Zéro Janvier

Chroniques d'un terrien en détresse – Le blog personnel de Zéro Janvier

Resist Fascism est une anthologie de nouvelles dirigée par Bart R. Leib et Kay T. Holt et publiée en 2018 chez Crossed Genres Publications. Comme son titre l’indique, elle regroupe des textes appelant à résister au fascisme dans ses ré-incarnations contemporaines. Comme l’anthologie Recognize Fascism publié deux ans plus tard et dont je vous parlais il y a peu, elle le fait à travers des nouvelles de science-fiction ou de fantasy.

RESIST. ANY WAY YOU CAN.

The world is in turmoil. The world is always in turmoil, but in recent years, people have seen violence and hatred become proud instead of ashamed. What meager rights we've fought for are being deliberately eroded. And the vulnerable have any help stripped away. All of this is happening openly and without fear of reprisal. And the worst perpetrators are some of the largest governments of the world.

Resisting the spread of fascism is as important now as it was 75 years ago. And there are many effective ways to resist.

Je vous propose un aperçu de chacune des neuf nouvelles qui composent le recueil :

  1. To Rain Upon One City de Rivqa Rafael nous plonge dans un ghetto urbain où sont tassés des réfugiés (pensez à la « jungle de Calais ») et raconte la tentative d’une jeune fille pour échapper à ce destin à travers le sport et l’esprit de communauté
  2. 3.4 oz de R.K. Kalaw nous parle d’immigration, de contrôle aux aéroports et de la société de surveillance
  3. In the Background de Barbara Krasnoff met en scène des figurants pour une série télévisée à succès, impliqués dans des actes de résistance politique
  4. The Seventh Street Matriarchy de Marie Vibbert aborde les questions du logement urbain, de la spéculation immobilière, et de la corruption des décideurs
  5. We Speak in Tongues of Flame de J L George illustre la magie du dessin, et de l'art en général, face à une dictature militaire
  6. Meet Me at State Sponsored Movie Night de Tiffany E. Wilson nous fait rencontrer une bande d'adolescents qui résistent à leur façon à l'occasion d’une soirée ciné où n’est proposé qu’un programme unique approuvé par le pouvoir
  7. Ask Me About My Book Club de M. Michelle Bardon met en scène un club de lecture composé de sorcières, dans un monde où les dragons ont pris le pouvoir et ont interdit la sorcellerie, prétexte à nous parler de dette étudiante et de l’emprise du capitalisme sur nos vies et nos choix
  8. Pelecanimimus and the Battle for Mosquito Ridge de Izzy Wassersteinn se déroule en 1937, en pleine guerre d’Espagne et raconte comment la réapparition des dinosaures fair basculer la lutte des anarchistes face au champ fasciste
  9. Meg's Last Bout of Genetic Smuggling de Santiago Belluco raconte une histoire de contrebande génétique entre Mars et la Terre, et en particulier un Texas désormais indépendant et fasciste

Le niveau est plutôt homogène : hormis une petite baisse de régime au milieu du recueil, j’ai beaucoup aimé ces nouvelles, toutes courtes. L’ensemble tient sur 115 pages et se lit facilement. Les textes sont originaux, joliment écrits et jouent parfaitement sur le décalage de leurs univers de science-fiction ou de fantasy pour nous parler de nos sociétés d’aujourd’hui.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Invention et jeux de pouvoir est la quatrième anthologie de nouvelles staempunk des éditions Oneiroi. Après Ecologie et folie technologie, Mécanique et lutte des classes, et Exploration et frontières culturelles, la maison d’édition spécialisée dans le steampunk revient avec un nouveau recueil de nouvelles autour d’une thématique commune :

Le steampunk joue avec l’histoire du XIXe siècle, la tord et en imagine des ressorts différents de notre réalité. Dans cette anthologie, vous marcherez dans les pas d’inventeurs en quête de gloire, de pouvoir, de connaissance ou d’argent. Pris dans les feux croisés de la politique, ces ingénieurs interrogent leur sens moral : ils devront décider entre mettre leur création au service du gouvernement ou du peuple. Cependant, ce choix leur appartient-il vraiment ? Pour le meilleur ou pour le pire, ou juste différemment. Prenez place dans notre machine à remonter le temps !

