Zéro Janvier

Chroniques d'un terrien en détresse – Le blog personnel de Zéro Janvier

Je connaissais la linguiste Laélia Véron pour le podcast Parler comme jamais qu’elle co-animait avec Maria Candea et que j’écoutais avec plaisir. Certains d’entre vous la connaissent peut-être également pour ses chroniques sur France Inter. Par contre, je ne connaissais pas Karine Abiven, « chercheuse spécialiste du discours à la Sorbonne » d’après Wikipedia, avec qui elle a co-écrit l’ouvrage Trahir et venger, Paradoxes des récits de transfuge de classe, publié en ce mois d’avril 2024 chez La Découverte.

Les récits de transfuges de classe – c'est-à-dire des personnes ayant connu une forte mobilité sociale, souvent ascendante – se sont multipliés ces dernières années, dans des domaines divers (littéraire, sociologique, politique, médiatique) et sur des supports variés (livres, journaux, réseaux sociaux). Comment expliquer un tel succès ? C'est que le récit de transfuge traite aussi bien d'enjeux collectifs (la place des classes populaires, les injustices et les possibilités de réparations sociales) que d'enjeux personnels (le parcours de vie singulier, l'identité fractionnée, l'acceptation de soi), dans une perspective souvent présentée comme politique.

Peut-on à la fois trahir les siens, en changeant de classe, en adoptant d'autres valeurs, voire une autre identité, tout en prétendant les venger, en leur offrant un espace de représentation, en leur rendant une parole publique dont ils et elles sont privées ? Tel est le principal paradoxe du discours de transfuge qui prétend porter une parole populaire mais qui peut être accusé de la confisquer.

En adoptant les outils de l'analyse du discours, ce livre interroge les ambitions du récit de transfuge de classe. Est-il un contre-récit, qui s'oppose aux récits dominants, ou bien est-il devenu, malgré lui, un récit mythique, récupéré par le storytelling médiatique et politique libéral ?

L’ouvrage comporte 6 chapitres qui commencent par définir la notion de transfuge de classe, de dresser la généalogie de cette expression, avant d’entrer dans le détail des caractéristiques et des limites de ces récits :

  1. Récits subjectifs contre catégorisations scientifiques ?
  2. Du traître au vengeur ? Histoire de l’expression « transfuge de classe »
  3. Transfuges partout ? Extension du domaine des récits
  4. Modèles, recettes et subversions du récit de transfuge de classe
  5. Langue dominée et langue dominante : vers un style de transfuge ?
  6. Des récits politiques ? Pouvoir dire « nous »

Les deux autrices proposent une analyse critique des récits de transfuge de classe, à la fois sur le fond et sur la forme : le style, le lexique, la structure des récits, mais aussi leur portée politique et les idées qui les portent ou en émergent consciemment ou inconsciemment.

J’ai trouvé cela très intéressant, souvent pertinent, avec de véritables questions posées sur la nature et les buts des récits de transfuges de classe, mais aussi sur leur réception médiatique et publique, qui peut être en décalage avec les intentions de leurs auteurs. Si comme moi vous êtes à la fois friands de ces récits de transfuge de classe tout en étant parfois agacés ou gênés par leur apparente omniprésence médiatique, je ne peux que vous conseiller de lire ce livre qui en analyse très bien les logiques.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Je ne sais plus où j’ai entendu parler de cet ouvrage de la sociologue Rose-Marie Lagrave, mais je sais que c’était très récemment, et en jetant un oeil à mes dernières lectures je fais l’hypothèse que c’était dans Littérature et Révolution de Joseph Andras et Kaoutar Harchi. Je pense que c’était Kaoutar Harchi qui citait ce livre comme un bon exemple de récit de transfuge de classe qui ne se contente pas d’être un récit de vie mais propose également – et surtout – une analyse sociologique, et politique, de ce parcours.

Dans cet ouvrage, Rose-Marie Lagrave retrace en sociologue et féministe son parcours de fille de famille nombreuse, enracinée en milieu rural, que rien ne prédestinait à s'asseoir sur les bancs de la Sorbonne puis à devenir directrice d'études à l'EHESS : une migration sociale faite de multiples aléas et bifurcations, où dominations de classe et de genre s'entremêlent.

Mobilisant un vaste corpus théorique et littéraire, l'autrice ouvre sa malle à archives et la boîte à souvenirs. De ses expériences de boursière à ses engagements au MLF et sa pratique du métier de sociologue, sans oublier les membres de sa famille, elle exhume et interroge les traces des événements et rencontres qui l'ont construite, remettant en cause les récits dominants sur la méritocratie, le mythe d'un « ascenseur social » décollant par la grâce de talents exceptionnels et les stéréotypes sur les transfuges de classe. Parvenue à l'heure des bilans, elle questionne avec la même ténacité la vieillesse et la mort.

Contre les injonctions à « réussir » et à « rester soi », cette enquête autobiographique invite à imaginer de nouvelles formes d'émancipation par la socioanalyse : se ressaisir, c'est acquérir un pouvoir d'agir permettant de critiquer les hiérarchies sociales et de les transgresser.

Il faut le dire tout de suite : même si le déroulé de l’ouvrage suit une trame chronologique (l’enfance, l’école, le lycée, les études supérieures, la carrière universitaire et les engagements féministes, puis la retraite et la vieillesse), il ne constitue pour autant pas une autobiographie. C’est avant tout une enquête autobiographique où l’autrice passe son parcours au prisme sociologique.

Le texte comporte beaucoup de réflexivité et j’ai trouvé cela passionnant. J’ai beaucoup aimé le discours de Rose-Marie Lagrave sur la notion de « mérite » (qu’elle réprouve) et sur le rôle de l’État et des conditions socio-économiques dont elle a bénéficié à l’époque, notamment par son statut de boursière. Elle en profite pour regretter que ce modèle social, aussi imparfait fut-il, soit attaqué et sévèrement remis en cause désormais.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Je connaissais Clément Viktorovitch pour ses chroniques sur France Info, que je vois parfois passer dans mon fil Mastodon. Je l’ai également vu récemment comme invité dans l’émission La France a peur animée par Usul pour Blast. Son livre Le pouvoir réthorique publié il y a quelques années y a été évoqué, et cela m’a donné envie de le lire.

La rhétorique est partout. Dans les discours politiques comme dans les spots publicitaires. Dans les réunions professionnelles comme dans les dîners de famille. Dans les entretiens d’embauche comme dans les rendez-vous galants. Pas un jour ne passe sans que nous ayons à défendre une idée, un projet, un produit ; et à nous protéger contre d’éventuelles fourberies. Que cela nous plaise ou non, convaincre est un pouvoir. À nous d’apprendre à le maîtriser.

Et de savoir y résister.

Car la rhétorique n’est ni innée, ni inexplicable. Elle repose sur une technique, obéit à des règles, mobilise des procédés, des stratagèmes, des outils. Dans ce traité accessible et concret, ponctué d’exemples et de cas pratiques, Clément Viktorovitch nous en révèle tous les secrets. Au fil des pages, il nous montre comment produire et décrypter les discours, mener les débats et les discussions, déjouer les manipulations.

L’art de convaincre est un pouvoir trop grand pour ne pas être partagé !

L’ouvrage comprend 8 grands chapitres :

  1. Comprendre la rhétorique
  2. Choisir les arguments
  3. Structure sa pensée
  4. Façonner son texte
  5. Mobiliser les émotions
  6. Travailler son apparence
  7. Reconnaître la tromperie
  8. Maîtriser le débat

Ce que j’ai beaucoup apprécié dans ce livre, c’est que l’auteur a trouvé l’équilibre parfait entre la présentation des concepts théoriques et des exemples pour les illustrer et les expliquer. Alors que le sujet pourrait parfois être aride, cela rend la lecture particulièrement fluide et vivante. Par contre, le contenu est très dense et je ne suis pas certain de pouvoir retenir tout ce que j’ai appris pendant cette lecture, et encore moins de m’en souvenir le moment venu, lorsque j’aurais l’occasion de m’en servir. Clément Viktorovitch propose en tout cas un ouvrage à la fois savant et pratique sur un sujet essentiel pour la vie démocratique.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Je vous en parlais très récemment, j’ai découvert le philosophe Pierre Crétois dans une conférence vidéo qu’il donnait sur Blast sur le thème de la propriété privée. J’ai d’abord lu La part commune publié en 2020 et j’ai enchainé avec La copossession du monde, publié en 2023 aux éditions Amsterdam.

« La propriété ou le chaos ! » s’écrient en chœur les thuriféraires de l’ordre propriétaire. Parce que, disent-ils, la propriété sépare le tien et le mien, elle protège la liberté individuelle et assure l’harmonie sociale. Condition de l’échange, elle fonde l’activité économique et favorise l’enrichissement collectif. À les écouter, elle n’aurait que des vertus. C’est faire peu de cas de ses funestes conséquences – la pollution et l’épuisement des ressources naturelles, par exemple –, mais c’est aussi abandonner au marché des questions qui devraient relever de la délibération politique.

Or, cet ouvrage le démontre, l’intérêt économique ne se confond pas avec le bien commun. Pour endiguer le creusement des inégalités sociales et la destruction de la planète, on ne peut s’en remettre aux chimères du tout-marché ou de la démocratie de consommateurs. Un radical changement de perspective s’impose : il faut défendre des principes autonomes de justice pour remettre la propriété à sa place et l’envisager non plus comme le socle de la vie en communauté mais, au contraire, comme une modalité du commun intégrant les droits d’autrui et ceux des générations futures.

C’est un livre dense, j’ai parfois eu du mal à me concentrer pour tout lire en détail, mais l’argumentation de Pierre Crétois est lumineuse et radicale, au sens strict du terme : il s’attaque aux racines des choses, ici la notion de propriété privée, ses excès, ses limites et les remises en cause possibles. Il plaide pour une redéfinition des droits de propriété au profit d’une prise en compte de toutes les parties prenantes et d’une « copossession du monde », comme l’indique le titre.

Je vous propose ici à la fois une synthèse personnelle et des extraits du texte de l’auteur.

Introduction

Mon propos peut se résumer par la formule de Thomas Scanlon – que je me permettrai d’utiliser librement : ce que nous nous devons les uns aux autres. Ce que nous nous devons les uns aux autres ne peut se réduire au respect de ce qui appartient à autrui, mais devrait pouvoir faire l’objet de négociations démocratiques et/ou d’une réflexion à partir de principes politiques indépendants.

Aussi, contre la représentation d’une propriété des choses qui ancre la possibilité d’écarter absolument autrui de ce qui est à soi, il s’agira bien plutôt, si l’on vise la justice, d’inscrire dans la définition même des droits de propriété les droits d’autrui, des générations actuelles et des générations futures. La condition d’une telle refondation est que les choses ne puissent plus appartenir exclusivement à qui que ce soit et qu’elles soient considérées comme coappertenant à tous ou comme étant copossédés. Dès lors, il serait impossible de se dire propriétaire d’une chose ; tout au plus pourrait-on posséder certains droits sur les choses, droits compatibles avec « ce que nous nous devons les uns aux autres ».

Être propriétaire, ce n’est pas avoir une chose à soi à l’exclusion des autres mais avoir une chose toujours en partage avec les autres, de sorte que les droits qui portent sur cette chose incluent et prennent en compte le point de vue des autres. Il nous faut par exemple repenser le droit de propriété de l’industriel sur son usine pour qu’il soit compatible avec le droit des autres à bénéficier d’un environnement non pollué ; il faut montrer que le droit de transférer ce qui nous appartient ou de recevoir des ressources par transfert (don, salaire, héritage, etc.) n’est pas sans limite et d’une définition équitable du droit de propriété devrait inclure une conception fine du droit de transfert, capable d’assurer que des cadres généraux de la structure distributive des sociétés restent conformes à certains principes de justice équitables.

Redéfinir la propriété non comme le fait d’avoir tous les droits sur une chose mais comme le fait de détenir des droits limités sur cette chose, droits fondés sur le commun, ouvre donc des perspectives et des pistes fructueuses pour une réflexion renouvelée sur la justice et les limites du marché.

1. L’ordre propriétaire et ses défenseurs

Dans ce premier chapitre, Pierre Crétois décrit la logique et les justifications de l’ordre propriétaire. Ces justifications sont de deux ordres :

  • une voie négative qui défend l’idée que l’absence de propriété privée aurait des conséquences néfastes, que ce soit du point de vue de la société (chaos ou totalitarisme où les droits individuels seraient bafoués) ou du point de vue des ressources (la « tragédie des communs »)
  • une voie positive qui affirme que la propriété aurait des effets avantageux en terme d’agencement social (absence d’arbitraire, pacification des rapports sociaux, bonheur commun atteint par l’addition des choix individuels)

Je ne vais pas entrer ici dans le détail, notamment parce que ce n’est pas la partie qui m’a semblé la plus intéressante du livre – quoique utile –, mais Pierre Crétois mobilise les textes d’Hobbes, de Malthus et ses successeurs malthusiens, d’Hardin (et son fameux article sur la « tragédie des communs »), et d’Hayek pour décrire l’ordre propriétaire, ses justifications par ses défenseurs, et commencer à en faire apparaître les contradictions ou en tout cas les possibilités d’en faire une critique.

2. Illusions et défaillances de l’ordre propriétaire

Dans la deuxième partie, Pierre Crétois présente sa critique de l’ordre propriétaire et de ses justifications tels qu’il les a décrits dans la première.

