un territoire. Le Grec parle de son côté d'apoikia, et nomme apoikismos le mouvement afférent, lequel est sans rapport avec l'idée d'exploitation. Apoikia signifie «éloignement du foyer», séparation du milieu d'origine; c'est de cela dont il est question, et de rien d'autre. Ainsi rien ne nous autorise à supposer qu'une entreprise d'exploitation impérialiste ait motivé le mouvement grec, bien que chacun persiste à le qualifier de «colonial» par tradition, tout en convenant de l'anachronisme et de l'impropriété du terme.

Sur la conquête de l’Amérique et la colonisation du monde :

Cette conquête unifiait pour la première fois l'ensemble du monde habité, du moins du point de vue des Européens. Elle reposait non seulement sur la maîtrise de technologies nouvelles mais aussi, et surtout, sur une volonté de savoir et de domination qui voyait dans l'exploration géographique un des moyens de la colonisation du monde, et que renforçait l'assurance d'un monothéisme arrogant et intolérant. Les Arabes et les Chinois, et bien d'autres avant eux, avaient disposé de ressources équivalentes ou même supérieures à celles des Européens, mais aucun de leurs empereurs n'avait si fortement associé le savoir à l'esprit de conquête et à la « soif de l'or ».

La conquête des Amériques est le premier acte d'une colonisation universelle qui allait donner aux Européens du xve au XIXe siècle les moyens d'un contrôle économique sans précédent des ressources du monde habité – mais qui semble maintenant s'achever.

Une stratégie, celle du capitalisme, de l'expansion croissante de la production de ressources et de biens, devenait ainsi l'outil d'un impérialisme de type nouveau qui ne reposait pas seulement sur les convictions religieuses et les ressources militaires, mais aussi sur l'emploi de moyens de domination étroitement liés aux savoirs des ingénieurs et des banquiers.

La colonisation des Amériques consacre l'alliance entre le capital et la science pour jeter les bases d'un monde unifié. Les entreprises privées coloniales, par exemple les compagnies hollandaises des Indes orientales et occidentales, deviennent des sortes d'organismes parapublics dotés de pouvoir régaliens et de la faculté de lever des armées.

Cette unification du monde est d'abord celle des marchés qui s'enrichissent des profits énormes de l'exploitation des mines en Amérique, du commerce maritime des épices et de la traite. Autant les esclaves étaient rares dans l'Occident chrétien, autant au XVIe siècle ils deviennent la pierre angulaire du commerce triangulaire entre les Amériques, l'Afrique et l'Europe. Le XVIIIe siècle voit l'émergence des empires coloniaux ainsi que l'affirmation de l'échange inégal et imposé entre l'Europe et le reste du monde.

On ne saurait en effet oublier que la colonisation des Amériques s'est faite au prix de la déportation et de l'esclavage pendant trois siècles de plus de 10 millions d'êtres humains – ce qui est désormais reconnu comme un crime contre l'humanité. Que l'esclavage ait existé dès les premières grandes civilisations urbaines et que l'Afrique subsaharienne ait été déjà au Moyen Âge ponctionnée par la traite dite « orientale» en direction du monde musulman n'en exonèrent pas pour autant les puissances occidentales. Ce commerce triangulaire, qui fit la fortune de Bordeaux, de Nantes ou de La Rochelle, comme de Londres, de Liverpool et de Bristol, se faisait aux dépens des populations de l'Afrique occidentale, et jusqu'en Angola, déstructurant durablement ces régions.

Sur la révolution industrielle et ses conséquences :

Au XVIIIe siècle se font jour les prémices d'une société industrielle avec les premières machines à vapeur capables d'extraire l'eau des mines, la première coulée de fonte au coke, la mise au point des machines à filer et les expériences d'éclairage au gaz. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne augmente considérablement sa production manufacturée et devient un pays préindustriel qui jette les bases de la nouvelle économie mondiale. La déclaration d'Indépendance des colonies britanniques en 1776 ne change pas immédiatement la donne, mais elle ouvre la voie à la colonisation de l'ouest du continent nord-américain et à la création d'une puissance économique d'un nouveau genre, les États-Unis d'Amérique, colonie qui devient elle-même colonisatrice.