Au programme, quatre nouvelles :

  • Le Prix du charbon d’Alexandre Boise : à partir d’un protagoniste plutôt antipathique à mon goût, l’auteur parvient à construire un récit plaisant autour d’un complot, autour du Président de la République et du général Boulanger, à l’occasion d’une exposition universelle à Paris (décidément un trope courant en steampunk) ; ce n’est pas ma nouvelle préférée du recueil, mais elle est tout de même sympathique à lire
  • Prophétesse de Sacha Page : dans une Rome antique où le culte d'Isis a prospéré et où des animaux mécaniques et des automates sont conçus et fabriqués grâce à l'ingénierie venue de Grèce, une prêtresse cherche à utiliser la religion à des fins politiques, sur fond de lutte pour la libération et l’affranchissement des esclaves
  • Zvukofon de Matthieu Clerjaud : dans un pays slave fictif mais similaire à la Russie tsariste, un inventeur bien intentionné mais peu politisé découvre les usages politiques de la technologie et notamment comment les techniques de communication qu’il invente peuvent être utilisées à des fins de propagande
  • Soleil noir de Paul Carto : sous la Second Empire, en pleine rivalité avec la Prusse, deux frères inventeurs issus d'une famille de la noblesse bretonne opposée à l'Empire veulent éviter que leurs invention ne tombe entre de mauvaises mains

Si je devais faire un classement de ces quatre nouvelles, je dirais que la deuxième et la troisième sont clairement au-dessus du lot, tandis que la première et la dernière sont plaisantes sans m’avoir autant plu. Dans l’ensemble, c’est un recueil bien construit et agréable à lire, mêlant émerveillement, dépaysement, et réflexion sur les usages politiques de la technologie. Si ce n’est pas l’essence même du steampunk, que demande de plus ?

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Ton absence est un roman de Guillaume Nail publié en 2022 aux Editions du Rouergue. Je l’ai vu passer il y a quelques jours sur le profil GoodWyrm d’un lecteur dont j’apprécie les avis et le résumé m’avait donné envie de le lire :

Ça fait comment quand on désire pour la première fois ? Quand la curiosité laisse sa place à l’attirance ? Quand toutes nos pensées vont vers un seul être ?

Le temps d’un stage BAFA, dans les lumières de l’été, Léopold s’éprend de Matthieu. Mais sa bande de potes, menée par Damien, un garçon dominateur et toxique, va très vite se mettre entre lui et son désir. Sous le soleil, l’ambiance s’épaissit et les tensions poussent le groupe au bord de l’explosion.

En apparence, cela pourrait sembler une histoire banale comme on en a déjà lu à de nombreuses reprises. Cela commence d’ailleurs comme on peut s’y attendre : Léopold est attiré par Matthieu qu’il vient de rencontrer mais il est tiraillé entre ce désir naissant et la fidélité à son groupe d’amis.

Malgré cela, j’ai été happé par ce roman. Peut-être en raison du style fluide et tranchant de l’auteur. Peut-être aussi pour ce petit quelque chose d’indéfinissable qui change un peu par rapport aux récits de ce genre. Le texte alterne des instants lumineux, porteurs d’espoir, et des moments plus sombres, empreints de mélancolie. L’équilibre est fragile, comme le lien entre Léopold et Matthieu. Quand la forme épouse le fond, c’est souvent bon signe.

J’ai dévoré les cent vingt pages de ce roman entre hier soir et ce matin, ce fut une parenthèse bienvenue dans une actualité difficile.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Une République à bout de souffle est un essai publié au Seuil dans la collection Libelle qui propose des textes courts signés par des auteurs engagés. C’est le cas de Fabien Escalona, docteur en science politique, journaliste au pôle politique de Mediapart, et donc auteur de cet essai consacré à la crise que traverse la Ve République.