L’ordre spontané comme désordre

La société engendrée par l’ordre propriétaire présente des désordres systémiques : elle présente des conditions très avantageuses pour certains membres de la société et défavorables pour les autres. De telles inégalités sont facteurs de désordre : d’une part certains individus vont vouloir sortir d’un jeu dont ils sont toujours les perdants, et donc ne plus respecter l’ordre ; d’autre part les conséquences négatives du système à long terme finiront par affecter l’ensemble des individus.

La propriété est incapable de conduire à l’autorégulation globale dont elle semblait initialement porteuse.

L’esprit propriétaire contre l’esprit civique

L’ordre économique n’est possible que dans un cadre où le droit de propriété est respecté parce que perçu comme respectable ou mutuellement avantageux. L’économiste tend à ignorer l’hypothèse d’une situation où le meilleur calcul puisse être de ne plus respecter la propriété. Or, il s’agit d’une hypothèse essentielle à l’ordre économique lui-même : la possibilité du désordre et du non-respect de sa structure de base. Cela oblige à admettre qu’il n’y a pas d’ordre économique sans ordre politique.

Ainsi, pour éviter l’effondrement du premier, il est nécessaire que celui-ci se maintienne dans une structure de base qui en assure l’équité pour tous. Pour qu’il y ait de l’ordre, il faudrait que chacun puisse jouir d’une part perçue comme juste des ressources collectivement produites, c’est-à-dire que nul n’ait intérêt à désobéir à des règles qui profitent à tous de façon équitable.

Le rôle de l’État comme garant du droit de propriété :

Comme c’est grâce à l’intervention de l’État que le droit de propriété est garanti, la puissance publique, en contraignant les individus déshérités à respecter la propriété privée, les force à agir contre leurs intérêts et met même toute sa force à conserver la position dominante des plus fortunés. Marx et Engels parlent d’État bourgeois. Pour eux, l’État n’est pas l’incarnation de la Raison, il est le résultat de l’affrontement matériel des intérêts et l’incarnation de la classe dominante.

Quand l’État s’en tient à la défense de la propriété privée en tant que droit fondamental, on peut légitimement le considérer comme « État bourgeois », dont Marx et Engels envisagent le dépassement par l’expropriation des expropriateurs, c’est-à-dire l’abolition de la propriété privée – en particulier des moyens de production et des capitaux. De cette façon, l’État cesserait d’être le bras armé des possédants pour devenir l’organe du peuple. Il faut donc, pour être légitime, que l’État fonctionne et mobilise la force qu’il établit sur l’obéissance collective au profit de tous. Tant qu’il continuera de mobiliser la force publique pour garantir la seule position dominante des possédants, il pourra légitimement être perçu comme illégitime par ceux qui n’ont rien.

Les inégalités produites par de forts écarts de propriété peuvent également effriter le sentiment d’appartenir à une même société et en avoir un destin commun. La propriété, quand elle est inégalitaire, produit donc des conflits de classes et une forte instabilité sociale.

L’auteur oppose l’ordre propriétaire, qui ramène chacun exclusivement à ce qui est à lui, au mépris de ce qui appartient à tous en commun et du destin de ses concitoyens, et l’ordre civique, qui subordonne la propriété à des considérations d’ordre politique.

La minoration de l’esprit propriétaire par l’esprit civique est un élément essentiel de l’unité de la cité, de la société. Pour faire société, il faut aller au-delà de rapports utilitaires, il faut avoir le sentiment de partager un destin commun et d’appartenir à un tout dont il convient que nous prenions soin des parties.

Marché, propriété et domination

Le marché ne parvient pas à tenir sa promesse de liberté. Il crée au contraire des disparités qui structurent des rapports de pouvoir qui rendent possible des formes d’extorsion (« exploitation » selon Marx). L’égalité entre les partenaires au sein des marchés est fictive, la liberté des agents l’est donc tout autant.

Selon Marx, quand un travailleur vend sa force de travail, il subit une double extorsion : – il ne récolte plus les fruits de son travail, qui sont accaparés par le propriétaire des moyens de production – Il devient l’instrument passif de la volonté d’un autre, il est dépossédé de la maîtrise et du sens de son propre travail en étant intégré à une chaîne de commandement

Le consentement du travailleur au contrat de travail ne suffit pas à nier l’extorsion, car les situations initiales de l’employé et de l’employeur sont asymétriques en raison de l’appropriation des moyens de production : l’échange se fait dans une structure inégalitaire de domination. C’est le propre de la domination de s’exercer avec le consentement apparent des agents.

Trompeuse démocratie des consommateurs

La démocratie des consommateurs (« voter avec son porte-monnaie », « consommer responsable ») s’assimile à un capitalisme total, où chaque individu doit agir comme un consommateur sur un marché, dans tous les aspects de sa vie. Chacun intériorise alors la domination capitaliste, le prolétaire lui-même est transformé en petit capitaliste et ne peut s’en prendre qu’à lui même et à ses propres choix individuels.

Plusieurs objections à cette « démocratie des consommateurs » : – sur le marché, c’est souvent l’offre (des entreprises) qui guide la consommation, il ne peut donc pas y avoir de démocratie si les choix sont restreints, guidés et contraints – l’individu-consommateur et l’individu-citoyen ont des modes de prise de décision différents et donc des comportements différents ; le consommateur cherche son propre intérêt économique, privilégie le temps court, et par ailleurs ne connaît pas forcément toutes les conséquences (sociales, environnementales, etc.) de ses choix de consommation

Les choix individuels ne cautionnent pas forcément les conséquences globales. Exemple : on peut payer un prix élevé pour assister à un concert sans être favorable aux revenus exorbitants de la pop-star.

La démocratie permet la dissociation entre l’individu et le citoyen : on peut ainsi voter « contre son propre intérêt », ou en tout pour ce que l’on considère comme le bien commun, indépendamment de son intérêt personnel.

L’anti-tragédie des communs

Pour éviter la tragédie des communs, inéluctable si l’on se donne un agent rationnel maximisateur n’ayant aucune communication avec les autres, il faudrait donner à la collectivité la gestion du champ en lui permettant de distribuer les droits et les devoirs à chacun de ses membres.

L’ordre n’est alors pas rendu possible par la propriété privée mais par le recours à des formes de codécision et de partage des droits sur la ressource permises par l’existence d’une communauté soudée définissant les droits des individus et assurant la gestion des conflits.

Concernent les biens communs ou publics, on peut aussi raisonner en liberté d’usage plutôt qu’en terme de propriétaire : je ne suis pas propriétaire du jardin public, je ne peux pas le vendre ou y creuser un trou pour construire une fontaine, mais je peux m’y promener en toute liberté pendant les heures d’ouverture.

Une autre piste : l’économie du partage. Qui a besoin d’une perceuse 24/24 toute l’année ? Exemple des buanderies communes, courantes dans les immeubles de New-York.

Il s’agit à présent d’intégrer la définition des usages privés dans la perspective du commun, à travers l’idée régulatrice de la copossession des choses. Les usages privés des choses doivent désormais être conçus comme parties du bien commun.

3. La politique comme copossession du monde

Selon mon approche, on ne peut pas être propriétaire des choses (au sens exclusif du terme), on ne peut qu’être titulaire, sur elles, de droits relatifs aux droits des autres. La nature de l’articulation des droits divers qui portent sur les mêmes choses est précisément ce qui doit faire l’objet d’une délibération publique ouverte et impartiale visant à rendre une vie sociale mutuellement avantageuse.

Une telle approche permet de clarifier le concept de propriété pour le rendre compatible non seulement avec les exigences de la justice sociale mais aussi la lutte contre la pollution et la préservation de l’environnement sur le long terme. Nul n’est propriétaire des choses elles-mêmes car, si d’autres que le propriétaire ont des droits sur elles, c’est qu’elles ne peuvent être la propriété absolue de personne. La copossession du monde désigne l’existence d’un partage des droits sur les choses.

La propriété n’est pas un droit fondamental

Aussi s’agit-il toujours de penser non pas une liberté séparée et absolue mais une liberté solidaire d’un système dont le principe, pour qu’il soit équitable, est d’offrir le même éventail de libertés égales pour tous compatible avec celles des autres. Il n’y a donc aucune raison que l’un ait plus de libertés que d’autres (liberté de nuire, de polluer, de mettre en danger) parce qu’il est propriétaire d’une voiture, d’une usine ou encore d’un vaste capital. Le droit de propriété conçu comme une liberté de base devrait nécessairement intégrer la prise en comptes de l’ensemble des droits dont tous les autres doivent également pouvoir bénéficier : il doit être pensé dans l’écosystème des libertés où il s’inscrit.

La copossession politique comme condition de la garantie d’une justice sociale

C’est pourquoi il ne faut pas considérer les individus comme de potentiels propriétaires des choses mais comme les détenteurs de l’ensemble des droits sur ces choses compatibles avec la conservation d’une distribution acceptable par tous les partenaires dans des conditions définies. Encore une fois, il n’y a pas de propriété des choses mais une structure de droits et de devoirs chargée de maintenir sur le long terme la distribution issue des échanges dans des cadres qui la rendent globalement acceptable.

Ainsi, la possibilité de limiter les libertés économiques et d’imposer les ajustements nécessaires au maintien d’une structure de base équitable conduit à récuser tout droit de propriété absolu au nom d’une conception contractualiste de celui-ci. Une telle affirmation de la copossession politique du monde, loin de mettre en péril la propriété des individus, permettrait de la fonder sur le commun, donc de lui assurer une légitimité et une solidité supérieure.

La dette sociale comme mesure de la copossession du monde

S’il est vrai que ce que nous parvenons à acquérir par notre activité professionnelle n’est pas l’effet de notre activité isolée mais dépend de la chaîne de coopération qui nous relie les uns aux autres et même aux générations passées et futures, alors on ne peut, moralement, en revendiquer une propriété parfaite. L’intuition qui sous-tend cette thèse est simple : nous ne devons pas ce que nous avons à notre seul effort ou mérite personnel, il n’y a donc aucun fondement moral à ce que nous revendiquions un contrôle absolu sur ce qui nous appartient et à ce que nous considérions n’avoir aucun compte à rendre à quiconque en ce qui concerne notre propriété.

Ainsi, nous n’aurions rien pu acquérir sans l’apport de tous les échanges sociaux, sans tout ce qui nous a été donné par l’ensemble des enseignements reçus, par le travail que d’autres fournissent pour nous, parce ce qu’autrui nous donne en échange des fruits de notre activité, par les rencontres fortuites … Nous ne produisons rien seul, mais tout ce que nous produisons par notre travail est rendu possible par un certain état de la société. En réalité, on peut considérer que nous profitons quotidiennement des savoirs façonnés par les générations qui nous ont précédés et que nous les exploitons dans notre intérêt exclusif, sans jamais payer notre dette. Et nous pourrions multiplier les exemples qui montrent qu’il n’existe pas de self-made-man pouvant affirmer que tout ce qu’il a et tout ce qu’il est est le fruit de son seul effort personnel. C’est une autre manière de dire que les plus socialement avantagés, et non les plus pauvres, sont les véritables débiteurs de la société. Par conséquent, on peut considérer que ce que nous avons est, d’une certaine manière, copossédé.

La copossession politique du monde contre la domination fondée sur l’appropriation privative

Affirmer la copossession politique du monde pour donner à l’autonomie politique des individus toute la place qui doit être la sienne, voilà notre ambition. Mais, pour ce faire, il faut aussi empêcher les individus d’imposer unilatéralement leur volonté aux autres. Or, et le phénomène bien connu de l’exploitation, le droit de propriété permet à ceux qui possèdent les moyens de production de faire primer leur volonté sur celle de leurs employés.

Si l’on prend le point de vue des droits relatifs dont nous disposons sur les ressources, une juste distribution de ceux-ci, si l’on vise un idéal de non-domination au sein d’une communauté composée de citoyens égaux, ne doit pas nécessairement viser la similarité des droits des uns et des autres mais leur équilibre mutuel afin d’éviter que l’interdépendance que ces droits structurent ne rende les uns vulnérables au pouvoir des autres. Cette redéfinition du droit de propriété permettrait ainsi d’atteindre une distribution équitable des pouvoirs.

Nous aboutissons in fine à l’affirmation de la copossession fondamentale du monde par la communauté civique composée d’égaux. Les droits distribués sur les choses doivent demeurer exempts de toute possibilité d’en faire un usage permettant la domination des uns sur les autres. Si ces droits limités sur les choses peuvent être privativement acquis, il est impératif que les choses, de leur côté, restent communes car soumises à une régulation assurant l’équité dans la distribution du pouvoir.

La République des biens communs

Ce qui fait la cohésion du corps politique, c’est seulement la conscience partagée de notre dépendance à l’égard de biens fondamentalement communs et dont nous avons un même intérêt collectif à prendre soin : depuis nos institutions publiques, qui rendent possible pour tous une vie pacifique, éduquée, en bonne santé, jusqu’aux biens communs naturels dont dépend notre subsistance individuelle et collective sur le long terme. La conscience de cette dépendance de chacun vis-à-vis des institutions collectives et de la nature n’exige en rien que nous ayons la même religion, les mêmes goûts, les mêmes habitudes, bref, la même identité, mais simplement que nous soyons disposés à entrer dans une discussion collective honnête au sujet de biens communs qui nous importent et sur les façons collectives de les prendre en charge de façon équitable. En ce sens, la chose publique qui fonde la république tient prioritairement au souci partagé que nous avons de certains biens (de ce fait communs) plutôt qu’à des valeurs et des identités partagées (plus souvent fantasmées que réelles d’ailleurs).