Désormais la révolution industrielle est en marche; elle accompagne la constitution et l'expansion d'un colonialisme appuyé sur les ressources économiques et militaires des grands États européens.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Je lis tous les romans de Philippe Besson depuis la publication du premier, En l’absence des hommes, en 2001. Certains font partie de mes romans préférés en littérature française, d’autres m’ont laissé un goût plus mitigé, en particulier depuis quelques années. Sa proximité affichée avec Emmanuel et Brigitte Macron m’a probablement refroidi sur l’auteur, dont j’ai parfois dit que j’aimais les livres mais pas la personnalité.

Je continue toutefois à lire ses romans à chaque sortie, et c’est ce que j’ai encore fait avec Vous parler de mon fils, publié aujourd’hui chez Julliard, et que j’ai lu entre ce matin et ce soir.

Je vous demande de vous mettre à notre place. Un instant. Rien qu'un instant. Votre enfant vient vous raconter l'humiliation, la persécution, le bannissement. C'est votre fils, votre fille, il a douze ans, elle en a huit ou quatorze. C'est la chair de votre chair, ce que vous avez de plus précieux au monde. C'est l'être que vous devez protéger, défendre, soutenir, aider à grandir. Et il vient vous avouer cela. Vous y êtes ? Vous la devinez, votre stupéfaction ? votre culpabilité ? votre douleur ? votre colère ? Ça vous envahit, pas vrai ? ça vous submerge, ça vous dépasse, ça vous anéantit. Et ça, ce n'est que le début. Que les toutes premières minutes.

Cette fois, Philippe Besson s’attaque au thème du harcèlement scolaire, avec une pointe d’homophobie, et du suicide chez les adolescents. On pense bien sûr à Lucas, ce jeune adolescent de 13 ans qui s’était donné la mort en 2023 après avoir subi du harcèlement homophobe au collège ; le livre lui est d’ailleurs discrètement dédié.

Lorsque j’ai découvert la quatrième de couverture, j’ai été un peu inquiet. J’avais peur que le choix du sujet soit un peu opportuniste et le contenu un peu convenu. C’est parfois le travers des romans les moins personnels de Philippe Besson, quand il se saisit d’un sujet de société « dans l’air du temps », comme il l’avait fait maladroitement à mon avis en 2023 avec les violences conjugales et le féminicide dans Ceci n'est pas un fait divers, un livre correct mais qui manquait d’âme.

Cette fois, il y a de l'émotion, même si je n'arrive pas à savoir quelle part revient au sujet, à ma sensibilité à l’égard de cette histoire, et à l'auteur lui même par son écriture. Ce qui est sûr, c’est que la frontière est fine entre l’émotion et le mélodrame ; à chaud, je n’arrive pas à déterminer si Philippe Besson reste toujours du bon côté au fil du texte.

Malgré ces réserves qui ne sont peut-être que des a priori négatifs de ma part, j’ai été touché par ce roman. Comme toujours avec Philippe Besson, le texte est court et fluide, les phrases et les chapitres s’enchainent facilement, et on se surprend parfois à être saisi au vif par une phrase qui vise juste au milieu d’un paragraphe qui peut sembler banal. En tout cas, pour moi, cela a fonctionné. Ce n’est peut-être pas son meilleur roman, mais c’est tout de même une réussite.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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J’avais prévu de terminer l’année 2024 avec un tout autre livre, mais Cosmogonies, la préhistoire des mythes de Julien d’Huy m’a tellement plu que j’ai finalement eu envie de poursuivre avec le second ouvrage publié par cet auteur, toujours chez La Découverte, en septembre 2023 : L’aube des mythes, sous-titré Quand les premiers Sapiens parlaient de l'Au-delà.

On sait bien peu de choses sur la façon dont nos ancêtres préhistoriques concevaient la mort. Le faible nombre de sépultures paléolithiques attestées, la difficulté à interpréter les vestiges exhumés ou à attribuer l'enterrement et le traitement réservé aux corps à des rituels funéraires ne permettent guère d'en inférer des représentations.

Pourtant, les humains qui nous ont précédés devaient avoir des croyances à propos de l'Au-delà. Leur refuser de s'être interrogés sur cette perspective, au même titre que nous le faisons, reviendrait à oublier notre appartenance commune à une même espèce. Mais comment combler les lacunes de l'archéologie ? Après Cosmogonies , qui avait démontré la robustesse des méthodes phylomythologiques pour reconstituer les mythes du passé en retraçant la généalogie de ceux qui nous sont connus, Julien d'Huy s'attelle ici à répondre à des questions fondamentales : à quoi les premiers Homo sapiens attribuaient-ils leur finitude ? Dans leur esprit, l'humanité était-elle mortelle dès l'origine et, sinon, comment l'est-elle devenue ? Sous quelles formes se figuraient-ils leur dernière demeure et le chemin qui y menait ? Croyaient-ils en une vie après la mort et à la possibilité de revenir de l'autre monde ? Comment envisageaient-ils les relations entre les morts et les vivants ?