La crise de régime que nous vivons en France n’est pas qu’une affaire de droit constitutionnel. Elle touche les institutions, mais aussi les compromis sociaux et l’horizon de sens donné au pays. Sur ces trois dimensions, la Ve République accumule désormais les contradictions et les archaïsmes. Sa vulnérabilité augmente face aux tentations autoritaires. Un nouveau partage des pouvoirs serait salvateur, pour une République enfin sociale et écologique.

L’introduction part du constat d’une année politique 2022 marquée par une campagne présidentielle amorphe, sans réel débat de fond, suivie d’élections législatives qui ont privé le président tout juste réélu d’une majorité absolue dont il avait bénéficié, comme la plupart de ses prédécesseurs, lors de son premier mandat. Pour Fabien Escalona, il s’agit de l’aboutissement d’une crise démocratique et politique majeure.

L’auteur déroule ensuite son analyse et son argumentaire dans 5 courts chapitres :

  1. Une crise rampante de légitimation, qui analyse la crise de représentation et le fossé grandissant entre la nation et ses représentants
  2. La cohérence initiale de la Ve, qui rappelle les circonstances de la naissance de la Ve République et les trois piliers sur lesquels étaient basés la légitimité du régime : la primauté et l’autonomie de l’exécutif ; une prospérité visible et (relativement partagée) ; la grandeur maintenue d’une nation devenue post-impériale
  3. La désarticulation du régime, qui montre comment ces trois piliers ont été fragilisés voire se sont effondrés au cours des dernières décennies
  4. Le macronisme comme « garant en dernier ressort » du régime, où l’auteur explique l’épisode macroniste débuté en 2017, loin de remettre en cause les fondamentaux de la Ve République, en est le dernier avatar ; si le macronisme a profité de la décomposition des deux grands partis historiques de la Ve République, il est aussi la dernière tentative de maintenir en vie un régime à l’agonie
  5. Pour un nouveau régime, où Fabien Escalona fait des propositions pour rénover la vie politique et sociale, en en garde contre des rénovations purement cosmétiques de nos institutions et appelant d’abord à la fondation d’un nouveau contrat social qui devra ensuite inspirer un nouveau régime à construire

Avec ses cinquante pages, le texte va à l’essentiel , le style est clair, et c’est très bien ainsi. Je l’ai lu en une petite heure ce matin, ce fut une lecture agréable et qui éclaire les débats contemporains.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Recognize Fascism est une anthologie de nouvelles en langue anglaise, publiée en 2020 chez World Weaver Press sous la direction de Crystal M. Huff.

Across many worlds and many timelines, these stories depict the moments when people see the fascism in front of them for what it is, accept it as real, and make the choice to fight it. Who are the canaries in the coal mine? When can the long-hidden voice no longer be ignored? Anti-fascist rebellion can take many forms. A transgender woman living on an artificial satellite learns to reject oppression via poetry. A machine ethicist finds a way to dance with her gods in a surveillance state. An unlikely golem hears a new call to action. A jailed musician rediscovers the music of rebellion.

Will you recognize fascism and join the revolution?

Toutes les nouvelles de ce recueil appartiennent au genre des littératures de l’imaginaire : ici, cela va de la fantasy à la science-fiction lointaine façon space-opéra, en passant par l’anticipation plus proche de nous (géographiquement et temporellement).

L’autre point commun des textes regroupés dans cet ouvrage, c’est leur thématique : elles mettent toutes en scène des personnages en lutte contre des sociétés fascistes ou pré-fascistes. Dans la plupart des cas, ce sont des personnages marginalisés d’une façon ou d’une autre : racisés, LGBT, atteints de troubles mentaux … et il arrive que certains protagonistes cumulent plusieurs de ces « étiquettes ». C’est évidemment un parti pris des auteurs et de l’éditrice de cette anthologie : donner la parole à celles et ceux qui souffrent le plus du péril fasciste.