Parmi les biens communs, Pierre Crétois en distingue 3 catégories :

  • les biens communs qui appartiennent aux ressources socialisées : l’école, les bibliothèques, la justice, l’hôpital, autrement dit un certains nombre de services publics et ou de biens publics essentiels dont il faudrait interdire la privatisation, assurer leur gestion démocratique et les garantir comme biens communs, c’est-à-dire en tant que ressources collectivement financées et d’accès universel

  • les ressources naturelles : l’air, l’eau, les forêts, les paysages ruraux et urbains, etc. qui sont souvent les victimes collatérales des logiques propriétaires et qu’il s’agit de protéger pour éviter que l’usage des propriétés privées ne conduise à leur dégradation ou leur destruction

  • les biens privés en tant qu’ils sont copossédés, c’est-à-dire des biens privés susceptibles d’affecter la communauté toute entière ; par exemple : des cinémas d’art et d’essai, les usines pharmaceutiques ou l’agriculture ; il s’agit pour la collectivité d’avoir un droit de limiter le pouvoir des propriétaires et des employeurs pour préserver l’intérêt commun, y compris dans une logique à long terme

Pour ce faire, on pourrait traduire l’affirmation d’une copossession politique des choses sous la forme d’une assemblée de citoyens dont la compétence serait d’être la gardiennes des biens communs. Cette institution pourrait exercer un rôle de contrôle, en vérifiant notamment que les lois votées ne soient pas susceptibles d’avoir des effets néfastes sur les biens communs qu’elle aurait pour mission, également, de repérer et de délimiter. Elle pourrait être saisie par les citoyens et avoir un rôle de proposition et d’initiative de certaines lois. Elle pourrait être composée de citoyens tirés au sort, aidés par une audition d’experts et dont la responsabilité serait précisément d’assurer l’intégrité des biens communs. Évidemment, la préservation de cette intégrité suppose de reconnaître l’existence des droits fondamentaux de la communauté sur les ressources en général du fait de ce qu’il a de commun en elles, donc de remettre en cause l’ordre propriétaire.

Conclusion

J’ai envie de laisser le dernier mot à Pierre Crétois :

À rebours de l’histoire moderne et contemporaine de la propriété, l’urgence actuelle de la justice sociale et de la préservation de l’environnement nous oblige à redéfinir radicalement les droits de propriété sur la base d’une copossession du monde.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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J’ai découvert le philosophe Pierre Crétois dans une « masterclass » (j’utilise des guillemets car je déteste ce mot et son utilisation à tort et à travers) qu’il a donnée il y a quelques semaines pour Blast, consacrée à la notion de propriété privée et aux possibilités de la remettre en cause. J’avais aimé son propos et la clarté de son argumentation, cela m’avait donné envie de lire deux de ses livres sur le même sujet : La part commune, publié en 2020 aux éditions Amsterdam, dont je vous parle aujourd’hui, et La copossession du monde, publié en 2023 toujours aux éditions Amsterdam et dont je vous parlerai d’ici quelques jours.

L’accaparement privatif des richesses porté par le libéralisme économique a creusé les inégalités et contribué à la crise environnementale. Cet ouvrage reprend le problème à la racine pour proposer une déconstruction de l’absolutisme propriétaire. Pierre Crétois retrace et critique toute la tradition qui, depuis la Renaissance, a fait de la propriété privée l’élément fondateur de nos sociétés en l’érigeant comme le droit naturel le plus crucial. Cette vision est si hégémonique qu’elle semble relever de l’évidence. Mais elle méconnaît le fait qu’il n’a jamais existé de propriété absolument privée. Les choses, loin d’être appropriables en tant que telles, sont des lieux où se rencontrent des existences et des activités individuelles et collectives. Le propriétaire en son domaine n’est qu’un membre de la communauté et de l’écosystème dont il dépend.

Dans un geste démystificateur, Pierre Crétois montre qu’il y a toujours une part commune dans ce qui est propre à chacun. Au cœur de la politique se niche la propriété : mieux, sa transformation est la condition de l’émancipation humaine.

Le livre fait un peu plus de deux cent pages et se compose de quatre grands chapitres dont je vous propose une synthèse, ou du moins quelques éléments-clés et des citations.

1. Propriété privée : anatomie du concept

Ce premier chapitre est consacré à une définition et une généalogie de la notion de propriété privée. L’auteur s’appuie notamment sur les textes du philosophe anglais du XVIIe siècle John Locke. J’ai trouvé ce chapitre assez ardu à lire, probablement qu’il il est très théorique.

2. Débusquer l’idéologie

Le deuxième chapitre m’a semblé plus concret, plus abordable.

L’impasse du contrôle absolu

Pierre Crétois s’appuie sur des exemples de conflits de propriété qui éclairent parfaitement comment la résolution de ces conflits fait intervenir des éléments extérieurs à la notion de propriété privée, comme des principes ou des finalités politiques. Il met ainsi en évidence que le droit de propriété n’est jamais absolu et qu’il existe un arbitrage et une hiérarchisation entre le droit de propriété et d’autres valeurs morales, politiques, etc.

Les insuffisances du travail

L’auteur démontre que la notion de propriété et des droits qui y sont associés ne peut pas s’appuyer uniquement sur la notion de travail.

J’ai notamment retenu cette citation de Rousseau qui résume parfaitement ce propos : > Les fruits sont à tous et la terre n’est à personne

Pierre Crétois reprend l’exemple de deux agriculteurs travaillant l’un une terre fertile, l’autre une terre aride, ce qui montre que les fruits ne dépendent pas que du seul travail.

Il y a d’autres « ressources » qui ne dépendent pas de notre travail, que ces ressources soient internes (nos dons, notre aptitude à travailler, nos qualités, etc.) ou externes (éducation, connaissances communes de la société, etc.).

La coopération produit plus que la somme du travail individuel. Exemple de l’obélisque de Louxor : 200 personnes peuvent l’élever en un jour, mais un homme ne peut le faire en 200 jours. Le capitaliste paye 200 jours de travail (en réalité 200 fois 1 jour de travail) et capte la valeur apportée par la coopération, qu’il ne paye pas en tant que telle.

Aucun homme ne peut agir seul, il agit forcément avec des ressources sociales, il y a donc une dette sociale (qui justifie l’instauration d’un impôt sur le revenu pour rembourser cette dette) et une propriété commune.

Le mérite en question

L’auteur aborde la question de l’articulation entre mérite individuel et héritage.

Personne ne mérite sa place dans la société, et toutes les ressources étant le produit de la coopération, il faudrait donc les distribuer sur des bases adoptées collectivement plutôt que d’accepter les hasards de la naissance et du libre-échange absolu.

La propriété n’est pas un droit absolu, il s’agit plutôt d’un droit d’accéder à la part des ressources qui revient à chacun sur la base de principes équitables de justice.

3. Repenser les règles de propriété

La propriété, longtemps conçue comme une manière de protéger et de garantir la liberté individuelle, contribue bien souvent à structurer des rapports de domination au sein de la société.

La propriété peut-elle se résumer à la seule promotion de la liberté individuelle ? Si la propriété permet de protéger la liberté individuelle, et pour éviter que cette liberté ne soit que formelle sans être réelle pour ceux qui ne possèdent rien, il faudrait distribuer un minimum de propriété à tous : redistribution et/ou propriété sociale (services publics, éducation, santé pour tous, etc.). C’est donc à nouveau une question politique.

Propriété et domination

La propriété structure les rapports de domination, elle est un levier de domination pour les possédants (exemple de la spéculation sur le prix du blé par les proprétaites terriens au XVIIIe siècle).

Le travail est le domaine où les rapports de domination s’illustrent le plus : le travail des ouvriers est soumis au service de l’intérêt des propriétaires des moyens de production, le travail enrichit le capitaliste et non les travailleurs. L’apparente égalité sur le « marché du travail » est illusoire. En raison de la sacralité de la propriété privée, la démocratie s’arrête aux portes de l’entreprise.

Sortir de la robinsonnade

La propriété privée fonctionne car les tiers acceptent de respecter la propriété du possédant. C’est un contrat social : le droit de propriété ne peut exister que si tous acceptent de le respecter.

Ce contrat social peut (doit ?) prévoir des contreparties et des obligations pour les propriétaires : limites à l’usage de la propriété, solidarité, redistribution, droits communs d’usage, etc.

La copossession démocratique des choses

La propriété peut être vue ensemble de droits auxquels le propriétaire peut renoncer partiellement au profit du commun. Par exemple, le propriétaire d’une maison peut renoncer au droit de choisir la couleur de la façade (pour respecter par exemple l’esthétique d’ensemble du quartier) sans renoncer au droit d’y habiter.

Exemples de droits de propriété restreints : – la constitution mexicaine de 1917 a distribué des terres aux familles, avec interdiction de donner ou vendre cette terre afin de préserver le patrimoine familial et d’éviter la concentration des terres par quelques possédants et les inégalités qui vont avec – nous sommes « propriétaires » de notre corps mais nous acceptons des restrictions, comme l’interdiction de vendre tout ou partie de notre corps

On pourrait arriver, pas transferts progressifs, à une situation où chacun possède des droits sur chacune des ressources, dans une sorte d’interdépendance commune.

On peut donc imaginer et concevoir des dispositifs sociaux permettant d’agencer propriété et bien commun : c’est le propre de la société et du contrat social.

4. L’inappropriabilité des choses

Les choses et l’accomplissement humain

Quand un possédant insiste sur son droit de propriété, il s’agit surtout pour lui de pouvoir jouir pleinement de la chose. On cherche plus la « fréquentation » des choses, la jouissance de leurs fonctionnalités, que la possession ou l’appropriation en tant que telles.

On peut dissocier donc propriété et accès, c’est-à-dire ressource elle-même et service/fonction de cette ressource. Par exemple : on peut bénéficier de l’éducation pour tous sans être propriétaire des écoles.

Repenser la propriété par l’accès nous invite à critiquer l’idée que le propriétaire privé aurait le droit de monopoliser la gestion des accès à la chose qui lui appartient alors qu’elle peut être l’objet d’intérêts légitimes autres que les siens propres.

Il faut penser l’articulation entre la gestion des accès et droit à la propriété privée. Un exemple : quelles obligations pour les propriétaires de logements vacants face au droit au logement ?

L’impossible frontière des choses

L’externalité est le fait que l’usage ou l’exercice normal des droits de propriété a un coût pour les tiers indépendamment de tout consentement ou de tout contrat.

Traiter les externalités négatives (ex : pollution industrielle) par la négociation ou le marché crée des inégalités car le pollueur et les pollués ne sont pas sur un pied d’égalité. L’intervention de l’Etat et de dispositifs sociaux peut s’avérer nécessaire.

Les choses au sein desquelles nous vivons 

On peut imaginer un individu heureux sans propriété parce que, pour être heureux, la seule garantie de l’accès aux biens d’accomplissement devrait pouvoir lui suffire. Or, pour cela, nul besoin de propriété. Il est, en revanche, beaucoup plus difficile d’imaginer un individu heureux sans les droits à la sûreté, à la liberté, à la subsistance, à la résistance à l’oppression.

Dans ce cadre, le droit de propriété ne serait pas un droit fondamental.

Renoncer à la propriété comme droit fondamental permet à la fois de préciser la nature des droits fondamentaux. On peut penser à l’accès à un environnement non pollué, au droit pour un collectif ou un individu d’opposer à l’intérêt d’un propriétaire son intérêt quant à l’utilisation d’une ressource qui dégrade ses conditions d’existence, le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit au logement, le droit au travail … Ce sont autant de droits constitutifs d’une liberté non pas formelle mais réelle et que les sociétés modernes sont en mesure (et dans l’obligation) d’assurer aux individus. L’affirmation de ces droits aura mécaniquement pour effet d’attaquer le droit de propriété. Pour des raisons de cohérence logique, la priorité doit donc être exclue des droits fondamentaux. Cela n’implique pas de renoncer aux règles de propriété, comme telles, mais simplement de les classer parmi l’ensemble des droits dérivés et subalternes plutôt que parmi les droits fondamentaux.

Il s’ensuit une question politique et civique : comment inclure dans la gouvernance d’un bien tout individu concerné par son usage ?

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Suite et fin de ma plongée dans les ouvrages publiés en ce début d’année autour du thème de la littérature politique, avec ce Littérature et Révolution co-écrit par l’écrivain Joseph Andras et la sociologue et autrice Kaoutar Harchi. J’avais aimé le dialogue engagé par ces deux auteurs dans un entretien sur le site du magazine Frustration et j’étais curieux de voir cet échange se poursuivre dans ce livre publié par les éditions Divergences.