C'est dans ce voyage fascinant, véritable archéologie de la psyché, que nous entraîne l'auteur, en montrant la force avec laquelle certains mythes hérités de nos lointains devanciers continuent de nous influencer dans l'art, la philosophie, la religion, voire la science, sécrétant toujours un puissant imaginaire autour de notre questionnement ultime.

L’objet de cet ouvrage est un peu plus précis que le précédent de Julien d’Huy : là où le premier présentait la méthodologie phylomythologique et les enseignements qu’elle permettait de tirer sur l’histoire humaine à travers quelques mythes généraux, celui-ci s’intéresse plus précisément à l’origine et à l’évolution des mythes sur la mort et les rapports de l’humanité à celle-ci.

Julien d’Huy s’appuie sur la mythologie mondiale, applique sa démarche scientifique inspirée de la phylogénétique appliquée aux mythes, et confronte ses résultats aux connaissances obtenues par d’autres chercheurs par d’autres sources, comme l’archéologie ou l’art rupestre.

Comme le premier ouvrage, celui-ci est passionnant du début à la fin : le déroulé de la démarche phylomythologique plait à mon côté scientifique ; l’utilisation de la mythologie mondiale comme corpus de sources plait à mon côté littéraire ; les enseignements que l’auteur en tire sur le passé lointain de l’humanité répond à mon goût pour l’histoire ; quand au thème des rapports entre l’être humain et la mort, il s’agit d’une interrogation probablement universelle qui ne me laisse pas non plus indifférent.

Je suis donc ravi d’avoir poursuivi ma découverte des recherches de Julien d’Huy avec ce second ouvrage, parfait pour acheter mon année 2024 de lecture.

Pour finir, je vous propose quelques citations extraites du livre :

Sur le rôle consolateur des mythes sur la mort :

Les mythes d'origine de la mort ont d'abord en commun de réduire le scandale de la mort à la répétition d'un acte premier, à un déjà-vu mythologique. Chacun serait voué à répéter un jour cet événement lointain mais toujours recommencé. Ils jouent ainsi un rôle d'apaisement.

Sur les liens entre mythes, fatalité et liberté :

Penser le mythe comme mythe nous libère. Il n'est pas sûr, naturellement, que l'effet suive la cause, et que l'Homme libre un instant ne recherche pas au plus vite une nouvelle prison, une nouvelle cage où s'enfermer. La perte d'un mythe ne conduit souvent qu'à en engendrer un autre. Cependant, par l'aperçu qui lui aura été donné des possibilités de son esprit, ce bref instant de liberté pourra lui offrir un avant-goût de liberté. Longtemps après que le premier effet s'en sera estompé, il continuera à susciter une réflexion sourde, qui fait que plus jamais, peut-être, l'Homme n'adhérera tout entier aux récits qu'on lui offre.

Sur la singularité de l’humanité, en tout cas telle qu’elle se perçoit :

Le proto-mythe du Soleil chassé nous conduit à faire un dernier constat. Le fait qu'il intercale une action humaine dans la succession d'événements qui expliquent la mort et la renaissance de l'astre suggère que les premiers Sapiens ne se voyaient pas comme de simples spectateurs de la disparition et de la renaissance du Soleil, mais comme des actants, chassant et ressuscitant l'étoile. Ce point est à rapprocher de la coutume sans doute aussi ancienne qui consistait à produire le plus de bruit possible lors d'une éclipse pour faire fuir la créature qui s'attaquait à l'astre.

Ces éléments laissent supposer que les premiers humains anatomiquement modernes, par leur action, s'imaginaient faire en sorte que le monde ne puisse pas être autrement qu'il n'est. Si on peut y voir un besoin de s'intégrer à un tout, de se relier de corps et d'esprit à l'ordre naturel des choses, ne faut-il pas y lire aussi une envie d'être essentiel à la bonne marche de l'univers ? Se rêvant d'importance, l'humain se serait vu comme un réparateur du monde, garant de sa stabilité. L'humain ne se serait pas imaginé ne pas être ou le monde être sans lui.