Ce qui traverse chacune des nouvelles, c’est la question de la prise de conscience et de la mise en action d’individus lambda face à la menace fasciste, qu’elle soit encore latente ou déjà imprégnée dans la société.

Le recueil regroupe 22 courtes nouvelles : elles dépassent rarement la vingtaine de pages, je pense que la moyenne doit se situer entre dix et quinze pages par nouvelle. Cette relative brièveté des textes ne m’a pas dérangé, car chacun des 22 auteurs parvient à donner vie à son univers en quelques pages. On passe d’un monde à l’autre et on perçoit chaque fois parfaitement ce qui est fait la spécificité. On tremble aussi en reconnaissant parfois sous d’autres formes la menace brune à laquelle nous sommes malheureusement habitués de nos jours.

Hormis quelques rares nouvelles, trois ou quatre au grand maximum, que je n’ai pas réussi à apprécier, j’ai beaucoup aimé ce recueil . Outre l’importance à mes yeux du thème, j’ai trouvé que les nouvelles choisies par l’éditrice se complétaient parfaitement tout en formant un ensemble cohérent. Les styles varient, tout comme les émotions ressenties pendant la lecture : la peur, la rage, la tristesse, mais aussi l’envie d’agir, l’espoir, et même une joie teintée de mélancolie en lisant ce premier baiser entre deux jeunes garçons à la veille d’une guerre qui s’annonce sanglante.

En lisant la préface, j’ai découvert l’existence d’une autre anthologie dirigée par Crystal M. Huff sur une thématique similaire Resist Fascism, publiée en 2018, soit deux ans avant celle-ci. Je suis très tenté, il est probable que je vous en reparle prochainement !

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Je suis un peu embêté au moment de refermer ce livre de Didier Eribon, dont j’avais adoré l’essai semi-autobiographique Retour à Reims.

J'ai beaucoup aimé les deux premières parties. La première, sur l'injure comme cause et ciment de l'identité gay, est claire et convaincante. La deuxième, sur l'histoire de l'homosexualité dans la littérature, à travers notamment les figures d'Oscar Wilde, de Marcel Proust et d'André Gide, est peut-être un peu plus verbeuse mais reste intéressante.

Par contre, j'ai totalement décroché dans la troisième partie, consacrée à l'oeuvre de Michel Foucault. Peut-être aurait-il fallu que je sois initié au préalable aux travaux du philosophe, toujours est-il que j'ai trouvé cette partie moins accessible. J'ai donc survolé les derniers chapitres, à regret.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Neo Babylon Nights est un recueil de nouvelles se déroulant dans l’univers de Neo Babylon, créé par l’éditeur Fragging Unicorns Games. Il s’agit d’un univers cyberpunk fantasy qui sert de cadre à leurs jeux Gangs of the Undercity et Subversion.

Pour décrire rapidement cet univers, j’aurais tendance à le définir comme un Shadowrun anarchiste : côté cyberpunk, il y a des hackers, des implants cybernétiques, des corporations, des flics violents et corrompus (qui a dit « pléonasme ? ») ; côté fantasy, on retrouve des elfes, des nains, des orcs, de la magie ; on retrouvait ce mélange des genres dans Shadowru, mais ici l’accent est mis sur des personnages au service de leur communauté, en lutte contre les dominants. Leur mot d'ordre : communauté, action directe, révolution, espoir. En bref : du cyberpunk, mais sans oublier le punk.

Le recueil regroupe onze nouvelles, par onze auteurs et autrices différentes. Dans le détail, on trouve :