Tous les écrivains s'engagent. La question n'est donc pas celle-ci. Certains s'engagent en faveur du monde tel qu'il est fait. D'autres s'engagent à le défaire – avec plus ou moins de résultats. Il faut dire, foi du Syndicat national de l'édition, que le tirage national moyen d'un livre est de 5 000 exemplaires. Comment, dans pareil cadre, combattre en faveur d'un tout autre ordre social sans se raconter d'histoires ? La question est celle-ci. Joseph Andras, écrivain, et Kaoutar Harchi, écrivaine et sociologue, se la posent à haute voix dans ces pages. La discussion, à la fois analytique et personnelle, s'ancre dans l'histoire de la littérature et des luttes. Aux côtés du lecteur, elle ébauche la possibilité d'une écriture attachée à la construction d'une société d'égales et d'égaux – une société socialiste.

Sur la forme, je n’ai pas été totalement convaincu par le dispositif : le texte se présente comme un dialogue entre Joseph Andras et Kaoutar Harchi mais la mise en scène sonne parfois faux. Il y a des questions qui semblent sortir de nulle part alors qu’on aurait aimé creuser certaines réponses, et surtout des transitions qui m’ont semblées un peu artificielles et forcées.

Sur le fond, c’est nettement plus intéressant, et même passionnant par moments. Sur 240 pages environ, le texte se compose de trois parties :

  1. Écrire : sur le rapport des deux auteurs à la lecture et à l’écriture

  2. Combattre : sur la politique proprement dite, l’engagement, l’activité militante

  3. Publier, sur le statut d’auteur, y compris ses conditions matérielles de production et d’existence, et le rapport aux médias et au champ culturel de l’édition

J’en ai retenu quelques passages, que je vous propose ici.

Le livre commence joliment par cette citation de Victor Serge dans « Littérature et Révolution » en 1932 :

Une littérature qui poserait les grands problèmes de la vie moderne, s’intéressait au destin du monde, connaîtrait le travail et les travailleurs, découvrirait, en d’autres termes, les neuf dixièmes ignorés de la société – qui ne se contenterait pas de décrire le monde, mais penserait à le transformer, bref, serait active et non passive, ferait appel à toutes les facultés de l’homme, répondrait à tous ses besoins spirituels au lieu de se borner à distraire les riches –, une littérature de cette sorte serait, indépendamment même des intentions de ses créateurs, puissamment révolutionnaire.

Une définition de la gauche :

– Pour expliquer ton appartenance à cette tradition, tu as eu un jour cette définition qui m’avait frappé : « C’est de ne perdre personne. C’est s’inquiéter pour les absents ».

– En disant « être de gauche c’est s’inquiéter pour les absents », ça veut dire que la gauche porte l’inquiétude de son propre échec et la responsabilité des pertes humaines que cet échec entraînerait. C’est terrible, à mon sens, d’être de gauche.

– Terrible ?

– Oui car être de gauche, c’est ce paradoxe : l’échec assuré, et l’effort continu et collectif de se rassurer par la lutte que cet échec ne surviendra pas.

Sur la révolution :

– Le préalable de la révolution est, à mon sens, la grève. Et plus généralement le blocage. Que la révolution ait pour premier mouvement l’interruption du mouvement lui-même, la mise à l’arrêt de ce qui a cours. J’entends faire la révolution au sens de faire cesser. Cette idée de cessation est peut-être le premier pas vers quelque chose qui tendrait vers la sécession. C’est l’idée de coupure, de rupture. Et avec quel ordre couper, rompre, si ce n’est tout d’abord avec l’ordre de la production. La révolution se doit d’être un déchaînement. L’acte de déchaîner, de libérer les travailleurs et les travailleuses de la chaîne. Les travailleurs et les travailleuses possèdent, entre leurs mains, dans tout leur corps – je parle du corps travaillant –, ce pouvoir potentiel de faire advenir, donc, ce qui est déjà venu et qui doit toujours être envisagé comme risquant, toujours, heureusement, de revenir.

– Les acteurs de la révolution ne sont que les travailleurs ?

– Non, ce sont tous ceux, toutes celles qui y croient et qui coordonnent leur vie selon cette croyance, dans une claire conscience ou une intuition plus diffuse.

Plus loin, toujours sur la révolution :

– C’est quoi, pour toi, la révolution ?

– Je peux proposer une définition : processus par lequel l’organisation collective de l’existence, ordinairement confisquée par une minorité fortunée, devient l’affaire des gens ordinaires. Ou bien reprise en main populaire du quotidien pour une vie collective digne du nom de vie. Aristote n’était pas un révolutionnaire mais sa définition de la polis est extensible à la visée révolutionnaire : « communauté d’égaux en vue d’une vie qui soit potentiellement la meilleure ». Par « révolution », j’entends donc « accomplissement de la démocratie ».

Sur la démocratie :

– Estimes-tu que nous vivons en démocratie ?

– Bien sûr que non. Et je m’empresse d’ajouter : nous ne vivons pas non plus en dictature. J’ai travaillé sur la Turquie d’Erdogan, je sais très bien que, sous son pouvoir, nous serions en taule pour nos écrits. J’ai insulté Darmanin par voie de presse, j’ai écrit que Macron et son régime devaient tomber puisqu’ils avaient du sang sur les mains ; je sais que des flics ne vont pas cogner à ma porte. Mais c’est tout le piège : la pensée régnante oppose la démocratie à la dictature. C’est une vision extrêmement faible, bornée, médiocre de la démocratie. La démocratie parlementaire, ce n’est pas la démocratie. La démocratie représentative, ce n’est pas la démocratie. Mais je réinvente la roue : cette analyse, amplement étayée, est vieille comme la Grèce des Ve et Vie siècles avant notre ère. Nous vivons sous un régime oligarchique. Ploutocratique. Nous sommes dépossédés de notre pouvoir d’agir. Prends les dernières législatives : 11% d’inscrits ont voté pour Macron. Une poignée tient le pays en otage. Cadenasse tout. Quelle est la composition sociologique de l’Assemblée ? Combien y’a-t-il d’ouvriers ? Qu’a-t-on fait du résultat du référendum sur la Constitution européenne, en 2005 ? Croire que voter tous les cinq ou sept ans relève de la démocratie est une farce, sinistre avec ça. Être « citoyen » n’est pas élire des « représentants » mieux payés que le montant moyen du salaire net – représentants qui n’ont aucun compte à rendre à leurs électeurs et ne sont pas contrôlables à tout instant, révocables à tout instant. Il ne s’agit pas d’être ingouvernables mais de nous gouverner. Décidons-nous de la production ? Du marché ? Du fonctionnement du travail et des grandes entreprises ? De l’élaboration des technologies de surveillance ? Du foncier et du parc immobilier ? De l’existence de la publicité ? De la conduire des grands médias ? Des opérations militaires internationales ? De l’administration des « forces de l’ordre » ? Des politiques énergétiques ? Des tarifs des transports en commun ? De la politique monétaire et du système bancaire ? De la souveraineté de la banque centrale ? Nous ne décidons de rien ! Une révolution démocratique – pour user d’un pléonasme – est la condition qui nous permettra, enfin, de refaire de la politique.

Sur la révolution et la violence :

– Tu sais très bien ce que les privilégiés disent : la révolution, c’est la violence.

– Ce sont toujours les puissants qui déterminent le niveau de la violence, ce sont eux qui s’accrochent à leurs privilèges, ce sont eux qui envoient l’armée et la police. La révolution, ça n’a rien de romantique. Quelque part, c’est à regret que j’entrevois la nécessité d’une révolution : ils ne nous laissent pas le choix. Ils nous forcent à les forcer à partir pour que chacun puisse vivre dignement. Ils nous contraignent à les contraindre d’arrêter de tout bousiller. Nous sommes à un tel niveau de dépossession, de déprise, d’impouvoir, nous faisons face à de telles menaces systémiques que je ne vois vraiment plus comment nous pourrions nous passer d’une phase de rupture. La violence sur les personnes n’est jamais désirable. Elle est un échec. Mais dès lors que l’État, ses troupes et ses riches refusent l’abolition des injustices, refusent la construction d’une société sans classes, nous sommes en droit de nous défendre.

Sur la littérature et la révolution :

Oui, si les livres peuvent, par bonheur, avoir quelque retombée révolutionnaire, c’est ainsi. Lénine, sur ce point, était raisonnable : il exhortait les écrivains à produire des livres capables de devenir des « roues » ou des « vis » dans le vaste engrenage révolutionnaire. Des vis, ce n’est pas la dalle de béton, les murs porteurs ou la charpente. Là encore : ne pas se raconter d’histoires. La poésie ne « sauvera » pas « le monde » – les syndicalistes davantage. Nous sommes lus, dans les grandes largeurs, par les classes moyennes et supérieures diplômées. Mais cette catégorie de la population n’est pas étrangère au processus révolutionnaire. Une rupture avec le capitalisme peut obtenir son aval. Un changement effectif, même s’il doit se fonder avant tout sur les travailleurs ordinaires, sur les détenteurs de faibles revenus, ne pourra pas se faire sans les strates intermédiaires de la société. Orwell avait déjà tout dit dans « Le Quai de Wigan » : on doit rassembler les ouvriers, les épiciers, les terrassiers, les employés de bureau, les fonctionnaires, les ingénieurs, les voyageurs de commerce et même les petits-bourgeois déçus. Autrement instaurer une ligne claire entre ceux qui exploitent et ceux qui craignent leur patron et s’inquiètent de leurs factures et de leur loyer. Orwell appelait donc la constitution d’une « ligue », d’un « front ».

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Je poursuis ma lecture des ouvrages publiés récemment autour de la thématique de la littérature politique, ou plus généralement de l’articulation entre littérature et politique. Cette fois, il s’agit de Contre la littérature politique, publié par La fabrique et qui réunit six textes de six auteurs : Pierre Alferi (malheureusement décédé entre l’écriture et la publication de son texte), Leslie Kaplan, Nathalie Quintane, Tanguy Viel, Antoine Volodine, et Louisa Yousfi.

Aujourd’hui, le mot « politique » est partout en littérature, peut-être au point d’en disséminer le sens et d’en atténuer la portée. C’est ce qui nous a à nouveau poussés à réunir quelques ami·es (et ami·es d’ami·es) parmi ceux et celles qui ont maintenu un effort pour renouveler la tension entre littérature et politique moins comme un thème ou une position mais davantage comme une manière de faire et de défaire.

Les six textes qui composent cet ouvrage fait entre quinze et trente pages chacun et présentent des styles très différents. En voici un bref aperçu :

Beaucoup d’intentions, avec peu de crimes (Nathalie Quintane)

Un texte déstructuré, riche en références littéraires, parfois confus, souvent percutant, comme dans ces deux extraits :

Joli dialogue sur l’articulation entre le rôle des écrivains et celui des militants :

— Oui mais vous, les écrivains, les artistes, vous avez plein d’imagination, vous avez des idées, vous inventez des histoires, carrément vous inventez des mondes

— Attends mais vous, les militants, les activistes, vous avez le sens pratique, vous savez exactement ce qu’il faut faire dans telle ou telle situation, vous avez de l’expérience, vous connaissez tout un répertoire d’actions.

— Oui mais vous, les écrivains, les artistes, vous n’êtes pas limités pareil, vous pouvez vraiment inventer des choses que nous, elles ne nous seraient jamais venues à l’esprit.

— Oui mais justement est-ce que ça ne pourrait pas vous servir à vous, les militants, les activistes, des choses qu’on inventerait à condition qu’elles ne soient pas trop délirantes ?

— Bien sûr qu’il faut qu’elles ne soient pas trop délirantes, et à ce moment-là on pourrait les mettre en pratique, à ce moment-là on pourrait taguer des bonnes phrases, avoir de bons slogans, que vous, les écrivains, les artistes, vous auriez inventés, avec de bonnes polices originales dont on n’aurait jamais eu l’idée.

Sur la langue bourgeoise :

Cette langue « ordinaire »-là, celle de la littérature à laquelle nous sommes désormais habitué·es, elle est spécialement confectionnée pour une petite bourgeoisie inculte-cultivée, celle qui adore apprendre plein de choses (il faut donc que ce soit compréhensible). C’est une langue qui n’a pas été déscolarisée.

Elle peut exprimer la colère, d’ailleurs, la révolte, l’émeute, le meurtre, que sais-je encore, mais elle les exprime sagement.

Elle exprime sagement la colère, sagement la révolte, et elle cadre l’émeute.

Chant pour des armes splendides (Louisa Yousfi)

Un long texte poétique assez hermétique, dans lequel je n’ai pas réussi à entrer. Probablement plus par ma faute que par celle de l’autrice, mais c’est ainsi.

À nos Grandes-Têtes-Molles (Pierre Alferi)

Dans plusieurs lettres fictives, Pierre Alfred interpelle à plusieurs figures médiatiques, littéraires, patronales ou politiques, à la fois stéréotypées et criantes de vérité. C’est incisif, drôle, et cela vise souvent juste.

Ainsi, quand il s’adresse à la figure de l’intellectuel médiatique :

Revenons à tes débuts. Rafraîchis ma mémoire : dans quel domaine as-tu d’abord fait la preuve de ta compétence ? Silence. Tu as bien dû, pour accéder au rang prestigieux d’intellectuel – ajoutons « de gauche », ça ne mange pas de pain –, faire quelques études et lire quelques livres. Sans doute. Tu as dû surtout beaucoup pérorer, beaucoup t’écouter pour te coudre ce manteau d’Arlequin d’éloquence tribunitienne, judiciaire et même religieuse qui te vaut d’être reçu comme une autorité en matière de tout et de rien.