En participant ainsi au fonctionnement et aux origines du monde, il paraît prendre conscience très tôt de son irréductibilité parmi les vivants. Cette singularité se retrouve dans sa conception du temps. Les premiers Sapiens concevaient non seulement l'écoulement du temps, de la naissance à la mort, mais aussi sa répétition. Associée à la conscience des contraintes (la mort est inévitable) et des transformations (le corps de l'être vivant se décompose à sa mort mais continue à exister sous une autre forme), Homo sapiens franchit dès l'Afrique une étape fondamentale vers sa modernité. Cependant, à la différence du Soleil et des animaux (héliophores), l'Homme, à sa mort, pense partir sans retour physique. Dès cette période se serait donc établie une certaine conscience de l'altérité, un « nous » humain s'inscrivant contre le « nous » animal. L'être humain devait se sentir non comme étranger à la communauté des autres êtres vivants, mais comme différent, appartenant à une communauté se construisant à la fois avec et contre les morts.

Sur la trace laissée par chacun dans l’histoire à travers les mythes :

La mythologie comparée montre ainsi que nombre de nos mythes, de nos récits, de nos images, émergent des profondeurs de notre histoire, bien au-delà de la simple parenthèse de nos vies individuelles. En reprenant et en reproduisant les histoires du passé, nous devenons nos propres précurseurs et laissons une trace ineffaçable car nécessaire dans l'histoire de l'humanité. Chacun ajoute sa pierre à la demeure commune, récoltant d'hier les mythes de demain pour construire, chacun à sa façon, la partie de la maison qui lui a été donnée. Cette répétition nous unit également, puisque les fondations de cette maison sont communes, érigées à partir d'un même foyer : l'Afrique. De cette époque demeure quelque chose dont tout humain est le dépositaire.

Sur le même thème, mais exprimé de façon plus succincte :

Vivre, c'est donc accepter de mourir, sachant que notre participation à la transmission de la grande parole des humains suffit à nous rendre immortel. Il s'agit dès lors moins de s'ériger contre le destin de l'Homme que d'y prendre une part singulière.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Cosmogonies, sous-titré La préhistoire des mythes, est un ouvrage de l’historien et mythologue Julien d’Huy, publié octobre 2020 chez La Découverte. J’ai eu envie de le lire après l’avoir vu cité à plusieurs reprises dans Avant nous le Déluge !, l’humanité et ses mythes de Jean-Loïc Le Quellec, qui a d’ailleurs été le directeur de thèse de Julien d’Huy.

Comment expliquer les ressemblances troublantes que l'on observe entre des mythes dont l'aire de répartition fait parfois le tour de la Terre, alors même que les populations auprès desquelles ils ont été recueillis, distantes dans l'espace ou dans le temps, n'ont pu se côtoyer ? Se pourrait-il que cet air de famille relève non de convergences fortuites mais de véritables liens de parenté unissant des récits transmis de génération en génération au fil du peuplement humain de la planète ? En empruntant aux biologistes de l'évolution leurs méthodes statistiques de classification des espèces du vivant sous forme d'arbres phylogénétiques, cet ouvrage novateur entreprend d'étayer de manière rigoureuse une intuition fondatrice de la mythologie comparée.

De Polyphème à la Femme-Oiseau et à la Ménagère mystérieuse, en passant par le Plongeon cosmogonique, le Soleil volé et les mythes de matriarchie primitive, Julien d'Huy montre comment des récits apparemment disjoints les uns des autres se ramifient autour de troncs communs, qui s'enracinent dans les profondeurs de la Préhistoire. Suivant leur évolution, ponctuée d'altérations, d'emprunts et d'oublis, au gré des pérégrinations de notre espèce, il retrace la généalogie de grandes familles de mythes qui se sont propagées depuis des temps immémoriaux.

Mais la reconstitution de ce processus de transmission d'un patrimoine mythologique ouvre une perspective plus vertigineuse encore : reconstruire les proto-récits dont les versions documentées sont issues ; autrement dit, faire à nouveau résonner les premiers mythes de l'humanité et appréhender la vision à travers laquelle nos lointains ancêtres donnaient sens au monde qui était le leur.