  1. Sacred Band de Russell Zimmerman, qui nous présente un groupe de musiciens qui se retrouve au centre d'une révolte populaire
  2. Neo Babylon Beat de Thea Dane, avec une histoire de santé, de magie et d’amour sous l'ombre d'une corporation
  3. Musings of a Matchmaker de Holly Lynn-Greeley Bryant, qui met en scène une entremetteuse très douée pour mettre en relation des personnes, et pas seulement pour former des couples
  4. Parkourier de Clinton Lambert qui raconte la journée d'un contrebandier
  5. A Monopoly on Violence de Ian Boley, entre innovation technologique et guerre des gangs
  6. Prefall de W.F. Cain, qui s’intéresse à la question de l’anxieté et de l’amitié au cours d’une expédition dangereuse
  7. Pride and Prophecy de James Palmer, où on retrouve une tueuse à gage aux prises avec une prophétie
  8. Worlds Apart d’Aiden Jordan, qui met en scène une combattante dévouée à sa communauté
  9. Sevens d’Azathere Lawbringer, qui mêle complot, surveillance de masse et techno-capitalisme
  10. Fresh Ground de Mak Shepard, où la narratrice en pleine réinsertion après sa sortie de prison lutte pour la survie d'un petit commerce de proximité face à une chaîne de franchises
  11. When on High de O.C. Presley, raconte la genèse et la mythologie du monde de Neo Babylon

Contrairement à certains recueils de nouvelles qui alternent le bon et le moins bon, l’ensemble est ici homogène, et plutôt du côté du bon voire du très bon. J’ai eu quelques coups de coeur, notamment pour la première nouvelle, mais elles m’ont toutes plu à leur façon, notamment parce que chacune permettait d’explorer un aspect particulier de l’univers.

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Après King King Théorie de Virginie Despentes, je poursuis mes lectures féministes avec Sorcières – La puissance invaincue des femmes, un essai de la journaliste Mona Chollet publié en 2018.

Dans une longue mais passionnante introduction, l’autrice nous présente la figure de la sorcière, dans son historicité et dans ses représentations et renaissances contemporaines. Elle revient évidemment sur les chasses aux sorcières avant lieu pendant la Renaissance, point de départ de sa réflexion.

Le livre propose ensuite trois chapitres consacrés à trois aspects de la sorcière et donc de la femme rejetée par la société : 1. La femme célibataire, indépendante 2. La femme sans enfant, qui n’en désire pas 3. La vieille femme

Dans un dernier chapitre qui fait aussi office de conclusion, Mona Chollet explore comment les épisodes de chasses aux sorcières ont à la fois symbolisé et mis en pratique un rapport au monde guerrier à l’égard des femmes et de la nature, faisant ainsi un lien entre féminisme et écologie.

Le propos est clair et bien documenté. J’ai apprécié les allers-retours entre l’Histoire et la société contemporaine, comme autant de ponts entre la figure historique de la sorcière et notre rapport actuel à la féminité et plus généralement aux rapports entre les femmes et les hommes.

Dans un style très différent de celui de Virginie Despentes mais tout autant convaincant, Mona Chollet propose un essai passionnant que j’ai pris plaisir à lire, malgré ou grâce au fait qu’il bouscule des idées préconçues. J’ai beaucoup appris en lisant ce livre, et c’est bien là l’essentiel !

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En tant qu’homosexuel et porteur d’un handicap physique, je suis sensibilisé aux questions de domination, d’oppression et de lutte des minorités. Pourtant, le féminisme a longtemps été un angle mort de mon rapport au politique : il m’a fallu quelques lectures et écoutes pour ouvrir les yeux, pour commencer à m’y intéresser et surtout à comprendre que ces questions ne sont pas accessoires, que la lutte contre la domination masculine est indissociable de la lutte contre la domination capitaliste.

Depuis, je cherche à m’éduquer, à me renseigner et à me documenter à ce sujet. C’est ainsi que j’ai commencé il y a quelques semaines à écouter Les couilles sur la table, un podcast créé et animé par Victoire Tuaillon où la journaliste aborde la construction des masculinités d’un point de vue féministe. À l’occasion d’une série de 4 épisodes, elle a reçu et interviewé Virginie Despentes, que je connaissais que « de loin » et que j’ai pu réellement découvrir à cette occasion.