En tout cas, tu es parvenu à éviter complètement ce que suppose la moindre expertise dans quelque domaine que ce soit : le travail. À quoi bon enquêter, se documenter, réfléchir, quand on a déjà des idées ? J’entends ce mot au sens de la page « idées » des journaux, où il désigne ni plus ni moins que des opinions. Là où tu es vraiment chez toi, là où aucune recherche scientifique, aucune démonstration solide, aucune expérience ni aucun effort de pensée ne sont requis, l’opinion étant le contraire de la pensée. Qu’importe si aucun·e spécialiste, aucun·e chercheur·se en sciences humaines, dans aucun des domaines que tu traverses au galop, ne t’a jamais pris au sérieux : tu t’adresses exclusivement à celleux qui ne savent rien de la question et risquent donc d’être abusé·es par ton emphase et ton aplomb.

Dresser le cet émotif de tes jugements péremptoires serait trop déprimant. Ils ont en commun d’appliquer un vernis moral sur les éléments du langage dominant de l’époque. Il t’en a fallu du courage, à tes débuts, pour dénoncer le stalinisme vingt ans après le rapport Krouchtchev. Et de même, aujourd’hui, pour insulter les musulmans français en butte au racisme et aux discriminations postcoloniales. Pour en appeler à la défense de la République, de l’Europe et de la langue française, que nul ne menace. Pour ironiser sur les victimes de féminicides et de viol conjugal. Pour glorifier – encore, toujours – l’Occident où tu veux te mirer.

Ton tour de passe-passe est, à vrai dire, enfantin. Il s’agit d’abord d’invoquer des valeurs, qui ont sur les concepts l’avantage de ne présenter aucun contour net et de n’exiger aucune construction rigoureuse. Puis, quand tu les as bien aspergées de moralisme tiédasse, il s’agit de présenter tes vues banales comme neuves et subversives. « On ne peut plus rien dire ». « Tout le monde veut me faire taire ». « Je suis un résistant ». Voilà ce que tu ne te lasses pas de répéter sur les plateaux, à longueur d’émissions, de chroniques, de proclamations.

L’ironie de ta situation décidément t’échappe. Car tu ne profères jamais que mes idées reçues et les mensonges majoritaires auxquels se reconnait la parole de l’État par-delà les variations de son discours et les changements de son personnel. Mais cette voix-de-son-maître, diffusée dans la société par les canaux les plus divers, s’incarne en toi dans un pantin de ventriloque déguisé en héros réfractaire, censuré, voire persécuté.

Commun naufrage, la décrépitude achève de te droitiser. Tes dîners en ville t’ont fait découvrir le bon camarade qui se cachait derrière le président le plus scélérat et le plus corrompu du nouveau siècle, et un allié mondain derrière le dernier démagogue fascistoïde à la mode de Saint-Germain-des-Près. Leur amitié t’aura valu de déclencher une guerre au loin entre pauvres et de lever des fonds pour payer ton bâton de maréchal et ta retraire dorée. Le masque tombe. Sous les principes et les valeurs « universelles », tu n’aimes décidément que le manche du pouvoir, le statu quo, voire le durcissement des dominations sociale;, sexiste, raciste et culturelle qui t’ont tant profité. Sous l’enflure de ton style parlait, depuis le début, ton intérêt le plus mesquin.

Donnez moi un mot, juste un mot (Leslie Kaplan)

Derrière une forme qui m’a d’abord dérouté, Leslie Kaplan propose une jolie réflexion sur le langage, la littérature et le travail. C’est inventif, peut-être trop parfois, mais cela fonctionne bien dans l’ensemble.

Voltaire ou sainte Thérèse ? (Tanguy Viel)

Dans un texte pas toujours très accessible, l’auteur dresse une courte histoire de la littérature politique, du XIXe siècle à nos jours, pour tenter d’en tirer des leçons. Je n’ai pas été totalement emballé, même si j’en ai retenu ce passage :

Qu’elle demande transformation ou réparation du corps social, qu’elle s’en tienne à sa radiographie acide ou bienveillante, c’est tout un : notre époque exige que sa littérature soit proportionnée à un certain réalisme, augmenté, un, de sa charge documentaire, deux, de son dessein « politique ». Et il suffit de feuilleter n’importe quelle presse littéraire pour sentir à quel point la pente dominante de notre temps est celle du « sujet sociétal », pris en tant que sens de la responsabilité, de l’urgence, et pourquoi pas de l’héroïsme littéraire qui pourrait en découler. Militant de gauche ou anarchiste de droite, attendrissant ou cynique, tel se doit être l’écrivain d’aujourd’hui, héroïquement penché sur les drames éco-sociaux de son époque. L’écriture, au sens esthétique du terme, y est une plus-value non négligeable, certes, mais non essentielle. L’essentiel : la participation au débat, l’amélioration de la condition humaine, le pamphlet, la défense des minorités, la dénonciation des injustices. Peu d’entre nous y échappent ; s’évader est suspect.

Un conte moral : Bubor Schnulff (Antoine Volodine)

Un récit littéraire étrange mais au style plaisant, c’est-à-dire tel que je me souviens des romans d’Antoine Volodine que je me souviens avoir lus, comme Terminus radieux.

L’ensemble de l’ouvrage oscille entre l’étrange et le percutant. Je dois dire que ce fut pour moi une lecture assez déstabilisante, mais peut-être était l’objectif des auteurs et de l’éditeur ?

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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Le thème de la littérature politique semble passionner les auteurs et les éditeurs en ce début d’année 2024, puisqu’au moins trois livres publiés récemment y sont consacrés. J’ai eu envie de les lire et j’ai commencé par Défaire voir, un livre au titre mystérieux signé par Sandra Lucbert, que j’ai eu l’occasion de voir échanger sur cet ouvrage avec Judith Bernard sur le site Hors-Série.

Il paraît que la littérature politique est dans un mauvais cas. On nous dit qu’elle n’a rien de littéraire, ni rien de politique. Rien de politique : elle est affaire de sermon déguisé. Rien de littéraire : toute forme en est la grande absente. Soit elle revendique trop ostentatoirement d’être du côté des opprimés, et elle est édifiante. Soit elle se pique de démontrer mais elle a oublié qu’elle n’était pas une science sociale. Il paraît aussi, heureusement, qu’il y a une troisième voie : éviter toute clarté – les vertus du surcroît et de l’ineffable feront le reste. Éventuellement.

En somme, on ne peut conjoindre forme, pensée et politique. C’est le trilemme de La-littérature-politique. Paralysie complète.

Eh bien non.

L’ouvrage, à la fois essai et texte littéraire, se compose de trois parties à parts à peu près égales.

Dans la première partie, Ce que peut être la littérature politique, Sandra Lucbert critique une certaine littérature politique, ou dite politique, en présentant son livre comme :

un compendium : explicitation et pratique d’une façon de littérature politique, qui puisse s’extraire du marasme désormais étiqueté La-littérature-politique, jusqu’à récemment mieux connu sous l’appellation : La-littérature-engagée. Mots collés par cela-va-de-soi, ramassant : littérature-à-message, littérature-à-sujet-social, littérature-édifiante. Autant de « littératures » dont la caractéristique singulière est que toute littérature ou presque en est absente. La littérature-politique consisterait en ce paradoxe : de la littérature qui n’en est pas.

Elle poursuit :

Au moins la célébration par les institutions du statu quo a-t-elle un mérite : faire voir que La-littérature-politique est une composante du C’est ainsi. En vérité, la position contre a sa place (de choix) dans le système de liaisons hégémonique. L’ordre capitaliste a la libéralité d’aménager une vacuole pour la plainte : on peut pleurer sur l’ordre des choses, c’est même de bonne hygiène. C’est comme ça mais c’est bien triste. On remercie les auteurs pour leur participation à l’écrasement bien déploré – La-littérature-politique est l’asile du mécontentement.

Un bon exemple de littérature politique avec 14 juillet d’Eric Vuillard :

14 Juillet est une sorte de prouesse eisensteinienne : rétablir les masses comme agent des bouleversements historiques – ici, la prise de la Bastille. Outre un maniement millimétré du détail et du tableau, tout est affaire d’ordre et de vitesse du récit, de points d’entrée choisis dans l’histoire et d’organisation du regard par la théorie qui infuse. Lutte des classes ou dynamiques urbaines : les phénomènes sont construits, leur agencement fait surgir la puissance de la foule. Et ceci, loin de toute abstraction : divers procédés qui distinguent des individus, des truculences corporelles, des corps de métier, des trajectoires et des patronymes déjà cette multitude. Il est vrai que Vuillard œuvre sur de la matière non contemporaine : le recul aide. Peu importe, il fait penser-éprouver une dimension trop facilement escamotée par l’idéalisme : la révolution se fait par le nombre.

La deuxième partie, Manger les riches, une décomposition, est un texte littéraire autour du scandale de la maltraitance systémique dans les EPHAD. J’ai peu à dire sur ce texte, sinon qu’il est assez étrange, voire déroutant, mais très réussi. Il constitue un bon exemple de la littérature politique que l’autrice défend, c’est-à-dire capable de mêler forme et fond pour critiquer l’ordre social.

La troisième et dernière partie, Se faire voyant, commence par une très juste et nécessaire définition de la violence :

C’est un combat qui commence par une définition. Ou plus exactement, par le pouvoir d’en imposer une – distordue. Ce qu’une société qualifie de violent, c’est ce que la direction hégémonique déclare tel. Fort peu de choses, donc ; puisque doit disparaître toute la brutalité des rapports de force en quoi consiste cet état de société – disparition sans laquelle il exploserait sous l’effet de ses conflictualités internes inopportunément révélées. Ainsi, la violence induite par telle forme de vie collective, la violence produite par la structuration qui installe et renforce l’ascendant de certains ; cette violence-là doit se rendre méconnaissable. On, le sens commun, ne dit par exemple violent que ce qui est atteinte physique directe. Toutes exactions qui découlent des rapports sociaux sous lesquels nous vivons, qui s’exercent innombrables dans les usages de la langue et des catégories normatives : tout ça sort du domaine officiel de la violence. Pour entrer dans l’infigurable ou le malfiguré.

Dans le monde social, il y a de la violence qui tient à du malfiguré et de l’infiguré. Et qui y tient doublement. D’abord par la malfiguration première, hiérarchiquement supérieure à toutes les autres, de laquelle elles découlent toutes : celle qui consiste à restreindre le domaine de la violence à ce qui effracte immédiatement les corps. La première des violences est celle qui impose une certaine définition de la violence, et qui rend inqualifiables comme telle toutes les autres atteintes : celles qui, ne s’en prenant pas directement aux corps, sont supposées laisser ces derniers intacts. C’est avec de tels décrets que la violence sociale commence : dans cette méta-violence de qualification faussée, de présentation déformée. Et ceci justement parce que faute d’être travaillée, c’est-à-dire mise au jour, cette anamorphose hégémonique nous travaille, nous effondre de l’intérieur – individuellement et collectivement. Ses dévastations relèvent du souterrain. Supposées ne pas porter à cru sur les corps, elles étouffent toute contestation et assurent la paix sociale. Sans jamais rencontrer la critique.

Ainsi, la méta-violence, violence de qualification de ce qui est violence, est la malfiguration fondamentale, elle prépare toutes les autres : celles des rapports sociaux dans leurs oeuvres particulières. Au déni de violence qui les enveloppe s’ajoute alors la complexité des voies par lesquelles elles opèrent, une complexité qui prépare toutes les malfigurations subséquentes : nous ne parvenons ni à nous figurer ce qui nous arrive, ni à nous figurer que ce qui nous arrive est une agression. Toutes ces violences, la principale et ses subordonnées, Bourdieu les appelait symboliques ; elles proviennent de l’ordre social par lequel et dans lequel nous sommes constitués. Elles nous disposent, c’est selon elles qu’on voit, qu’on pense, qu’on sent – leur omniprésence même les rend indiscernables.

L’autrice poursuit, toujours sur la notion de violence symbolique :

Il faudrait préciser : en réalité, la violence symbolique est un si grand pouvoir qu’elle est capable d’annuler la qualification de violence même quand les corps sont directement atteints. Jadis dans les colonies, aujourd’hui dans les quartiers populaires ou dans les équivalents-jungles de Calais, on tabasse, sans aucune symbolisation. Ou plutôt sous le couvert de deux malfigurations ultimes. La première, implicite, in-montrable, mais profondément active : celle qui voudrait que ces personnes ne soient pas tout à fait des humains, et par conséquent, que sur ces corps, on ne compte pas la violence de la même manière. La seconde, lorsque la violence est administrée par l’État, est une espèce à part : violence dite « légitime », c’est-à-dire, là encore, violence non enregistrée comme violence. La violence symbolique va donc jusqu’à formaliser les régimes d’exception de la violence physique, s’appuyant tantôt sur l’exceptionnalité de l’objet (ici, les racisés) tantôt sur l’exceptionnalité du sujet (l’État).

La riposte à cette violence symbolique peut alors venir de l’art et de la littérature :

Si l’hégémonie s’affaire à malfigurer et infigurer les exactions qu’elle perpétue, l’art et la littérature peuvent lui opposer des figures. S’efforcer de saisir le réel sous des rapports in-connus : arrachés au connu qui les neutralise.