La vulgarisation scientifique est, comme la cuisine, un art délicat où l'équilibre est roi : trop légère, trop simple, elle laisse le lecteur sur sa faim ; trop lourde, trop riche, elle peut lui faire frôler l'indigestion. Si le livre de Jean-Loïc Le Quellec était une bonne introduction à la mythologie comparée mais m’avait laissé un goût d’inachevé, cet ouvrage de Julien d’Huy est plus complet et plus complexe. J’ai parfois eu du mal à comprendre dans le détail tous les arguments techniques, mais il me semble avoir tout de même réussi à suivre le raisonnement d’ensemble, que l’auteur prend d’ailleurs la peine de synthétiser régulièrement dans les conclusions intermédiaires et les transitions entre les chapitres. L’équilibre a parfois été précaire pour le novice que je suis, mais je suis allé jusqu’au bout et surtout, j’ai été captivé du début à la fin, ce qui est plutôt un très bon signe.

Julien d’Huy est un scientifique rigoureux, cela se sent en le lisant. Tout au long du livre, il explique clairement la méthodologie de ses recherches, présente ses résultats, propose des explications et des scénarios qu’il confronte aux résultats obtenus par d’autres chercheurs avec d’autres méthodologies. Le livre retrace à la fois le fil de ses recherches et de ses « découvertes ».

La démarche scientifique est passionnante à suivre et le résultat est vertigineux. Les scénarios présentés par l’auteur forment une ébauche de récit, une proto-histoire du peuplement humain à travers la diffusion et l’évolution de ses mythes, ainsi que des pistes sur l’organisation des sociétés d’alors.

Si certains pensent que les recherches en sciences humaines et sociales sont des pertes de temps, je pense au contraire qu’elles sont essentielles et que ce livre en est la parfaite illustration. D’une certaine façon, cela m’a fait la même impression que lors de ma lecture passionnée et passionnante de The Dawn of Everything, a New History of Humanity de David Graeber et David Wengrow, un livre qui m’avait émerveillé et beaucoup marqué.

J’ai envie de vous laisser avec quelques extraits de ce livre :

Une première citation, sur l’impact des mythes sur la psychologie :

Prendre conscience de l'enchaînement des causes conduisant à répéter sans cesse les mêmes histoires, loin de produire l'effet d'une fatalité insupportable, permettrait plutôt de la déjouer. S'il nous est impossible de nous débarrasser des mythes, nous gardons le pouvoir de les apprivoiser, de les domestiquer, voire d'en refuser certains. Et en cela nous sommes libres de notre chemin, capables de nous écarter d'un discours mythologique qui pourtant nous a façonné.

Et surtout ce passage, que je trouve sublime, sur les grandes migrations qui ont donné lieu au peuplement de la planète depuis le berceau africain de l’humanité :

Au-delà des raisons de ce départ au gré des variations climatiques et des opportunités cynégétiques, c'est la témérité de l'expédition qui interroge. Ce que nous apprend l'étude de la mythologie à cet égard, c'est qu'Homo sapiens est une espèce affabulatrice qui croit dans ses mensonges. Cette confiance de l'Homme en ses récits fondamentaux, sa capacité à se fier à eux et à s'abandonner à la parole de ceux qui les lui ont transmis pourraient avoir permis à nos ancêtres d'aller toujours plus loin, d'explorer de nouveaux milieux, d'expérimenter des matières premières et des sources d'alimentation inusitées, voire de faire face à des prédateurs insoupçonnés ou à d'autres hominidés... Si le monde est hérissé de frontières, physiques – montagnes, fleuves, éco-zones, etc. – et symboliques, l'imaginaire les ignore. Les mythes peuvent ainsi escorter les hommes, comme autant de compagnons rassurants. Ils sont capables d'expliquer le monde et de réduire le chaos et les contradictions à l'unité, préparant les voyageurs à affronter le nouveau en le subsumant sous le connu. Les premiers Hommes ayant quitté l'Afrique devaient avoir suffisamment foi dans la puissance explicative de leurs mythes pour braver les dangers et s'aventurer au-delà des sentiers battus. La peur de l'inconnu était pour eux moins forte que le pouvoir, dont ils investissaient les mythes, de l'expliquer.