J’avais sans doute déjà vu ou entendu l’autrice et réalisatrice dans des émissions de télévision ou de radio, je connaissais son engagement politique et féministe, j’avais constaté le succès de sa série de romans « Vernon Subutex » que je voyais beaucoup dans les transports en commun à une époque, mais je n’avais jamais lu ses livres ni vu ses films. Dans le podcast, elle parlait notamment de son essai féministe King Kong Théorie publié en 2006, dont j’avais déjà entendu beaucoup de bien. Cette fois, je me suis dit que c’était le moment de combler cette lacune.

Dès les premiers pages, dès les premières lignes, le constat est frappant : c’est une écriture coup de poing, presque orale mais que l’on devine travaillée. Il faut du talent pour poser sur le papier des phrases aussi fluides et puissantes. Sans vouloir tomber dans le cliché, on sent que c’est un texte qui vient des tripes.

En 160 pages, Virginie Despentes nous parle de féminité et dénonce la place respective des femmes et des hommes dans notre société. Les chapitres sont courts et vont à l’essentiel :

  1. Bad Lieutenantes : prologue, où l’autrice se place du côté des « moches », des « exclues du marché de la bonne meuf » tout en fustigeant l’idéal de la femme blanche et convenable véhiculé par l’art et la culture
  2. Je t'encule ou tu m'encules ? : révolution sexuelle des années 1970 mais sans remise en cause de la répartition des tâches domestiques et plus globalement des rapports de force entre hommes et femmes dans la société
  3. Impossible de violer cette femme pleine de vice : le viol
  4. Coucher avec l'ennemi : la prostitution
  5. Porno Sorcières : le porno
  6. King Kong Girl : la féminité et la domination masculine, les rapports de classe
  7. Salut les filles : épilogue, où Virginie Despentes appelle à accompagner la révolution féministe d’une véritable émancipation masculine ; elle nous invite, en tant qu’hommes, à avoir le courage de nous libérer du carcan masculiniste et viriliste

Je débarque évidemment après toutes celles et tous ceux qui ont lu ce livre depuis sa sortie, bien avant moi. Si vous ne l’avez pas déjà lu, je ne peux que vous inviter à le faire, que vous soyez un homme ou une femme, et peut-être plus encore si vous êtes un homme.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Après avoir terminé le cycle de fantasy Earthsea d’Ursula K. Le Guin et un bref interlude politique avec l’essai Parasites de Nicolas Framont, j’avais prévu de m’attaquer à un gros morceau de la fantasy contemporaine : les dix pavés du cycle malazéen de Steven Erikson.

Sauf que ma passion pour l’histoire, la politique, et donc pour l’histoire politique, s’est rappelée à moi et je n’ai pas pu résister : j’ai en effet regardé le week-end dernier les deux premiers volumes de l’excellent documentaire « Ni dieu ni maître, une histoire de l’anarchisme » de Tancrède Ramonet. Dans le générique de fin, j’ai remarqué une mention indiquant que le deuxième épisode devait son titre, La mémoire des vaincus, à un roman de Michel Ragon. Ce titre me disait quelque chose, et pour cause : j’avais déjà acheté ce livre, qui m’attendait sur ma liseuse. Je me suis dit que la coïncidence était trop belle pour ne pas saisir l’occasion : Steven Erikson et ses pavés de près de mille pages pourraient bien attendre une semaine de plus !

Je ne connaissais pas Michel Ragon avant d’ouvrir son roman. Wikipedia m’apprend qu’il est écrivain, critique d’art et littéraire, et historien de l’architecture. Lui-même libertaire, il s’est également intéressé à la littérature prolétarienne et à l’histoire de l’anarchisme. C’est cette thématique qu’il aborde dans La mémoire des vaincus et qui m’avait fait acheter ce roman il y a quelques mois.

Dans cette fresque historique publiée en 1989, à travers la vie du personnage fictionnel d'Alfred Barthélémy et en croisant des figures historiques majeures ou en partie oubliées, l'auteur nous raconte une histoire politique du XXe siècle vue à travers le regard d'un militant anarchiste parisien.