Avec cet ouvrage d’un peu plus de cent pages, Sandra Lucbert défend une certaine conception de la littérature politique, à laquelle j’aurais tendance à adhérer. Elle le fait dans des textes brillants, même s’ils ne sont pas toujours accessibles. C’est d’ailleurs l’un des enjeux de la littérature politique : comment concilier exigence sur le fond et la forme, et accessibilité au plus nombre, et notamment aux premiers concernés ?

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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L’excellent podcast Penser le travail m’aura décidément permis de découvrir des auteurs de talent et des livres passionnants. C’est encore une fois le cas avec Libérer le travail de l’économiste et statisticien Thomas Coutrot, publié en 2018 chez Seuil.

La moitié des Français expriment un mal-être au travail. Une organisation néo-taylorienne soumise au rendement financier est en train de détruire notre monde commun. Cette machine à extraire le profit écrase le travail vivant : celui qui mobilise notre corps, notre intelligence, notre créativité, notre empathie et fait de nous, dans l'épreuve de la confrontation au réel, des êtres humains.

Contre les “ réformes ” néolibérales du travail, on a raison de lutter. Mais pour défendre les conquêtes du salariat et prendre soin du monde, il nous faut repenser le travail. Nous avons besoin d'un souffle nouveau, d'un “ avenir désirable “. La liberté, l'autonomie, la démocratie au travail, doivent être replacées au cœur de toute politique d'émancipation.

La gauche politique et syndicale a trop longtemps privilégié le pouvoir d'achat au pouvoir d'agir dans le travail. Paradoxalement, les innovations dans ce domaine sont d'abord venues des managers : “ l'entreprise libérée ” inspire des initiatives patronales souvent futiles et parfois stimulantes. Des consultants créatifs proposent des modèles “ d'entreprise auto-gouvernée ” plus audacieux que les rêves autogestionnaires les plus fous. Mais surtout, des expériences multiples fleurissent un peu partout inspirées du travail collaboratif, du care, de la construction du commun, qui sont autant d'écoles d'une démocratie refondée.

Et si on libérait le travail, vraiment ? C'est possible : ce livre en fait la démonstration !

Thomas Coutrot dresse un panorama critique de la situation du travail, d’abord basé sur des études statistiques qu’il connait parfaitement. Il analyse ensuite ce qu’il appelle les impenses de la gauche sur le travail, puis les apports et les impasses du management dit humaniste, notamment à travers l’exemple les fameuses « entreprises libérées ». Enfin, il propose de remettre le travail vivant au coeur de la démocratie.

Je vous propose quelques citations relevées au cours de ma lecture :

Introduction

Sur la fin du « compromis fordiste » après les « Trente Glorieuses » :

Les « Trente Glorieuses » furent fondées sur un compromis social où les salariés acceptaient de subir un « travail en miettes » aliéné en échange de hausses de salaires. Ce « New Deal » entre subordination du travail et croissance économique partagée n’est désormais ni possible ni souhaitable, ne serait-ce que pour le climat dont la dégradation s’accélère de façon inquiétante. Nous avons besoin d’un souffle nouveau, d’un imaginaire mobilisateur, d’un « avenir désirable ».

Sous le joug financier, notre travail est en train de détruire notre monde commun. Souffrance au travail et destruction écologique ont la même source : une organisation néotaylorienne du travail focalisée sur le rendement financier et indifférente à ses autres effets. Cette machine à extraire le profit écrase le travail vivant : celui qui mobilise notre corps, nos sens, notre intelligence, notre sensibilité, notre créativité, notre empathie, et fait de nous, dans l’épreuve de la confrontation au monde, des êtres humains. Elle veut en faire un travail standardisé, numérisé, automatisé, délocalisé, converti en chiffres, indicateurs, ratios financiers et finalement en capital accumulé, que Marx qualifiait de « travail mort » pour rappeler que les équipements proviennent toujours d’un travail passé. Ce « travail mort » fait de nous des précaires, surnuméraires, harcelés, pressurés, déprimés, juste bons à nous endetter, à consommer et polluer à outrance pour nous sentir encore exister.

Sur les liens entre subordination au travail et autoritarisme politique :

Mais si l’épidémiologie a bien documenté les dégâts que la dégradation du travail inflige à la santé, les sciences politiques n’ont pas pris la mesure des dégâts causés à la démocratie : je montrerai ici comment la soumission imposée dans le travail pousse les salariés à la passivité ou à l’autoritarisme politique dans la cité.

Sur la nécessaire centralité du travail dans les luttes politiques :

Je demeure convaincu, avec des raisons malheureusement de plus en plus solides, que le capitalisme mène à l’effondrement de l’humanité et de la nature dont elle fait partie. Mais je rejoins le diagnostic radical de Bruno Trentin, penseur et dirigeant syndical italien, auteur de La Cité du travail4 : avec la gauche du XXe siècle, nous avons fait fausse route. Nous avons cru pouvoir contrer le capitalisme avec la démocratie politique, par les nationalisations, la redistribution des richesses, la planification démocratique. Mais la sphère du travail imprime sa marque sur l’ensemble des comportements et des rôles sociaux. Obéir aux ordres durant toute une vie de travail ne prédispose pas à l’exercice du libre arbitre dans la cité. Pour qu’un peuple puisse déployer ses capacités démocratiques, il ne suffit pas de changer ceux qui commandent au travail, il faut remettre en cause la subordination. Il ne suffit pas d’accroître les richesses produites : il faut les définir et les produire autrement. La lecture de Trentin a renforcé ma conviction de la centralité du travail – du travail réel, concret, vivant, par opposition au travail prescrit, abstrait, mort – dans la lutte pour une société plus juste et durable.

1. Peut-on en finir avec le travail ?

Sur le travail comme fondement des sociétés humaines :

Pour les anthropologues, « contrairement aux autres animaux sociaux, les hommes ne se contentent pas de vivre en société, ils produisent de la société pour vivre ». Ils produisent donc la société en travaillant : le travail est à l’origine du lien social, car « si les êtres humains s’efforcent de faire société, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils ont la volonté de coopérer dans le travail, parce que travailler ensemble est une nécessité vitale ». L’organisation et la répartition du travail déterminent le découpage des sociétés en classes. Son rejet sur les esclaves ou les serfs caractérise des sociétés radicalement inégalitaires, tandis que la quasi-généralisation du salariat, y compris pour les femmes, favorise « l’égalisation des conditions » évoquée par Tocqueville. Le capitalisme est la première forme de société où le travail (sous sa forme salariée) constitue la substance même des rapports sociaux. Mais cela ne veut pas dire qu’il a « inventé » le travail. Aucune loi d’airain économique ni technologique ne détermine comment s’organise et se répartit le travail, mais il s’agit de choix sociaux et politiques, comme j’en donnerai maints exemples. Aucune fatalité ne condamne non plus le travail à être un enfer.

Sur le travail vivant et sa confrontation au réel :

Travailler, c’est se confronter à la résistance du réel. Face à la variabilité de la météo, au sac de ciment trop lourd, à l’animal rétif, à la machine en panne, à la cliente désagréable, au problème compliqué de fluide des corps…, les consignes et règles formelles donnent des repères, mais ne sont jamais suffisantes : pour bien faire le travail, il faut inventer. À suivre strictement les règles, on ne fait rien de bon, et on peut même bloquer complètement la production (« grève du zèle ») : il faut toujours les interpréter, voire les contourner.

L’écart entre travail prescrit et travail réel a deux effets majeurs qui donnent toute sa place au travail vivant. D’une part il doit être comblé par l’irréductible créativité de l’individu au travail. Face à l’imprévu qui surgit en permanence, l’improvisation est de mise, appuyée sur l’expérience de situations antérieures similaires. Une tâche entièrement routinière finit tôt ou tard par être automatisée. D’autre part il rend nécessaire la création collective de règles de travail officieuses, ces « régulations autonomes9 » issues de l’expérience et des échanges entre collègues, transmises et remaniées au fil du temps. Ces règles soutiennent la capacité d’improvisation. Le travail vivant, c’est l’activité réelle de la personne au travail : ce qu’elle déploie de sensibilité, d’affects, d’intelligence, d’inventivité, d’empathie avec les autres et avec les choses, afin de surmonter les obstacles et d’atteindre les objectifs assignés par l’organisation.

Sur les effets désastreux du capitalisme :

Marx disait déjà que le capitalisme ne peut se développer « qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur », autrement dit la nature et le travail.

Le capitalisme mondialisé est non seulement instable, mais surtout insoutenable pour la santé des travailleurs et de l’environnement. C’est littéralement devenu une question de vie ou de mort : la qualité du travail – de son activité et de ses produits – devrait devenir un enjeu central du débat public et un levier majeur de transformation sociale. Les travailleurs ne se reconnaissent plus dans un travail insalubre et sans qualité. Les riverain.e.s, les consommatrices, les citoyen.ne.s s’inquiètent des risques de pollution, des produits toxiques ou frelatés, des services de mauvaise qualité, du pouvoir excessif des lobbies et des transnationales …

2. L’impensé de la gauche sur le travail

Sur les deux gauches face au travail :

Il faut à cet égard distinguer entre deux grands courants de pensée à gauche : le courant majoritaire, progressiste, productiviste et partisan de l’organisation scientifique du travail ; et le courant coopératif-autogestionnaire, par principe soucieux de démocratie dans le travail.

Le premier courant – « la gauche contre le travail » – représente la majeure partie du mouvement ouvrier et des « intellectuels organiques » de la gauche, qui se sont rangés derrière le drapeau de la rationalisation taylorienne. Leur indifférence (quand ce n’est pas de l’enthousiasme) vis-à-vis des conséquences du taylorisme sur le travail vient de la priorité absolue qu’ils accordent au développement des forces productives, condition à leurs yeux de la possibilité du socialisme.

Le deuxième courant, minoritaire mais vivace, considère au contraire que l’émancipation doit commencer par et dans le travail. Le mouvement coopératif et les théoriciens de l’autogestion donnent ainsi la priorité à la démocratie sur le lieu de travail. Mais, paradoxalement, ces expériences et ces théories, même lors de leur apogée des années 1970, n’ont presque jamais débouché sur une remise en cause sérieuse de l’organisation « scientifique » du travail : nous consacrerons le chapitre suivant à cette « gauche sans le travail ».

Sur les coopératives et leurs limites :

C’est la coopération ouvrière qui, du XIXe siècle à aujourd’hui, a constitué la forme la plus vivace de démocratie au travail. Dans la coopérative, tout à l’inverse de la commandite, les travailleurs déterminent ce qu’ils vont produire. Mais – c’est le paradoxe sur lequel je n’ai cessé de buter dans cette recherche – ils le font le plus souvent dans le cadre d’une organisation hiérarchique inchangée. Bien sûr, dans les coopératives, le capital est détenu par les travailleurs, ceux-ci élisent les dirigeants, les profits alimentent des réserves non partageables, les inégalités de rémunération sont faibles. Tout cela n’est aucunement négligeable, mais la division « scientifique » du travail n’est pas contestée : les principes du mouvement coopératif ne comportent aucune indication sur les modalités de l’organisation concrète du travail15. Et, en pratique, la plupart des recherches menées sur les coopératives soit ignorent la question de l’organisation du travail, soit observent qu’elle diffère peu des entreprises classiques.

Sur les 4 typologies de coopératives :

Quatre profils de Scop sont distingués en croisant deux critères : le projet politique est-il (ou non) distingué de la gestion économique ? Le pouvoir de décision est-il (ou non) concentré au sommet de la structure ? Dans les coopératives « managériales » et « corporatives », le pouvoir de gestion est de facto concentré dans les mains des dirigeants élus, jugés les plus compétents. Cependant à la différence des « managériales », les « corporatives » conservent un projet politique, une idéologie égalitaire et solidaire qui les différencie d’une entreprise classique ; en outre, les travailleurs y sont souvent des professionnels qui ont une certaine autonomie dans leur travail, par exemple les ouvrier.e.s qualifiés du bâtiment. Les Scop « sociétariales » ont un peu oublié leur projet politique mais disposent néanmoins de modes de gouvernance qui empêchent la monopolisation du pouvoir interne par les « compétents ». Cependant elles recourent comme les « managériales » à une organisation hiérarchisée du travail. Seules les Scop « autogestionnaires » mettent en cause la hiérarchie figée des postes de travail, privilégiant un « mode de coordination, en direct et très informel, parfois lié à la présence de tous les membres dans un même local sans séparation ». Mais ce type d’organisation ne s’observe que dans des petites entreprises (moins d’une vingtaine de salarié.e.s) que Jean-Louis Laville qualifie de « groupes fusionnels », où chacun travaille indépendamment, sans nécessité de forte coordination mais en partageant une identité professionnelle. Dès qu’une Scop dépasse ce seuil, elle adopte une organisation classique, fût-elle adoucie par un management participatif.

Sur la vague autogestionnaire :

On sait que la formidable popularité de l’idée autogestionnaire est alors fondée sur deux piliers : une puissante vague de luttes ouvrières et démocratiques en Europe autour de 1968, et une critique sévère de la bureaucratie stalinienne par le régime de Tito en Yougoslavie. On sait aussi que cet engouement disparaîtra brutalement avec la crise des années 1980 et le tournant idéologique néolibéral qui emportera la « deuxième gauche » cfdétiste et rocardienne. Pourtant, de 1968 au congrès du « recentrage » de la CFDT en 1978, ce sont dix années d’effervescence intellectuelle et d’expérimentation concrète d’autres manières de vivre et de produire ensemble. L’autogestion, c’est la réponse de la jeunesse ouvrière et étudiante européenne aux technocrates capitalistes et socialistes.