Et pour finir, cet extrait de la conclusion :

Or prendre conscience que la version du mythe que je connais n'est pas la seule, que d'autres coexistent avec elle comme manifestations d'un même type, revient à appréhender l'identité dans la différence. La personne que j'ai en face de moi, qui connaît une autre version de mon mythe, apparaît dans sa singularité propre, comme détentrice de sa propre lecture d'un même récit. Mon mythe n'est plus seulement cet objet que je pensais propre à ma culture, ce bien de famille transmis de génération en génération, mais un patrimoine en partage, compris et restitué par l'autre à travers sa vision du monde. Il est autant à lui qu'à moi. Son récit a la même structure que le mien, ce qui implique que, au-delà de différences de forme, nos points de vue ne sont pas incommensurables. Les deux versions du mythe forment un tout, me poussant à inclure l'autre dans mon humanité, et ce même si nous ne sommes pas d'accord entre nous. [...]

Par ce processus, il y a passage de la confrontation au dialogue. Dans le dialogue, « les interlocuteurs s’accordent sur ce dont ils parlent pour pouvoir être en désaccord sur ce qu’ils disent ». Parlant du même mythe, nous savons que nous parlons de la même chose, mais différemment. [...]

Dans ces conditions, aucune version actuelle d’un mythe ne peut plus se prévaloir d’une quelconque antériorité chronologique. La multiplicité des versions et leurs filiations multiples nous dépassent, ouvrant la voie à une communication réciproque et généralisée. Que le partage d’anciennes croyances ait précédé l’établissement des différences contemporaines m’oblige à quitter la position autocentrique qui était la mienne pour considérer le discours de l’autre comme apparenté au mien. Tout en faisant droit à la diversité des cultures, l’approche phylogénétique des mythes contribue à reconnaître au discours d’autrui une appartenance à un fonds commun de l’humanité, perdurant au-delà des façons particulières, propres à chaque tradition, d’exprimer le monde.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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A King in Waiting est le troisième tome des Immortal Investigations, la saga d’urban fantasy de l’auteur australien Michael Cronk, également connu pour sa chaîne YouTube The Book Guy. J’ai contribué au financement participatif des trois premiers tomes et j’achève ma lecture des trois tomes, que j’ai dévorés l’un après l’autre en quelques jours.

In the middle of the night, a hooded stranger arrives on Jason’s doorstep begging for help, with a terrifying assassin close on their heels. The stranger is a witch named Leslie Toussaint, and they need Jason’s detective skills to find out who sent the assassin.

Leslie is a historian, and they may have stumbled upon a great secret of the past. A secret that someone wants to keep hidden at all costs.

Silvana sees this as an opportunity. A historian could help her finally uncover her own past, and she will take any risk to discover the truth. But will she like what she finds?

Jason must track down who is behind this deadly assassin. More importantly, he must uncover the secret that someone is trying to hide, lest history repeat itself. But Jason has no idea how much this secret could change the world forever.

Ce roman est à la fois le plus ambitieux et le plus réussi des trois premiers de la saga. Le récit est palpitant, les enjeux sont immenses. L’univers imaginé par l’auteur s’étend, son histoire et sa mythologie s’approfondit, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’un des personnages de ce roman est historien·ne. Puisque je parle des personnages, ils sont toujours aussi attachants, sinon plus (mention spéciale pour Jason, Silvana et Freddie, mais aussi pour Edward). Tous les ingrédients sont donc réunis pour un excellent roman, et j’ai été captivé du début à la fin.

Je ne l’avais pas encore fait en parlant des deux premiers romans, mais il y a plusieurs points que je me dois d’évoquer car ils concernant les trois tomes de la saga. D’abord, Michael Cronk propose un ensemble de personnages dont la diversité est le maître mot : diversité d’origines sociales et ethniques, diversité de genre, diversité d’orientation sexuelle, le tout avec une fluidité (de genre, haha) remarquable, loin des stéréotypes que l’on peut voir parfois. Ensuite, l’auteur parle parfaitement de santé mentale et de handicap. Ces sujets de représentation, Michael Cronk en parle toujours très justement sur sa chaîne YouTube, et j’apprécie beaucoup de voir qu’il le fait également parfaitement dans ses romans.

Ce roman est clairement mon préféré parmi les trois premiers tomes de la saga. Tous les arcs narratifs ne sont pas encore bouclés, mais c’est un très bel aboutissement pour l’histoire débutée dans le premier tome. Les révélations finales laissent en tout cas espérer de grandes choses pour la suite. Je dois dire que j’ai assez hâte de lire les prochains romans du cycle, même si je sais que l’auteur va devoir prendre un peu plus son temps après une année 2024 épuisante pour nous proposer en une seule fois les trois premiers romans.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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