Dans le prologue, le narrateur, alors jeune adulte, rencontre Fred Barthélémy à la fin des années 1940, alors que celui-ci est bouquiniste sur les quais de Seine. Ils se lient d’amitié autour de la littérature libertaire, avant de se perdre de vue. Lorsqu’ils se retrouvent au début des années 1980, le bouquiniste est un vieillard auquel il ne reste que quelques années à vivre. Le narrateur entreprend alors d’écrire la biographie de celui qui a été son guide en politique.

Le récit de la vie mouvementée d’Alfred Barthélémy se déroule alors en cinq longs chapitres :

La petite fille dans la charrette aux poissons (1897-1917) : les jeunes années de Fred, orphelin parisien amoureux des livres, qui rencontre Flora, son premier amour qui saisit la première occasion de fuir sa famille ; c’est la découverte de l’anarchisme et de l'impasse de la propagande par le fait, lorsque Fred se lie un temps avec la bande à Bonnot ; c’est aussi la plongée dans l’horreur de la guerre et des tranchées.

Les poubelles du camarade Trotsky (1917-1924) : comme son titre et ses bornes chronologiques l’indiquent, ce long chapitre est consacré à la révolution russe ; envoyé par l’armée française à Moscou comme traducteur en raison de sa maîtrise de la langue russe, Fred déserte et rejoint la révolution bolchevique ; c’est sans doute ma partie préférée du livre, car elle résume à elle seule l’histoire de l’anarchisme au XXe siècle : des espoirs, des erreurs, des trahisons, des désillusions, des impasses, des échecs, des défaites sanglantes comme celle de la révolte de Cronstadt à laquelle le livre consacre de sublimes pages.

L’ogre de Billancourt (1924-1935) : expulsé d’Union Soviétique par un pouvoir qui n’accepte plus la contestation, Fred Barthélémy vit un retour difficile à Paris : après des années comme bureaucrate, il revient à la vie ouvrière, avec à la fois sa fierté et son ennui ; d’abord dégouté de la politique, rejeté par les communistes mais aussi par les anarchistes qui lui reprochent ses compromissions avec les bolchéviques à Moscou, il reprend finalement une activité militante dans les milieux libertaires ; il en profite pour écrire le récit de ses années russes où il dénonce la dérive du pouvoir bolchévique, un témoignage qui restera cependant inaperçu.

L’affront populaire (1936-1938) : très méfiant vis-à-vis du Front populaire qui se met en place à Paris, Fred est surtout attiré par l’Espagne, sa guerre civile et sa révolution sociale libertaire ; c’est une nouvelle défaite des anarchistes, trahis par les staliniens et défaits sur deux fronts ; c’est aussi, bien sûr, la montée du fascisme et le terrible engrenage vers la Seconde Guerre Mondiale.

Le bouquiniste (1939-1957) : dans les années d’après-guerre, Fred Barthélémy vit individuellement et collectivement l’isolement et le découragement des anarchistes, alors que les communistes triomphent, auréolés de leur engagement dans la Résistance et de la victoire de Staline ; ce sont des années de repli sur soi et de retour aux sources.

L’épilogue relate les années 1982 à 1985 : le narrateur a retrouvé Fred Barthélémy et commence à rassembler les souvenirs du vieil homme et de ses proches pour écrire l’histoire de sa vie et de ses combats. Ce sont les dernières années de la vie de Fred Barthélémy, c’est le temps du bilan, mitigé et nostalgique.

Avec cette biographie semi-fictive (le personnage d’Alfred Barthélémy est inspiré de plusieurs figures de l’anarchisme français), Michel Ragon nous offre une belle mais tragique histoire de l’anarchisme, mais aussi une histoire de transmission de la mémoire ouvrière et prolétarienne.

Alors que le mouvement libertaire a perdu le rayonnement de ses années de gloire, alors qu’il porte pourtant en lui des réponses aux enjeux d’aujourd’hui, ce livre me semble une lecture essentielle. Pour connaître notre histoire, toute notre histoire, découvrir ou redécouvrir les combats de celles et ceux qui nous ont précédé et, peut-être, apprendre de leurs erreurs.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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