3. Apports et impasses du management humaniste

Sur les si bien nommés « planneurs » :

La prise de pouvoir de la finance sur la production s’est traduite par la prise de pouvoir des consultants en organisation sur les systèmes de travail des grandes entreprises. Deloitte, EY (anciennement Ernst & Young), KPMG, PricewaterhouseCoopers, les « Big Four » du consulting, monopolisent la plus grande partie des missions en la matière. Ils fixent les procédures et les normes, choisissent les logiciels et les indicateurs, déterminent les obligations de performance et de reporting des salarié.e.s. La finalité de ces systèmes est d’assurer la plus grande transparence possible sur les résultats du travail pour permettre aux managers de renforcer la pression sur les collectifs de travail par un benchmarking permanent. Mais les consultants ne consultent ni même ne rencontrent le moindre travailleur. À la différence des ingénieurs tayloriens qui allaient quand même dans l’atelier chronométrer les ouvrier.e.s, ils sont totalement coupés des salarié.e.s d’exécution. Ils n’ont aucun contact avec le travail réel, qu’ils n’entrevoient qu’à travers des chiffres, des courbes et des e-mails. Marie-Anne Dujarier les appelle avec humour et pertinence les « planneurs ».

Sur les présupposés obsolètes du taylorisme :

McGregor montre que la philosophie taylorienne du management – commander et contrôler – repose sur des présupposés obsolètes, la « théorie X » : les hommes seraient naturellement paresseux et tire-au-flanc, incompétents et rétifs aux apprentissages, motivés uniquement par l’appât du gain… La « théorie Y » pose à l’inverse que les hommes peuvent aimer le travail comme un jeu s’il est bien organisé ; qu’ils s’engagent volontiers pour atteindre les objectifs auxquels ils adhèrent ; qu’ils recherchent le développement de leurs capacités et la reconnaissance d’autrui au moins autant que des gratifications monétaires ; et qu’ils ont pour la plupart des compétences et une créativité délaissées par les organisations hiérarchiques.

Sur l’échec des tentatives de « libérer » les entreprises :

Revenant sur sa riche carrière de consultant en management participatif, Marvin Weisbord observe avec regret que les projets qu’il a menés « ont rarement duré plus longtemps que le mandat des dirigeants qui les ont initialement soutenus ». Pourquoi le départ d’un dirigeant hétérodoxe signifie-t-il en général un retour au business as usual ? La raison tient en un mot : le pouvoir. « Si le profit était leur vraie motivation, tous les dirigeants mettraient en place une organisation du travail participative. On sait depuis des décennies que l’implication des travailleurs permet d’augmenter de 20 à 40 % la productivité. Mais pour beaucoup d’entre eux, l’objectif est le pouvoir et le contrôle. » Tout est dit.

Sur la fausse libération de la hiérarchie dans les entreprises dites « libérées » :

En filigrane, il est clair qu’abandonnant l’autorité hiérarchique au quotidien, le dirigeant acquiert en fait un pouvoir symbolique encore plus fort : il est celui qui a instauré et qui peut à tout moment suspendre la liberté du travail. Plus encore, alors que les cadres intermédiaires, eux, sont vraiment dépouillés de toute autorité, lui demeure la seule figure du pouvoir. Car il incarne à lui seul les nouveaux principes de l’organisation ; c’est à lui qu’on demande un arbitrage lorsque la liberté amène à des conflits indécidables. Subtile construction : le dirigeant se dépouille d’une autorité partagée et souvent contournée pour acquérir un pouvoir solitaire et incontesté. Et se désintéresse du profit pour finir par l’augmenter…

Sur l’échec des entreprises dites « libérées » :

Si les réalisations déçoivent souvent, c’est que le ver était d’emblée présent dans le fruit de « l’entreprise libérée ». La démarche démarre toujours par une décision unilatérale d’un « leader libérateur ». Ni Laloux ni Robertson (et encore moins Getz et Carney) ne voient de contradiction entre le droit de propriété capitaliste et l’autogouvernement du travail. La raison d’être évolutive de l’entreprise est concoctée par le dirigeant, à charge aux salarié.e.s de s’en pénétrer ensuite. Le dirigeant et les actionnaires qui l’ont nommé conservent le droit de propriété dans ses trois dimensions d’usus, fructus et abusus : l’asymétrie demeure entre capital et travail. Usus : tout comme ils ont décidé de « libérer » l’organisation du travail, ils peuvent à chaque instant revenir en arrière. Fructus : les salarié.e.s peuvent influencer les augmentations individuelles, mais les actionnaires gardent la mainmise sur le partage de la valeur ajoutée. Abusus enfin : les propriétaires peuvent à tout moment vendre l’entreprise ou démettre le dirigeant « libérateur ». Le changement d’actionnaire ou de dirigeant se traduit en général par l’abandon du modèle organisationnel innovant.

4. Le travail vivant au coeur de la démocratie

Sur la notion de travail abstrait :

Le travail sous le capitalisme a deux faces indissociables, à la fois concrète et abstraite. « D’un côté c’est un type de travail spécifique qui produit des biens particuliers pour d’autres ; mais d’un autre côté le travail, indépendamment de son contenu spécifique, sert aux producteurs de moyen pour acquérir les produits des autres, la spécificité du travail est abstraite des produits qu’on acquiert par le travail. » Le point décisif est que le travail est non seulement « abstrait » des produits qu’on acquiert mais aussi de ceux qu’on fabrique. Il n’est pas déterminé par la production de richesses (les biens et services concrets) mais par la production de valeur (le profit monétaire). Peu importent l’effort, l’habileté, la souffrance ou la joie du travailleur, peu importe l’utilité (la valeur d’usage) de sa production : la seule chose qui compte pour le système, c’est la valeur (d’échange) qu’il produit.

Sur le mouvement ouvrier face au travail abstrait :

Le mouvement ouvrier a puissamment œuvré pour civiliser le capitalisme : partager la productivité, réduire la durée du travail, la peur du lendemain et les inégalités. Les travailleurs eux-mêmes, dans leur activité quotidienne de travail, ne se plient pas totalement à la logique du travail abstrait : individuellement et dans leurs collectifs informels de travail, ils rusent avec la prescription pour faire malgré tout leur travail correctement. Mais, en tant que classe, le salariat n’a pas su proposer une autre logique sociale que celle de la valeur. Le dépassement du capitalisme suppose un mouvement social qui dépasse également la défense des intérêts des travailleurs en tant que salariés, car celle-ci est nécessairement « centrée sur le travail tel qu’il est défini dans le cadre socio-économique existant : le moyen nécessaire à la reproduction individuelle ».

Sur la nécessaire lutte contre la subordination :

On peut ajouter qu’une classe sociale constituée dans et par un rapport de subordination ne saurait porter, en tant que classe, l’idéal de l’auto-gouvernement : les révolutions faites au nom du salariat n’ont jamais débouché sur la construction durable d’une culture de l’insoumission, bien au contraire. Comme le disait déjà Simone Weil, « avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante ». Redéfinir une stratégie d’émancipation crédible supposera de « défendre les intérêts des travailleurs tout en participant à la transformation des travailleurs », de leur travail et de leurs intérêts. Cela n’est sans doute pas impossible : le mouvement ouvrier du XIXe siècle ne visait-il pas explicitement l’abolition du salariat et la libre association des travailleurs ?

Sur le citoyen-travailleur :

Dans nos sociétés capitalistes libérales, l’espace public est soumis à la grammaire de la justice démocratique, tandis que le système du travail est régi par l’inégalité et la hiérarchie. Cette contradiction se traduit pour chaque individu par une opposition entre ces droits de citoyen et ces droits de travailleur salarié. Isabelle Ferreras, dans sa Critique politique du travail, relève que cette contradiction entre capital et démocratie transparaît fortement dans l’aspiration des salariées – dans sa recherche, des caissières de la grande distribution – à être considérées comme des citoyennes y compris dans leur travail.

Sur le refus par les libéraux de la planification centralisée, sauf à la tête des entreprises :

Mais comment justifier, du point de vue libéral, que la planification centralisée, discréditée comme mode de gouvernance de l’économie, persiste pour la gouvernance interne des entreprises ? De fait, les hauts dirigeants des multinationales élaborent des plans stratégiques à cinq ans et donnent des ordres détaillés à leurs subordonnés pour les réaliser, à peu près comme les bureaucrates du Gosplan soviétique et souvent avec le même manque de succès …

Sur les liens entre conditions de travail et comportement électoral :

Autrement dit, les ouvrier.e.s qui votent Le Pen ou s’abstiennent sont moins autonomes dans leur travail que ceux et celles qui votent pour d’autres candidats30. En outre, d’autres conditions de travail caractéristiques des ouvrier.e.s (comme la pénibilité physique, la faible demande psychologique ou émotionnelle) ne sont pas associées au vote Le Pen ni à l’abstention, ce qui confirme la spécificité du lien entre autonomie et vote : s’abstenir ou voter à l’extrême droite sont moins des protestations contre des conditions de travail et de vie délétères qu’une contamination de la passivité imposée au travail vers le champ civique. Si nombre d’employé.e.s et d’ouvrier.e.s se sont porté.e.s vers l’abstention ou le vote FN, ce n’est donc pas sans rapport avec leur manque de liberté au travail : redonner du pouvoir d’agir aux salarié.e.s dans leur travail individuel et collectif serait sans doute plus efficace contre l’abstention ou l’idéologie d’extrême droite que les campagnes de civisme ou de culpabilisation antiraciste.

Sur la réduction du temps de travail :

La réduction du temps de travail est tout à fait souhaitable pour mieux répartir le travail, à condition de se défaire de la vision abstraite d’un partage quantitatif et de veiller à sa transformation qualitative. La RTT a trop souvent été conçue comme une compensation à l’intensification et à l’aliénation du travail. Ce n’est pas d’abord d’une réduction du temps de travail, mais d’une augmentation de la liberté du travail qu’on peut attendre une revitalisation démocratique.

Sur l’articulation entre liberté du travail et démocratisation :

Alexis Cukier propose une éclairante synthèse des débats autour des rapports entre travail et démocratie en distinguant « deux modèles de la centralité politique du travail », selon que la liberté du travail est considérée comme le résultat ou comme la condition de la démocratisation des rapports sociaux dans leur ensemble.

Le modèle de Marx consiste à « révolutionner les institutions pour démocratiser le travail » : la prise du pouvoir et la destruction de l’État bourgeois, l’abolition de la propriété privée et la socialisation de la production sont les préalables à l’épanouissement de la liberté du travail, qui peut seulement alors devenir « le premier besoin de la vie ». Les actuelles coopératives ouvrières, par exemple, n’ont pas de valeur en elles-mêmes comme anticipations d’un travail libéré, mais comme manifestations de l’autonomie politique du prolétariat.

Pour John Dewey en revanche, il faut partir du travail pour transformer les institutions. L’atelier et le bureau doivent devenir des écoles de l’autonomie : le philosophe pragmatiste prône « un modèle d’organisation du travail radicalement démocratique qui implique que tous les travailleurs puissent devenir dans leur activité à la fois dirigeants, managers et ouvriers 38 », car l’activité déployée (ou non) durant le temps du travail joue un rôle décisif sur la formation des compétences des citoyens.

Mais il semble qu’on bute ici sur un cercle vicieux : comment libérer le travail sans changer les institutions qui l’organisent ? Et comment transformer ces institutions si le pouvoir d’agir des citoyens-travailleurs reste atrophié par le travail ? Seule une stratégie dialectique permettra de rendre ce cercle vertueux : il faudra s’appuyer sur les innovations sociales pour conquérir des positions dans les institutions, puis utiliser celles-ci pour renforcer les pratiques démocratiques de travail, ce qui renforcera ainsi la dynamique des changements institutionnels, etc. Il reste que Dewey a sans doute raison contre Marx : l’impulsion doit venir de l’expérimentation à une échelle significative de formes émancipatrices de travail. C’est la voie ouverte par les acteurs sociaux qui portent de nouvelles pratiques du travail vivant.

Sur le travail collaboratif :

Très tôt Internet s’est construit comme un outil privilégié pour organiser la coopération horizontale et souvent bénévole autour de projets fédérant des milliers puis des millions de contributeurs. Parmi cette myriade de projets, beaucoup ont réussi, certains ont atteint des dimensions colossales (Wikipédia, Linux et les logiciels libres…). Des plates-formes d’exploitation du précariat comme Uber ou Amazon cherchent à s’approprier le label « collaboratif ». L’usurpation est manifeste : le terme n’a de sens que pour qualifier des dispositifs de coopération entre pairs, basés sur l’ajustement mutuel, et non sur la hiérarchie. Les plates-formes de travail ne peuvent en aucun cas se prétendre « collaboratives » puisqu’elles reposent sur des inégalités structurelles de pouvoir ou de statut, comme entre les chauffeurs et la plate-forme Uber, ou bien entre les « fournisseurs » (ces micro-jobbers en ligne rémunérés quelques centimes par tâche) d’Amazon Mechanical Turk et leurs donneurs d’ordre.

Sur les liens entre travail collaboratif et communs :

Ces projets collaboratifs donnent naissance à des « communs » au sens d’Elinor Ostrom : un ensemble de règles définies par une communauté en vue de produire et de partager des ressources de façon collaborative et durable. Ces ressources étaient initialement, dans les travaux d’Ostrom, des biens naturels (eau, forêt, poissons…). Puis l’approche par les communs a été étendue aux connaissances6. Elle s’applique désormais à des projets de toutes sortes, agricoles, industriels, commerciaux ou financiers : les communs ne sont pas des ressources particulières, naturelles ou informationnelles, mais une manière d’organiser collectivement et démocratiquement la production et l’accès à des ressources, quelle que soit leur nature.

Pour clarifier les rapports conceptuels entre « communs » et « travail collaboratif », on peut dire que tout commun repose nécessairement sur du travail collaboratif, c’est-à-dire une coopération entre pairs. En revanche, tout travail collaboratif ne produit pas nécessairement un commun : beaucoup d’expériences n’ont pas perduré, échouant à définir (de façon collaborative !) les règles qui auraient permis de stabiliser un commun autour du projet.

Sur l’articulation entre crise écologique, capitalisme et démocratie au travail :

Le capitalisme s’étend au-delà de ce qu’il peut contrôler en marchandisant sans trêve les services publics fondamentaux, la monnaie, la terre, le corps humain, la nature en général. Il commande au-delà de ce qu’il peut imposer en se livrant à sa pulsion mortifère vers l’abstraction du travail, ce projet sans cesse relancé de « dévitalisation du travail vivant ». Il dépense au-delà de ses propres ressources en épuisant les travailleurs, les liens sociaux et les écosystèmes. L’hubris capitaliste est infiniment plus dévastatrice que celle des régimes oppressifs antiques ou médiévaux, car elle étreint l’ensemble des écosystèmes et menace la vie même.

À la source de ces périls se trouve la question de la démocratie au travail : qui décide quoi produire, comment le produire, au profit de qui ? Le travail doit être libéré de l’étouffante emprise financière pour laisser une chance à la vie. Il ne s’agit pas de « revenir au point de départ », mais d’instituer de nouvelles formes d’organisation du travail plus proches des « fondements essentiels de la vie » pour cesser d’avoir honte de ce que nous faisons au monde.

Pour une politique du travail vivant :

Résistance et créativité qui s’incarnent dans les réalisations du travail collaboratif, de l’économie solidaire et des acteurs locaux de la transition, mais aussi, dans les lieux de travail ordinaires, par le déploiement spontané du souci de bien faire et du care ou, plus rarement, les recherches-actions syndicales sur la qualité du travail. Une politique du travail vivant, ce serait en premier lieu l’affirmation sur la scène publique d’une cause commune à ces initiatives, celle de la défense et de la promotion du travail vivant contre les logiques du capital et de l’abstraction scientiste. Un mouvement social pour le travail vivant, en défense de la vie. Si nous le décidons, cette exigence pourrait irriguer de plus en plus profondément les luttes syndicales et écologistes qui se posent bien toutes cette même question : « Quel monde voulons-nous construire ? »

En guise de conclusion :

C’est en développant le débat public et les luttes communes pour promouvoir le travail vivant et instituer la qualité du travail concret, qu’on pourra rendre visibles les dégâts du productivisme sur la santé des personnes et du monde, travailler à des alternatives sociales et écologiques, particulièrement en matière d’emploi, et contester les rapports de pouvoir qui bloquent ces alternatives.

Comme le montrent associations et syndicats unis dans de nombreux pays autour de plates-formes pour les emplois climatiques, la transition écologique n’est en rien une menace mais bien plutôt une formidable opportunité pour l’emploi à condition de redistribuer les richesses pour financer les reconversions professionnelles.

Ces débats et ces mobilisations doivent partir du niveau local mais s’étendre jusqu’au global car la nature des défis l’exige : le mouvement altermondialiste devra trouver les moyens de rebondir malgré les dérives sécuritaires, racistes et nationalistes alimentées par le terrorisme et la peur du lendemain.

Construire ces alliances pour le travail, la nature et la démocratie est une tâche difficile. Elle ne sera possible que si les syndicats parviennent à expérimenter et construire une stratégie revendicative sur le travail de qualité, à distance des exigences actionnariales, pour commencer à faire valoir d’autres objectifs qu’une rentabilité financière déraisonnable et de court terme.

Les salarié.e.s ne pourront reprendre en main leur travail qu’en s’appuyant sur les attentes des parties prenantes extérieures à l’entreprise, sur les aspirations des citoyen.ne.s à un travail autonome et de qualité, seuls garants de la préservation des équilibres écologiques et de la démocratie. C’est le fond de la question écologique : on ne peut pas vouloir sauvegarder la planète en piétinant le travail : c’est très largement par et dans le travail que la possibilité même d’une vie humaine décente sera préservée, ou finira par être détruite sans doute plus vite qu’on ne l’imagine.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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J’ai découvert cet ouvrage d’Arthur Brault-Moreau dans un entretien qu’il a donné dans l’excellent podcast Penser le travail. J’ai bien aimé la vision du « syndrome du patron de gauche » qu’il présentait, et je me suis dit que la lecture de ce livre pouvait m’intéresser, même si je ne suis pas directement concerné (je travaille pour une grande entreprise privée internationale, il n’y a aucune chance ou aucun risque que mon patron soit un « patron de gauche »).

Tout ce qui relève du champ lexical de l’employeur, du patron, du « management » ou du salariat est considéré comme libéral, apparenté à des valeurs de droite. Ce comportement est typique du patron de gauche : en rejetant ces mots, celui-ci se prive de – ou plutôt s’épargne – toute réflexion sur le sujet. L’expression « patron de gauche » souligne à elle seule le paradoxe de la situation : dans la pratique, « patron » ; dans le discours, « de gauche ».

Arthur Brault-Moreau s’appuie sur son expérience personnelle, sur les témoignages de plusieurs dizaines de personnes (principalement des salariés, mais aussi quelques employeurs et des chercheurs), et sur des lectures sur le sujet pour définir le fameux « syndrome du patron de gauche », le décortiquer, et enfin proposer des pistes pour le contrer.

L’ouvrage se lit facilement et le propos est pertinent. Je dirais même qu’il apporte des clés intéressantes au-delà du cas spécifique du « patron de gauche » et des organisations militantes ou engagées. À ce titre, il constitue une pierre supplémentaire dans la réflexion sur le travail, son organisation, et sa place dans la société.

Je vous propose un florilège de citations tirées de ce livre :

Au fur et à mesure, mon engagement syndical m’a conforté dans mes premiers constats : travailler avec quelqu’un qui se situe à gauche ne garantit en rien que le droit du travail soit respecté. Les patrons de gauche ne sont sans doute pas les pires patrons, mais force est de constater qu’ils peuvent en revêtir toutes les caractéristiques. Il m’a semblé qu’il y avait quelque chose à creuser là-dessous. Comment expliquer de si grands décalages entre les valeurs portées par des employeurs et leurs pratiques dans leurs propres organisations ? Pourquoi ces employeurs « militants » ne proposent-ils que très peu d’expériences alternatives au salariat ? Et pourquoi, à l’inverse, observe-t-on autant d’épisodes de souffrance au travail, parfois pires que dans les entreprises classiques ?

Cette démarche suppose d’adopter une posture syndicale et d’assumer l’existence de rapports de pouvoir au travail. Là où il y a des salarié·es, il y a de la subordination ; donc des outils de lutte et des contre-pouvoirs sont nécessaires. Cela implique d’assumer le fait qu’au sein d’une organisation, le pouvoir soit organisé et réparti de façon hiérarchique ; que des rapports de domination s’exercent à travers le salariat, mais aussi la domination blanche, masculine, cisgenre, validiste ou hétéronormative ; et que le fait que les salarié·es ou leur employeur exercent une activité militante au sein de leur travail ou ailleurs ne change rien à l’affaire. Le rôle d’un·e syndicaliste est alors de dénoncer les pratiques néfastes et de participer à l’organisation des travailleur·euses.

Parler de « patron de gauche » apparaît presque comme un oxymore, et c’est justement son intérêt. Elle interroge le fait d’être à la fois « patron » et « de gauche » avec un va-et-vient entre les enjeux liés à la fonction employeur et ceux liés aux valeurs militantes. Je suis par ailleurs convaincu que le rejet de l’expression « patron de gauche » par les employeurs renvoie précisément à un malaise et à une volonté de garder le silence sur ces enjeux.

Ligne politique, pudeur ou intentions antiautoritaristes : les explications et justifications du refus de l’employeur de gauche de s’assumer en tant que tel ne manquent pas. C’est sans doute le premier symptôme du patron du gauche que j’ai pu constater : il n’assume pas qu’il en est un. Il refuse aussi bien le terme et l’étiquette que la fonction et les responsabilités qui en découlent. Le fait que l’employeur ne s’assume pas ne signifie pas qu’il n’agit pas comme tel. On peut alors parler d’un management d’évitement, un management déguisé mais un management tout de même.

Alors que nombre de conflits débouchent sur le départ individuel de salarié·es, le cas de ce théâtre montre une autre solution : l’action collective et revendicative. Par la grève, les salarié·es ont répondu ensemble au conflit de valeurs, et ont apporté une autre solution que la rupture du contrat de travail par licenciement ou par démission : la suspension du contrat de travail et du rapport de subordination par la grève. C’est en sortant momentanément du rapport salarial qu’ielles ont pu réaffirmer leurs valeurs. Ici, la grève n’est pas seulement un moyen de revendication, mais aussi la réaffirmation des droits des salarié·es, de la limitation du pouvoir de l’employeur, voire une réponse et une solution au conflit de valeurs. En imposant un arrêt du travail, ielles sont sorti·es de la dissonance et ont pu reconstruire ou reconstituer leur identité abîmée par le travail. Face à un conflit de valeurs extrême, la solution ne se trouve pas dans le rapport salarial lui-même, mais dans sa suspension. Il ne s’agit évidemment pas de délégitimer le départ de salarié·es, poussé·es à la démission ou licencié·es, ni d’idéaliser la grève en mettant de côté les nombreux efforts nécessaires pour la monter, la maintenir et obtenir satisfaction. Il s’agit bien plutôt de voir que la réponse revendicative et collective est une voie possible pour répondre et sortir du conflit de valeurs et des souffrances qu’il engendre.

Si le management constitue une façon spécifique d’exercer le pouvoir, alors l’anti-management est un effort d’explicitation des mécanismes d’exercice du pouvoir dans le monde du travail. On l’a vu, Thibault Le Texier définit le management comme une « rationalité gouvernementale » au sens d’un ensemble de concepts et de schèmes mentaux pour l’exercice du pouvoir. De ce point de vue, l’anti-management ne cherche pas à produire de nouveaux concepts et à participer au développement du management, mais plutôt à démystifier le management, à rappeler la réalité des rapports salariaux et à proposer des outils de compréhension et de lutte aux salarié·es.

Il n’existe pas de recette magique : le premier enseignement apporté par cette enquête consiste dans le fait d’assumer la réalité de la relation de travail, la présence d’un employeur et de salarié·es, avec des droits et des obligations spécifiés dans le droit du travail.

C’est une exigence envers les patrons de gauche : vous qui vous proclamez de gauche, révolutionnaires, en faveur des droits des travailleur·euses, mettez en place des dispositions concrètes pour assurer le respect du droit du travail et, surtout, pour aller plus loin. Les organisations de gauche ont la responsabilité de devenir des laboratoires d’alternatives au travail salarié. Elles ont un pouvoir sur leurs salarié·es et ce pouvoir doit être une responsabilité, celle de chercher à construire un autre rapport au travail.

Le management moderne cherche à responsabiliser le·la salarié·e par rapport au maintien de son propre emploi et de son propre salaire, ce qui n’a rien d’original et s’étend à l’ensemble du monde du travail. En droit du travail, il relève pourtant de la responsabilité de l’employeur de fournir un travail et de le rémunérer. La responsabilité du salarié est alors d’exécuter le travail prévu dans le contrat de travail en se subordonnant aux directives, au contrôle et aux possibles sanctions de son employeur. Le discours selon lequel le salarié devrait être compétitif, flexible, dévoué pour maintenir son entreprise et son emploi révèle encore un abus de l’employeur qui se décharge sur ses salarié·es de sa propre responsabilité. Là encore, un rappel des fonctions et des responsabilités peut permettre de distinguer ce qui relève de la pression extérieure et d’une méthode de management.

L’anti-management montre qu’il existe différentes voies pour répondre au management de gauche : assumer la réalité des rapports salariaux, imposer des améliorations au cadre salarial actuel, repenser la fonction employeur mais aussi la contraindre par des textes. Pourtant, la meilleure solution reste la plus ancienne, la plus évidente : l’action syndicale. L’idée n’est pas simplement de prendre sa carte et de s’affilier à tel ou tel syndicat, mais de voir que la forme d’action collective qu’est le syndicat apporte aussi des réponses aux problèmes posés par le management de gauche. C’est la forme d’organisation utile pour se réunir entre salarié·es, définir des revendications, construire une stratégie d’action et se défendre individuellement et collectivement. Elle est moins intéressante en tant que structure institutionnelle qu’en tant que projet d’organisation des salarié·es par ell·eux-mêmes. ... C’est le premier apport du syndicalisme : proposer un espace d’auto-organisation, de lutte et de revendication.

Zéro Janvier@zerojanvier@diaspodon.fr

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